Félix Leclerc

Comme un vol d’outardes au printemps

J’inviterai l’enfance à s’attarder le temps qu’il faut...
Quand absent est l’amour et que tes frères sont morts
Quand présent est le vide et que la nuit demeure
Les rêves sont bien nécessaires
Et les enfants nouveaux poseront dans la main de l’homme seul
Les leurs ouvertes
Chaudes et nues
.

(Félix Leclerc)
La voix grave de Félix Leclerc semblait une protection contre tous les loups au dehors des portes, au vent mauvais des jours. Sa voix était un feu de bois ronronnant sa chaleur au plus profond de nous.
On croyait la neige complice et l’île d’Orléans, notre bateau caché que jamais les pirates ne trouveraient.

L’ami Félix, notre grand-père idéal, était là avec sa guitare comme bouclier aux froids et aux chasseurs de rêves. Pour son pays le Québec, il était un dieu vivant, l’inventeur de l’identité de la chanson d’auteur québécoise. Pour nous il était cet ami des arpents de neige, ce pays d’enfance retrouvé sous la poudrerie.

Quand on lui parlait, très rares fois hélas, le vieux lion secouait sa crinière et avec un bruit lointain de colère et de tonnerre dans sa voix il nous disait sa peur de voir son pays déshumanisé, dévasté. Nous, on a les poteaux, eux l’électricité comme il disait des Yankees que dénoncera plus tard Desjardins.

Sa mort, survenue à sa demeure de l’île d’Orléans le lundi 8 août 1988 à huit heures lui l’homme du matin, aura été un deuil national. Il a sa statue au parc Lafontaine à Montréal, une autre à l’île d’Orléans, mais il ne voulait pas de statue, pas de médailles, simplement une écoute et une fraternité. Il voulait rester le plus longtemps et enfin retourner "dans les choses tranquilles".

Nous on n’a pas de discours, de poèmes, de cérémonies lacrymales, non nous sommes allés saluer la mort de l’ours la patte prise dans le piège de la mort. La mort du grand Félix. Mais nous avons pleuré en revenant la nuit.

Troubadour, il refusait même ce mot, se disant chansonnier sans plus. Avec sa guitare il a fait des trous dans la glace. Plus tard les arrangements de François Dompierre donneront un écrin bien superflu à ses petites tounes. Le théâtre de sa guitare était suffisamment immense.

Jacques Bertin aura écrit un livre définitif sur Félix et Pierre Jobin, secrétaire de Félix et jusqu’il y a peu directeur des Oiseaux de passage, aura poursuivi l’hommage filial à Jacques en l’invitant chaque année à chanter au Québec. Il faudra s’y reporter pour toute la biographie de Félix depuis ses mille et un métiers jusqu’à sa carrière d’auteur, de fabuliste, d’homme de radio, de dramaturge, d’écrivain surtout. Lui le fou de l’île depuis juin 1946, de l’île d’Orléans, bien sûr, sera sorti de ses forêts sur le tard pour devenir le chantre du Québec. Les événements d’octobre 1970, lors de l’imposition des mesures de guerres par le gouvernement fédéral à la province de Québec, le blesse et l’indigne. Il prend fortement position du côté de l’indépendance du Québec jusqu’à sa fin.

Félix aimait aussi la France qu’il conquit en 1950, le 22 décembre à l’ABC. Ceci lui permettra d’être reconnu chez lui où pourtant il chantait depuis 1939 (notre sentier) !

"Devenu universel à force d’être lui-même, il a mis le Québec sur la carte du monde", disent les discours officiels qui tentent de l’embaumer, mais Félix siffle au vent et s’en va dire bonjour aux phoques de l’Alaska. On ne connaît toujours pas bien ces politiques mais on connaît Félix le Canadien.

Diable des bois, lièvre à deux pattes, l’homme des rêves à vendre, le fou de l’île, autant de définitions pris dans les titres de ses livres. Il nous donnait le bonjour de son île, des bribes de son carnet de flâneur
Certes ses bottes, sa pipe, sa veste à carreaux, son accent, sa guitare, titillaient les restes de nos esprits trappeurs, nous croyions rachetaient la belle province, mais c’est Félix qui nous rachetait de toutes nos indifférences.

Lui ne changera jamais, ce "paysan de la chanson" restera pur et en retour de la rumeur française, son pays le fera sien à son tour.
Descendu de sa statue de Commandeur du Canada, il s’enflamme et se bat provoquant d’immenses rassemblements. Lui le pionnier de la chanson devient le déserteur des mauvaises causes.

Il a marché les pieds nus dans l’aube, pour nous la redonner toute éclatante de rosée, pleine de sentes et d’odeurs. Homme de contemplation, de courses dans l’imaginaire, de traversées de la nature qui vibre, il était homme de parole, homme de paroles. Merveilleux pain de la bonté humaine, tendre comme la mie, Félix avec son doux regard posé sur les êtres et sa voix grave et chaude en écharpe, est un chant de consolation à lui tout seul.

