Ernest Bloch

Une voix du fond des temps

J’écris pour la douzaine d’êtres humains qui comprennent par-delà une musique qui se rit de la mode, les vérités éternelles que j’ai tâché, humblement, d’exprimer.

Compositeur juif suisse naturalisé américain, du siècle dernier Ernest Bloch, est l’exemple du musicien totalement empreint d’expression sacrée et de haute spiritualité. Souvent traduite par les instruments comme le violoncelle ou l’alto, la voix donc instrumentale ou humaine.

Il est passé à la postérité comme le plus grand compositeur juif. En vous présentant ce musicien nous essaierons de ramener cette légende à sa juste place car :
1) à mon sens, le plus grand compositeur juif et qui n’a jamais voulu écrire de musique juive, s’appelle Gustav Mahler.
2) Bloch n’a jamais eu la prétention d’imiter le vocabulaire de la musique juive en reprenant son folklore et ses tournures, il a voulu retrouver le souffle biblique et magnifier l’histoire du peuple juif par sa musique originale :
« Il n’est pas dans mon intention ni dans mon souhait de travailler à la restauration de la musique juive. Je ne veux pas baser ma musique sur des mélodies plus ou moins authentiques. Je ne suis pas un archéologue. Je crois que la chose la plus importante est d’écrire de la musique sincère et bonne, la mienne. Ce qui vraiment m’intéresse est l’esprit hébraïque. Cette âme complexe, ardente, agitée que la bible fait vibrer en moi. La vigueur des Patriarches, la violence du livre des Prophètes, l’amour brûlant de la justice, la douleur et la grandeur du livre de Job, la sensualité du Cantique des Cantiques.
Tout cela est en nous, tout cela est en moi, et c’est la meilleure part de moi-même » déclare Bloch et il explique mieux que nous toute sa musique ainsi. Donc au travers de la présentation de ce musicien nous aimerions célébrer ce musicien solitaire et intransigeant.

Un peu de biographie

Ernest Yitzhak Bloch est né le 24 juillet 1880 à Genève de parents juifs qui auraient dû être orthodoxes, mais qui seront simplement une famille juive non religieuse. Son père s’appelait Maurice Meier Bloch.

Ernest Bloch ne reçoit aucune éducation juive, mais il fait toutefois sa bar-mitzav en 1893.
Il étudie d’abord le violon sous la direction de Louis Rey et la composition avec Emile Jacques-Dalcroze, puis avec Eugène Ysaÿe et François le Rasse à Bruxelles où il s’initie également aux conceptions du franckisme sur la musique cyclique que l’on retrouvera dans ses compositions. Après avoir un temps repris le commerce familial (1904-1905), il va vers son destin de musicien.
L ’essentiel de sa formation musicale a lieu à Francfort (1910-1911) sous la direction d’lwan Knorr qui influença le plus la personnalité musicale singulière de Bloch. Signalons entre-temps un événement capital dans sa vie. Une illumination.
La rencontre en 1905 avec l’écrivain nationaliste juif Edmond Fleg est un choc culturel pour lui.
Il avait abandonné tout culte, déserté les synagogues, ignoré la culture juive.
Fleg lui apportera la révélation de ce qu’il est vraiment. Il se plonge totalement vers 1905-1906 vers le retour et l’étude de ses racines juives. En 1906 il étudie la Bible.
En 1910, Bloch compose son seul et unique opéra Macbeth créé à l’Opéra-comique sans succès aucun.
Il est professeur de composition au Conservatoire de sa ville natale et à Neuchâtel, de 1910 à 1915, puis émigre aux États-Unis en 1916 suite aux très nombreux échecs endurés dans son pays (surtout son opéra Macbeth et le refus de sa candidature au poste de chef d’orchestre à Genève).
Il est d’abord professeur à la Mannes School de New-York, puis directeur de l’Institut de Musique de Cleveland de 1920 à 1925, et enfin de 1925 à 1930, il est à la tête du Conservatoire de San Francisco. Il prend la nationalité américaine en 1924. Il part se reposer, et retremper ses racines dans sa Suisse natale de 1930 à 1939, puis il retourne enseigner, à l’Université de Portland (Oregon) en 1940 pour échapper à la guerre qui vient d’éclater.
Il y fera dorénavant toute sa carrière.
En décembre 1957, Yehudi Menuhin insista pour jouer à New York le Concerto pour violon de Bloch, œuvre injustement négligée, en hommage dit-il : " Au grand compositeur malheureux et ignoré qui est très malade". Peu après, Yehudi Menuhin rendra visite à Bloch chez lui, à Agate Beach. Il lui commandera deux Suites pour violon seul. Ces œuvres seront achevées en juillet 1958, un an avant la mort du compositeur. Yehudi Menuhin écrira : " Il avait été mon premier compositeur, je fus son dernier interprète."
Parmi ses élèves les plus connus, on peut citer George Antheil et Roger Sessions.
Sa production d’œuvres pour orchestre, piano, musique de chambre et musique vocale est importante. Il reste connu, surtout aux États-Unis.
Le compositeur a puisé dans la Bible l’inspiration à de nombreuses œuvres, il est considéré comme le "chantre d’Israël ". L’artiste a rejeté cette étiquette de compositeur nationaliste juif : « En fait, les Juifs ont été les plus hostiles, les plus rebelles à mon message, et m’ont renié, comme ils ont toujours renié ceux qui leur disaient leurs vérités. Pensez donc ! J’ai dans ma chambre de travail, depuis 15 ans, un immense Christ du 16ème siècle ! ! !."
Farouchement individualiste, il est resté à l’écart des disputes esthétiques et des recherches spéculatives de son temps et déclarait : Dieu nous garde de toutes les théories.
Aussi il ne sera pas un novateur mais plutôt un néo-classique, avec de grandes bouffées de romantisme, attardé dans son siècle.

