Eric Dolphy

Doucement comme une aube qui se lève
ou les chroniques d’un voyageur égaré

La musique est un reflet de tout. Elle est universelle.

(Eric Dolphy)

Dans les milieux du jazz on l’appelle le passeur, lui qui avait fait la jonction entre le continent du free-jazz et le monde de John Coltrane ou celui de Charlie Mingus. Sans le savoir il tartinait sa mort tous les matins en répandant des litres de miel sur ses petits-déjeuners. Il ne savait pas qu’il était diabète. La camarde elle le savait et se frottait les babines d’enfin faire taire cette boule de vie et de générosité qu’était Éric Dolphy.

Le 29 juin 1964, il est terrassé autant par sa maladie que par les tournées infernales qu’il effectuait, tout à sa passion de jouer sans cesse. Il n’avait que 36 ans et n’aura véritablement joué que pendant six années intenses, fulgurantes, déchaînées et pleines à raz bord de musique. Son dernier témoignage enregistré « Last Date » est fait pour la radio hollandaise le 2 juin !

Né à Los Angeles en 1928, il commence sa folle course dès 1948/49. En 1950 il est le familier de John Coltrane et d’Ornette Coleman. En 1958, Éric Dolphy se fait engager dans le quintette du batteur Chico Hamilton avec qui il tourne jusqu’en octobre 1959. Il forme ensuite son propre quintette et se produit partout accompagnant tout ce qui bouge dès 1960 !

Il collabore fidèlement avec Charlie Mingus, Oliver Nelson, Ornette Coleman, Booker Little, Max Roach. Ses concerts au Five spot avec Booker Little et Mal Waldron le 16 juillet 1961 sont comme le dit un des titres ceux d’un prophète.
Sa rencontre avec John Coltrane sur African Brass est suivie en novembre 1961 à quatre jours de légende du jazz au Village Vanguard à New-York où l’osmose entre John et Éric est de l’ordre du miracle. Des tournées avec Coltrane en Europe et des concerts avec lui au Birdland, soude leur unité spirituelle forte en chacun d’eux.

La valse des collaborations, des grands orchestres et le temps de vite fixer sa propre musique l’entraînent toujours dans la fuite en avant de jouer, de jouer jusqu‘au dernier souffle, jusqu’au petit matin. L’apothéose d’ "Out of Lunch », son chef-d’œuvre, se situe en février 1964 et le reste a été dit.

Il était multi-instrumentiste (saxophone alto, clarinette basse, flûte, et aussi la guitare !) ; d’accord, mais il semble proche d’un dieu indien tant il est partout. Il aura introduit la clarinette basse dans l’instrumentarium du jazz. Et sa flûte de berger met les troupeaux en déroute. Tantôt accompagnateur tantôt son propre chef, il engrange les concerts et les enregistrements. Il n’avait nul pressentiment funeste et ne faisait pas la course contre le temps. Simplement il débordait de musique et le trop plein inondait tout. Il était un cheval au galop et il gambadait dans toutes les prairies. Il cueillait ici puis là des herbes magiques, mais la musique qui l’en faisait était uniquement la sienne, enfiévrée, toujours en mouvement.

Comme lui, le derviche tourneur du jazz, elle est toujours en transes et elle galope elle aussi. Il aimait « quitter le sol » quand il jouait, il nous le fait quitter aussi.
« La musique est… J’ai lu ça, il y a longtemps à l’école. La musique, c’est les gens, et les gens sont la musique… et la musique et une manière d’exprimer le temps, les endroits et les choses. Je sens que la musique que j’ai jouée ce soir avec les autres musiciens, est une expression du temps et des lieues où nous avons vécu, de nos origines et de nos expériences personnelles…"

Combien de fois dira-t-on que sa musique comme celle de Coltrane ne swingue pas, il s’en fout.
« Je ne peux pas dire que ceux qui trouvent que ça ne swingue pas ont tort, mais je jouerai encore » (Dolphy). Il savait jouer « très proprement » mais sa recherche d’un absolu sonore le pousse dans le vertige de l’improvisation aux sons laids s’ils sont nécessaires, aux répétitions, à la fragmentation, aux dissonances, au rejet de la mélodie. Souvent comparé en pire à son ami Ornette Coleman, il a un avantage évident par rapport à lui : il sait jouer. Il est même un virtuose, et sa technique fabuleuse ne lui sert qu’à découvrir les nouvelles Amériques du jazz.