Il ne faut pas le restreindre à un monde de chansons "scoutes" pleines de "battements du cœur de l’homme », immergé dans le symbolisme des contes, des fables et des poèmes. Son combat perdu pour la nation québécoise le blessera profondément en 1980.
Félix était un homme-arbre, un homme debout et là où reste un seul homme reste un seul arbre reste une seule ombre. Dans les entrailles des nuages il savait lire l’envol des oiseaux. Merci monsieur Félix pour tout cela. Il aura coulé comme une rivière.
Il avait dit aussi ceci :

« C’est fou la mort, plus méchant que le vent
C’est sourd la mort,
comme un mort sur un banc
C’est noir la mort
et ça passe en riant
C’est grand la mort,
c’est plein de vie dedans. »

Cela rappelle le "quand nous nous croyons au milieu de la vie, la mort ose rire en nous" de Rilke.

Tout un pan tragique de son œuvre est encore méconnu. La condition humaine, mise à mal, mettait à mal son côté de géant bienheureux. L’enfant de La Tuque est un chantre universel. Il connaît le pouvoir de la chanson :

« soixante secondes de joie et ça meurt dans l’air
soixante secondes de joie c’est beaucoup par l’hiver. »

Il aura lutté contre " la stérile peur Qui nous cachait la vie". Il aura chanté pour aussi cela :

« Les soirs d’hiver, ma mère chantait
Pour chasser le diable qui rôdait ;
C’est à mon tour d’en faire autant
Quand sur mon toit coule le vent. »

Les amours de disparus vont depuis au ruisseau, les contes de Félix ont laissé des cercles de feu, les renards s’en amusent, les geais s’en méfient.
Je les savais par cœur. Les arbres les ont repris. Depuis les charbonniers habitent la fumée et quand reviennent les heures froides Félix relève la barrière du silence et la rumeur des arbres étend ses draps, la forêt revient nous parler des éphémères.

Quelques années déjà que tu es mort mon ami, il fait froid chez nous mais on va se cracher dans les mains comme tu nous le demandais. Tu es passé en nous comme un vol d’outardes au printemps. Les trous en nous ne sont pas refermés. L’écharpe de ton ami Maurice Fanon, nous la portons à notre cou. En souvenir de toi et pour que tu vois comme on s’ennuie sans toi.

Tu t’es levé tôt, tu es allé dehors. Dors maintenant, couche-toi, c’est à nous de te rendre la pareille et de te veiller à notre tour.

Merci Félix.
« Quand deux oiseaux se battront le matin sous ta fenêtre
Et que leurs cris aigus te sortiront du lit
Ne cherche ni le piège, ni le mal qui les agitent ainsi
Regarde dans la rue, le printemps est venu
Et si tu as aimé, tu t’attarderas, ce matin-là »

Le ruisseau qui zigzague et qui court pendant des milles
Fouillant tous les bosquets jusqu’au fin fond des champs
Cherche la source froide qui l’appelle derrière les bouleaux blancs
Et tous deux réunis, confondus, se taisant
Iront mourir d’amour dans la mer maintenant

(Ce matin-là, 1957)

Et tombe la première neige !

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Le tour de l’île

Pour supporter le difficile
Et l’inutile
Y’a l’ tour de l’île
Quarante-deux milles
De choses tranquilles
Pour oublier grande blessure
Dessous l’armure
Été, hiver
Y’a l’ tour de l’île
L’île d’Orléans

L’île, c’est comme Chartres
C’est haut et propre
Avec des nefs
Avec des arcs, des corridors
Et des falaises
En février, la neige est rose
Comme chair de femme
Et en juillet
Le fleuve est tiède
Sur les battures

Au mois de mai, à marée basse
Voilà les oies
Depuis des siècles
Au mois de juin
Parties les oies
Mais nous, les gens
Les descendants de La Rochelle
Présents tout l’temps
Surtout l’hiver
Comme les arbres

Mais c’est pas vrai
Ben oui, c’est vrai
Écoute encore
Maisons de bois, maisons de pierre
Clochers pointus
Et, dans les fonds
Des pâturages
De silence
Des enfants blonds nourris d’azur
Comme les anges
Jouent à la guerre
Imaginaire

Imaginons...
L’île d’Orléans un dépotoir
Un cimetière
Parcs à vidanges
Boîte à déchets
US parkings
On veut la mettre en mini-jupe
And speak english
Faire ça à elle
L’île d’Orléans
Notre fleur de lyse

Mais c’est pas vrai
Ben oui, c’est vrai
Raconte encore
Sous un nuage, près d’un cours d’eau
C’est un berceau
Et un grand-père
Au regard bleu
Qui monte la garde
Y sait pas trop ce qu’on dit
Dans les capitales
L’œil vers le golfe
Où Montréal
Guette le signal

Pour célébrer l’indépendance
Quand on y pense
C’est y en France
C’est comme en France