Sa vie créatrice peut se diviser en plusieurs périodes :
* Première période européenne de juin 1904 à juillet 1916 "Les années de galère"
*La renaissance et la gloire aux États-Unis de 1917 à 1938 où il trouve sa maturité aussi bien en tant que compositeur que pédagogue et chef d’orchestre.
« Diriger, faire des conférences, donner des leçons, composer, c’est un tout pour moi. Et je fais étudier la musique comme on étudie une religion. »
L’obtention d’une bourse sur dix ans le laisse enfin libre de composer sereinement, et il trouve l’aide de mécènes et protecteurs, la famille Stern. À l’abri du besoin il peut composer et enseigner librement.
* Deuxième période américaine de 1938 à 1952 : "Le havre de paix" loin des massacres en Europe.
« Je suis un mort qui se survit aux USA. De 1939 à 1943, je n’ai pas pu composer de façon suivie… La tragédie du monde m’obsédait et me paralysait »
Il trouve là une oasis de calme mais la tragique destinée de son peuple, le peuple juif le hante. L’holocauste le pétrifie. Et il met du temps à réécrire.
*Le retrait et la retraite 1952-1959.
" Ma vie est terrible par les mondanités. J’ai le désir de foutre le camp qui m’aiguillonne ! Loin de la laideur obsédante et du grondement atroce d’un monde qui s’écroule lentement sous sa putréfaction. Être loin sans penser, Nirvana !"
De plus en plus décalé du monde musical et des mondanités étouffantes, comme survivant du monde tonal avec son respect de la tradition et du passé, il s’isole et s’installe pendant 16 ans près des plages désertes et sauvages de l’Oregon à Agate Beach. Il s’adonne à la photographie et le ramassage puis le polissage des agates. Ce travail minutieux d’artisan était pour lui l’équivalent du travail d’écriture musicale.
Il est décédé d’un cancer le 15 juillet 1959 à Portland dans l’Oregon, neuf jours avant son 79e anniversaire.

