Éric Le Lann & Michel Graillier

Trois heures du matin, la nuit respire encore

Trois heures du matin est le dernier album en duo trompette-piano d’Éric Le Lann et de Michel Graillier.

Quelques paroles de Scott Fitzgerald, des photos "d’heures du laitier", des lambeaux de sentiments encore accrochés, des musiques de "songs of love and regrets" et des sons au plus juste des âmes fatiguées. Pas d’effusions, les paroles sont allées se réfugier au caniveau, juste le tocsin de la trompette, le glas parfois du piano. Nevermore, Nevermore !

Et à trois heures du matin la nuit respire encore.

Mais elle ne tardera pas à présenter l’addition pour toutes ces vies en papier mâché, pour laisser passer ces rescapés froissés qui tendent vers le petit matin.

Et cette musique si juste, si essentielle, sans ombres fuyantes, nous persuade qu’un certain jazz, écouté aux portes de la nuit, porte en lui toute une poésie incandescente et noire.

De la rencontre entre Éric Le Lann, le grand trompettiste français de son temps et de Michel Graillier compagnon de cordée du funambule Chet Baker, est née, ou plutôt a coulé dans l’alambic de la nuit, cette musique si touchante, tendre et lyrique.

Feeling, glissements de sentiments, émotions en suspension, climats immobiles car suivis par la peur du temps qui passe, tempos en équilibre sur l’étirement, Éric Le Lann et de Michel Graillier sont les doux passeurs lunaires de l’autre côté des sentiments.

Parfois des bribes de très vieilles chansons populaires se devinent comme des affiches décollées par la pluie des amours enfuies. « Toi que j’aimais tant » dit l’une d’elles, et cette musique qui file comme les bas noirs des femmes en partance, vous tombe dessus lourdement, inéluctablement.
"Trois heures du matin" est la rencontre actuelle de deux écorchés de la nuit, qui osent totalement le lyrisme jusqu’à l’indécence de la sincérité. Et le tout baignant dans les plus belles sonorités actuelles de trompette et de piano, du murmure au son brut, ce sont toutes les traces de la nuit que le jazz a captées.

Nous ne sommes plus "after hours", dans une sorte de liberté hors du concert, mais ancrés à trois heures du matin, pour entendre se dérouler les plis des amours en jachère. "Où sont tous nos amants ?" chante le duo, et la réponse est là dans leur musique : Éric Le Lann et Michel Graillier, amants de la nuit qu’ils partagent en frères.

Depuis le somnambule, le doux Pierrot, Michel Grailler est allé s’endormir de l’autre côté des trois heures du matin, dans une nuit bien plus longue.

Il doit manger maintenant les pavots de la lune de l’autre côté de sa face visible, de l’autre côté des hommes. Mickey peut enfin se saouler sans craindre de confondre les touches de la vie, souvent touches noires pour lui.

Tant pis leur musique nous rend encore plus humides tous les trottoirs de la mémoire, et comme lucioles effrontées, nos deux amis se partagent encore des morceaux de la nuit.

Ils trinquent à toutes les trois heures du matin du globe.

Gil Pressnitzer