Le tour de l’île
Quarante-deux milles
Comme de vagues les montagnes
Les fruits sont mûrs
Dans les vergers
De mon pays
Ça signifie
L’heure est venue
Si t’as compris

Hymne au printemps
Les blés sont mûrs et la terre est mouillée
Les grands labours dorment sous la gelée
L’oiseau si beau hier s’est envolé
La porte est close sur le jardin fané

Comme un vieux râteau oublié
Sous la neige je vais hiverner
Photos d’enfants qui courent dans les prés
Seront mes seules joies pour passer l’été
Mes cabanes d’oiseaux sont vidées
Le vent pleure dans ma cheminée
Et dans mon coeur je m’en vais composer
L’hymne au printemps pour celle qui m’a quitté

Quand mon amie viendra par la rivière
Au mois de mai après le dur hiver
Je sortirai bras nus dans la lumière
Et lui dirai le salut de la terre

Vois les fleurs ont recommencé
Dans l’étable crient les nouveaux-nés
Viens voir la vieille barrière rouillée
Endimanchée de toiles d’araignées
Les bourgeons sortent de la mort
Papillons ont des manteaux d’or
Près du ruisseau sont alignées les fées
Et les crapeaux chantent la liberté
Et les crapeaux chantent la liberté

Un an déjà

Un an déjà que tu es mort mon ami
où tu es, est ce qu’il fait chaud
Toi qui aimais tant la chaleur
il fait froid chez nous, le poêle est mort.
Où est-cc qu’il est notre chauffeur de fournaise
Il vend notre bois dehors

Où tu es, est-ce qu’il fait clair
As-tu de la lumière à ton goût
Il fait noir chez nous
Les plus hautes bâtisses,
Celles qui sont pas habitées,
Sont allumées jour et nuit
Le reste est dans la noirceur
Comme dans ton temps.

Bois-tu enfin du vin comme tu veux
Où tu es mon ami
Peux-tu tranquillement par les soirs
Vider ta bouteille en regardant la terre.
Nous autres, on boit du thé
Ah s’ils aimaient le vin, les Anglais
On en boirait aussi
Mais ils en importent pas
Ça fait qu’on le paie le gros prix
où tu es mon ami est-ce que tu lis
Sans être dérangé par les scandales
Les grèves, tes cris, tes coups
Des grands livres propres

Comme des aurores de juin
Ici y a la TV
qu’a des élans, des plongées par en-haut
Mais tout de suite submergés
De bière et de savon
Rien de changé, c’est lent, c’est long
Nos âmes ont de la misère
C’est plein de chefs partout
Qui s’occupent pas de nous
Pas heureux, on attend, on espère
Ça viendra
Mais tu te disais itou
On existe, on a peur
C’est pas un bon moment
Bah ! assez de chialages
On va se grouiller le poil des jambes
Arrêter de se fier à tout le monde
On va se cracher dans les mains
Comme t’as fait toute ta vie

Au fond la vie : c’est peut-être ça
Se cracher dans les mains.

L’alouette en colère
J’ai un fils enragé
Qui ne croit ni à dieu
Ni à diable, ni à moi
J’ai un fils écrasé
Par les temples à finances
Où il ne peut entrer
Et par ceux des paroles
D’où il ne peut sortir

J’ai un fils dépouillé
Comme le fût son père
Porteur d’eau, scieur de bois
Locataire et chômeur
Dans son propre pays
Il ne lui reste plus
Qu’la belle vue sur le fleuve
Et sa langue maternelle
Qu’on ne reconnaît pas

J’ai un fils révolté
Un fils humilié
J’ai un fils qui demain
Sera un assassin

Alors moi j’ai eu peur
Et j’ai crié à l’aide
Au secours, quelqu’un
Le gros voisin d’en face
Est accouru armé
Grossier, étranger
Pour abattre mon fils
Une bonne fois pour toutes
Et lui casser les reins
Et le dos et la tête
Et le bec, et les ailes
Alouette, ah !

Mon fils est en prison
Et moi je sens en moi
Dans le tréfonds de moi
Malgré moi, malgré moi
Pour la première fois
Malgré moi, malgré moi
Entre la chair et l’os
S’installer la colère

Discographie sommaire

Félix Leclerc (compilation, 1992)
Félix Leclerc (compilation, 1991)
L’intégrale (1989, coffret de 6 disques)
Le petit bonheur
La vie, l’amour, la mort
La Gaspésie
L’Alouette en colère
Mon fils
L’encan/Le tour de l’Île 2

Chanson dans la mémoire longtemps, volume 1 (réédition 1989)
Chanson dans la mémoire longtemps, volume 2 (réédition 1989)
Chanson dans la mémoire longtemps, volume 3 (réédition 1989)
Chanson dans la mémoire longtemps, volume 4 (réédition 1989)
L’Ancêtre (en spectacle au Théâtre de l’Île d’Orléans en 1976)