Ernest Bloch et sa musique sacrée

D’où vient donc cette volonté de ne voir en lui exclusivement qu’un compositeur juif ? Il est évident qu’il décrit un climat de musique juive, une plongée dans un univers particulier.
Mais lui veut aller plus loin que cette célébration d’un folklore. Il veut aller vers l’éternité du peuple juif. Et pour cela il s’immerge dans la bible et non pas dans le monde yiddish.
Une partie de son œuvre s’inspire alors de thèmes hébraïques et bibliques et s’en irriguent. Il recrée en fait un folklore imaginaire des premiers temps du peuple juif et retourne vers Israël et non vers l’exil.
Voici un aperçu de ces thématiques

 :
Israël pour 2 sopranos, 2 contraltos, basse et orchestre (1916).
Schelomo, rapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre (1916).
Trois poèmes juifs pour orchestre (1917).
Baal Shem (1923).
Suite hébraïque pour orchestre (1951).
Symphonie Israël (1912-1916).
Trois psaumes (1912-1914).
Trois poèmes juifs (1913).
Quatuor n°1 (1916).
Trois tableaux de la vie hassidique (1923).
Méditation Hébraïque pour violoncelle et piano (1924).
From Jewish life pour violoncelle et piano (1924).
Abodah pour violon et piano, mélodie de Yom Kippour (1928).
Service Sacré pour baryton, chœur mixte et orchestre (1933) pour le rite libéral.
Six Préludes pour la Synagogue (1946-1950).
Suite Hébraïque pour alto ou violon et piano (1951).
Méditation et Processionnal pour alto et piano (1951).
Five Hebraic Pieces (1951).
...et je dois en oublier un certain nombre !

« Il y aura des rhapsodies juives pour orchestre, des poèmes juifs, des drames surtout ; des poèmes pour chant dont je n’ai pas de paroles, mais j’en voudrais d’hébraïque. Toute une bible musicale viendra, et je voudrais laisser chanter en moi ces chants séculaires où vibrera toute l’âme juive, dans ce qu’elle a de profondément nationale et profondément humaine. »

En fait, Ernest Bloch a adapté des éléments musicaux traditionnels et nouveaux à des compositions très dramatiques souvent inspirées de thèmes philosophiques, poétiques ou religieux. Il n’a pas cité comme Chostakovitch, Prokofiev ou Ravel des thèmes juifs, il les a inventés dans une sorte de folklore imaginaire, comme Bartok le fit avec son folklore hongrois ou roumain.
Et son cycle juif ne dure vraiment que de 1912 à 1916 et autour des années 1930 (Service Sacré qu’il considérait comme le plus bel accomplissement de sa musique) et quelques œuvres plus rares composées plus tard.

On a glosé sur le fait que la musique de Bloch était ou n’était pas une musique juive. Cela voulait dire que l’on avait identifié les éléments constitutifs de la musique juive, (accord particulier de seconde, modes et intervalles particuliers, mélismes orientaux, timbres,...), ce qui n’est pas encore évident.
Bloch a une approche très personnelle du fonds culturel de la musique juive. Il la cite peu, procède par allusions. Il crée une véritable atmosphère de musique plutôt hébraïque que juive, mais il est vrai qu’un parfum puissant de traditions juives émanent de sa musique. C’est plus un climat qu’une certitude. On est dans le "jewish mood", seule compte en fait la ferveur et non les moyens musicaux.
Mais plus que cette recherche des sources, Ernest Bloch était dans sa vie et dans sa musique à la recherche de l’unité, du sacré.
Son œuvre est vaste et comprend aussi cinq quatuors à cordes, des concertos grossis, des concertos, des symphonies, de la musique de chambre. Et la musique dite juive ne représente qu’une faible partie de son œuvre.
Il fut très fécond. Ses influences vont de Richard Strauss, à Debussy, Moussorgski, mais aussi Bach, Palestrina, Beethoven. Bloch avait le sens du sacré et s’insurgea quand Leonard Bernstein enregistra son Service Sacré, car pour lui le Kaddish n’a pas sa place au théâtre ! Mais lui-même va l’enregistrer.
Pourtant il n’était pas vraiment croyant, ni athée d’ailleurs, plutôt proche de Spinoza. Il aimait passionnément la nature, la révérait presque, comme un panthéiste. Il était passionné par le bouddhisme et chez lui trônait une statue de Bouddha.
Pour mieux composer en osmose avec le sacré hébraïque qu’il porte en lui, il apprend à la cinquantaine l’hébreu et va s’intéresser au culte synagogual. Il en sortira son Service Sacré.
Il n’était pas uniquement focalisé sur la musique juive et sa fascination pour Java et l’exotisme vont aussi l’inspirer. La nuit a une grande place dans son œuvre. Il rend « un véritable culte à la nuit ».
Vers la fin de sa vie, il restreint le champ musical de ses œuvres en employant des moyens très réduits, voire minimalistes (un violoncelle seul, un violon seul, un alto seul). Il se replie sur sa propre intériorité laissant le tumulte du monde hors de lui et de sa musique. La nudité et le déploiement de la mélodie doivent tendre vers la plus extrême épure de la vérité.