«Lorsque vous me dites que vous n’aimez pas tout ce que je fais, vous ne me choquez pas et je trouve cela au contraire parfaitement normal. Non pas que je croie à la musique que j’essaye de faire, mais parce que c’est cette musique-là que je veux faire. Vous me dites que mes hennissements sont anti-musicaux et que mes envolées dans les couinages heurtent l’oreille. D’accord, mais même si tous les gens fuyaient dès que j’embouche l’un de mes trois instruments, si aucune firme ne consentait à m’enregistrer et si je devais crever de faim pour jouer ce que je ressens, je continuerais à jouer. Parce que justement je le ressens... J’essaye de faire tout ce que je pense être à même de faire... (Eric Dolphy)

Dolphy avait une sorte d’innocence et de pureté qui l’amenait non pas aux déchirures d’un Ornette Coleman, mais à une espèce de sérénité qui captive même ceux qui haïssent le free-jazz, la new-thing.
Pourtant sa musique va aussi loin que celle d’Ornette même s’il reste oublié et négligé en France malgré l’hommage récent de Jean-Marc Padovani. « Je ne crois pas indispensable de chercher pour trouver. ».

Lui, l’homme qui tutoyait les oiseaux, pouvait s’envoler parmi eux et migrait vers les territoires inconnus du jazz.

« Oui, parfois, en jouant, j’imite le chant des oiseaux… Je ne sais pas si cela est valable ou non en jazz, mais je trouve cela très agréable. D’une façon ou d’une autre, cela fait partie de mon jeu et de mon développement. Parfois, je ne peux pas réussir à le faire… Chez moi, en Californie, j’avais l’habitude de jouer, et les oiseaux avaient l’habitude de siffler avec moi. J’arrêtais mon travail pour aller jouer avec eux… ».
« Des chants d’oiseaux enregistrés et passés au ralenti ont la même sonorité qu’une flûte. Inversement, un enregistrement de flûte écouté à vitesse rapide ressemble au chant de l’oiseau ».

Sa musique organise le chaos, le formalise avec ses embardées, ses déchiquètements, ses « hennissements », ses désirs. Dolphy, proche de Coltrane, se laisser noyer dans l’improvisation. Si la colonne vertébrale de sa musique n’apparaît pas comme des colonnes classiques, elle reste organisée, pleine de pulsions et de liberté. Elle est emplie de collages sonores empruntés au magma sonore de l’univers. Elle est traversée de ses cris de plainte, Souvent Dolphy devient cascade de sons, hennissement de cheval fou, voltigeur des cavernes de sa clarinette basse, alpiniste des hauteurs de sa flûte, mais jamais il ne perd de vue l’unité de sa musique.

« Ce qui compte avant tout, c’est d’improviser et de jouer jusqu’à ce que l’inspiration cesse et la reprendre au point où elle a commencé spontanément, afin de la laisser « vivante ».
Il aura joué toujours la même musique mais toujours dans sa pureté.
Sa musique est vocale, elle éructe, elle caresse, elle gémit, elle braille quand cela doit être.

Eric Dolphy est novateur, il a cassé les carcans et les postes frontières du bop avec ses harmonies et ses mélodies, il a donné toute la priorité à l’improvisation, il a refusé le beau son, il a enjambé les parapets. Mais jamais il n’aura comme tant d’autres oublié la notion structurante de la forme et le respect de la construction stylistique.

Dolphy reste toujours émouvant, et cela le place déjà à part. Le drame n’est pas à se tapir dans sa musique, elle rayonne, se suffit dans sa projection. Pas de romantisme en bandoulière. Elle est, pas besoin de pathos en plus.

Sa musique sera convulsive ou ne sera pas.

Vivante sa musique l’est, elle vous saute dessus, elle s’ébroue, elle dérape mais c’est pour nous mettre, nous, dans le décor.

Gil Pressnitzer

Discographie sélective

En leader

The Prophet (réuni Outward Bound et Out There sortis sur Prestige, 1960).
Latin Jazz Quintet with Eric Dolphy (Prestige, 1960).
Others Aspects (Blue Note, sessions de 1960, 62).
Far Cry (Prestige, 1960).
Eric Dolphy At the five Spot vol.1 et 2 (Prestige, 1961).
The Berlin Concerts (Enja, 1961).
Stockholm Sessions (Enja, 1961).
Live at Gaslight Inn. (Ingo, 1962).
Iron Man (Enja, 1963).
Conversations (Affinity, 1963).
The Illinois Concerts (Blue Note, 1963).
Out To Lunch (Blue Note, 1964).
Eric Dolphy with the Misha Mengelberg Trio Last Date (Emarcy, 1964).
Eric Dolphy / Donald Byrd Unrealized Tapes (West Wind, 1964).
Candid Dolphy (anthologie) candid

Et de nombreux enregistrements comme accompagnateur avec Charles Mingus
Ornette Coleman, Abbey Lincoln, Oliver Nelson, John Coltrane, Max Roach…