Franz Schubert

Winterreise, le voyage d’hiver

Au bout de la nuit glacée

Schubert et le bout de la nuit

Après avoir tant chanté le mouvement de l’eau, celui de l’errance, le mystère fluctuant de la nuit, Schubert se fige dans l’immobilité du désespoir. Et dans cet hiver qui n’en finit pas de 1827, après une grande période de glaciation créatrice, il découvre les textes de Wilhem Müller (1794-1827), à peine parus et qui sonnent en complète harmonie avec l’hiver de son âme. Il s’attaque en secret à son Palais de Glace, à un recueil qu’il ne pense pas tant en cycle, qu’en unité de sentiments ; il entreprend son voyage au bout de la nuit glacée. Les douze poèmes de Müller le bouleversent, et lui superstitieux voit s’amonceler les preuves de sa dernière solitude.
Ce n’est plus le « wandern » romantique, la marche voyageuse, mais le dernier voyage avec ses images grinçantes, sa certitude du néant qui s’approche. De plus, survient la mort du Père, Beethoven, interdisant à jamais la rencontre et la reconnaissance tant espérée. La solitude dévoreuse le cerne de plus en plus, et il fuit ses amis. D’ailleurs autre signe, Müller mourra presque à l’instant où Schubert terminera son cycle.

Seule à l’automne 1827, l’apparition inespérée de douze nouveaux poèmes de Müller lui permet dans un état mélangé d’exaltation et d’abattement d’entreprendre la Suite du Voyage d’Hive r de W. Müller en octobre. Cette juxtaposition de deux cahiers de douze lieder finit par former un ensemble cohérent depuis l’ouverture de Gute Nacht au néant de Leierman qui clôt le cycle. Ici il s’agit non plus de l’adieu consolateur de la Belle Meunière, mais du piétinement sans espoir d’un autre univers où le présent est mort, car tout ce qui sera évoqué appartient au passé, les quelques haltes dans le malheur étant autant de « retours en arrière ».

Le narrateur est « entré dans l’hiver, la nuit, la mort de l’âme ». Il dévide le récit d’un fantôme en errance. Commencé comme une destinée individuelle dans le premier cahier (révélation de son statut d’étranger au monde, trahison de l’almée, glaciation progressive - des sentiments malgré les rêves de printemps...), le cycle finit par devenir une odyssée initiatique dans un climat de plus en plus oppressant, jusqu’au glas final de la destinée humaine. Ce n’est plus le suicide d’un jeune amoureux trompé, mais la prise dans les glaces d’un homme usé, fini, figé dans la solitude et la souffrance. Et cette douleur atteint à l’universel.
Le cycle est bien en deux parties distinctes, avec une première partie faite d’une série de tableaux reliés seulement par le désespoir en marche du voyageur et une deuxième partie beaucoup plus élaborée qui va vers la raréfaction. Le pas du voyageur retentit dans tout le cycle, errant et piétinant et le rythme de marche lourd et fatigué se retrouve presque partout, thème unificateur de l’ensemble. Schubert parle totalement à la première personne car il s’identifie complètement avec le « héros » du Voyage d’Hiver, et il trouve des résonances à son pessimisme et à sa douleur.
Pour cette musique de l’errance, Schubert change sa manière musicale, il emploie une grande économie de moyens, avec des lambeaux de mélodies parfois, des thèmes très simples, beaucoup de notes piquées et obsédantes, des figures sonores très symboliques revenant souvent. Un art du silence et du récitatif est ici donné, un monde de chuchotement aussi avec par exemple la domination du mode mineur (16 lieder sur 24 !).

Palais de glace qui craque encore avant de se figer définitivement, le Voyage d’Hiver est une des œuvres noires de l’humanité ; c’est en tout cas le sommet absolu du Lied Romantique celui que l’on n’ose aborder sans crainte, car on n’écoute ni ne chante cette musique sans risque. « Ces lieder me plaisent plus que tous les autres et ils vous plairont à vous aussi », dira Schubert. Ainsi va cette sombre musique aliénante sans lumière ni chaleur avec cette neige hostile et qui gifle, ce froid à l’odeur de neige, sans être humain à part l’ultime rencontre du joueur de vielle, les chiens hurlants et fous, les corneilles obsédantes, les girouettes grinçantes. Elle commence par un adieu et se termine sur une comptine du vide au milieu des ruines. « Bin Matt su niedersinken (las à s’effondrer) » dit le texte, halète la musique.

Point d’action, si peu de trame, il s’agit uniquement d’un voyage intérieur. Et puis tout cela n’est aussi qu’une projection, un paysage mental, où se meuvent lentement les sentiments. Le dehors n’existe que par le dedans. Le drame est soi-même. Qui se souvient au bout de quelques lieder que la cause première est une trahison amoureuse? Et puis Schubert, potelé et disgracieux avec ses 1,57 m, lui que ses amis appelaient "le petit champignon", n’aura connu que des amours tarifiées. Il en héritera la syphilis, lui qui ne rêvait que d’amours élégiaques.