Bloch l’incontemporain

Bloch n’est pas très joué aujourd’hui, il est considéré comme un compositeur dépassé et l’histoire de la musique lui est passée dessus. Les musicologues disent de lui qu’il est le plus petit des grands maîtres et le plus grand des petits maîtres. Il est passé dans son siècle, presque solitaire, peu attentif à la musique qui se faisait autour de lui. Il est plus près de Bach que de ses collègues compositeurs. Il est pourtant contemporain de Schoenberg, de Stravinsky et de Boulez !

Mais l’esthétique de son temps ne l’intéressait pas. Il semble avoir totalement ignoré ses contemporains, regardant de haut la musique sérielle. Dans une attitude de solitaire, il pensait écrire pour l’avenir et non pas pour le maintenant. Mais il le faisait avec les outils du passé.
Avant tout Bloch est totalement le croisement entre le post-romantisme et le retour à Bach. Il semble totalement tourné vers le passé. Car il est pris dans les racines de la tradition. Ernest Bloch est totalement immergé dans la vieille culture européenne. C’est avant tout un homme de racines.
Dans ce néo-classicisme très répandu à son époque (Stravinsky, Hindemith, Martinu...), il fait passer le souffle ardent du passé. Sa musique reste attachante et chargée d’émotion.

S’il n’est pas comme l’on croit l’incarnation et l’image parfaite du musicien juif, il aura en tout cas recréé en son siècle la musique hébraïque moderne. Il se voyait un peu comme un prophète qui crie vainement au milieu du désert.
Il n’est pas un compositeur qui marque l’histoire de la musique par ses avancées, mais seulement par son émotion. Sa musique a le souffle long et mystique.
Il n’aura pas été, comme le dit une de ses œuvres "une voix dans la solitude sauvage", une voix dans le désert, mais une voix puissante et originale. Certes il n’est pas l’équivalent de Bach pour la musique juive, mais un chantre inspiré. Et souvent le violoncelle sera cette voix. On retrouvera souvent cet instrument, et aussi l’alto, pour être le grain de voix de cette parole qui se voulait prophétique.
« Une voix qui vient du fin fond de moi-même, qui me submerge quand je lis certains passages de la Bible, de Job, de l’Ecclésiaste, des psaumes, des prophètes. Je dois entendre cette voix intérieure, secrète, insistante, ardente. Tout cet héritage juif m’a profondément marqué. Il a revécu dans ma musique. C’est l’âme juive qui me passionne éclatante. »
Ernest Bloch farouchement incontemporain et solitaire est entré dans cette période de purgatoire qui met sous le boisseau toute une génération de musiciens considérés comme passéistes, – Honegger, Milhaud, Martinu...
On jette ainsi quantité d’émotions musicales sur les critères du progrès en musique. Mais parfois la forme d’un artiste se plie au souffle intemporel de sa pensée.
Ernest Bloch est une voix qui crie du fond des temps, mais pas dans le désert, car il sera un jour redécouvert autour de ses chefs d’œuvre : les suites pour violoncelle seul, la suite pour violon seul, Baal Shem, son quatuor numéro 2…

Références :

un site : http://claudet.club.fr/Bloch/index.html
un cd : Bloch Musique pour violon et piano : Claire Cernat et Thierry Huillet (éditeur La nuit transfigurée)
un livre : Ernest Bloch, sa vie et sa pensée, Joseph Lewinski et Emmanuelle Dijon

Gil Pressnitzer