Schubert a écrit la musique de l’épuisement, le parcours revenu des illusions, où même les notes se laissent tomber par terre. Voyage d’hiver, au bout de la nuit glacée. Müller était décédé depuis peu lorsque Schubert mit ses poèmes en musique. L’errant chemine sans rencontrer âme qui vive pendant l’errance atroce, excepté le joueur de vielle de la fin, la mort sans doute, qui est son frère, son double. Solitude, amour impossible, abandon de tous, désir de mort et de dissolution dans la nature dans le linceul de la neige. Ruisseau glacé, corneille inquiétante semblant guetter la charogne, montagnes hostiles au lointain, feu follet spectre pour la perte du marcheur, marais, troncs d’arbre comme des pierres, hallucinations, nuit dévorante, voici les paysages figés qui cernent le voyageur. Parfois des haltes, encore plus terribles, car alors les doux souvenirs à jamais évanouis viennent torturer le fuyard. Froideur glaciale, révolte qui crie, tension extrême, dernier soupir, fuite dans le rêve, retour brutal et rugueux du réel, monotonie des pas qui vont vers l’ailleurs, écarts importants de tessiture, tout cela est dans la musique du Voyage d’hiver. Schubert, homme de fraternité, décrit ici un monde sans chaleur ni fraternité. Personne sur la route à part des chiens, des corneilles, et un fantôme.

Tout est blanc dans cette œuvre, mais d’une multitude de blancs. La solitude avance dans un linceul blanc. La vie inutile clopine à côté. Dans cette géographie de la mort la seule trace est la suite des pas du marcheur. Bonne nuit, bientôt viendra dans une ultime apparition, l’ange de la mort, Heine, et Schubert ira rejoindre le joueur de vielle quelques mois plus tard.

Composition du voyage d’hiver

Ce cycle comprend 24 lieder, dont la genèse est la suivante. Wilhem Müller a écrit les 24 chants du Voyage d’hiver en trois étapes, et chacune d’elles a été publiée séparément. En 1822 il écrit les 12 premiers chants ils sont publiés dans l’édition Urania de poche de 1823 sous le titre de « Wanderlieder von Wilhelm Müller. Die Winterreise » (Chants d’errance de Wilhem Müller. Voyage d’hiver).Ce sont ces chants qui seront mis en musique par Schubert. En 1823 il ajoute dix poèmes qui vont être publiés dans la revue « Deutsche Blätter für Poesie, Litteratur, Kunst und Theatre » (Revue allemande de poésie et de littérature, art et théâtre). Les deux derniers poèmes sont Die Post (La poste) et L’illusion(Täuschung.) ajoutés aussi en 1823.

Müller retouche l’ordre des 24 poèmes et le cycle complet, car il s’agit bien d’un cycle complet pour le poète, sera enfin publié en 1824. Il écrit les 12 premiers sous le titre très romantique de « Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten II: Lieder des Lebens und der Liebe. » (Poèmes tirés d’un recueil abandonné d’un corniste ambulant : poèmes de la vie et de l’amour.)Schubert découvre ces textes dans l’édition Urania de 1823 et met les 12 premiers poèmes en musique ignorant l’existence des autres. Et ensuite après la découverte des 12 autres il complète le cycle. Il va modifier à son tour l’ordre des poèmes. Car il est en telle empathie avec les poèmes qu’il les fait siens et les soumet à sa nécessité intérieure. Voici les deux ordres des textes :

Müller - Die Winterreise

Gute Nacht

Die Wetterfahne

Gefrorne Tränen

Erstarrung

Der Lindenbaum

Die Post

Wasserflut

Auf dem Flusse

Rückblick

Der greise Kopf

Die Krähe

Letzte Hoffnung

Im Dorfe

Der stürmische Morgen

Täuschung

Der Wegweiser

Das Wirtshaus

Das Irrlicht

Rast

Die Nebensonnen

Frühlingstraum

Einsamkeit

Mut !

Der Leiermann

Schubert - Winterreise

Gute Nacht

Die Wetterfahne

Gefrorne Tränen

Erstarrung

Der Lindenbaum

Wasserflut

Auf dem Flusse

Rückblick

Irrlicht

Rast

Frühlingstraum

Einsamkeit

Die Post

Der greise Kopf

Die Krähe

Letzte Hoffnung

Im Dorfe

Der stürmische Morgen

Täuschung

Der Wegweiser

Das Wirtshaus

Mut !

Die Nebensonnen

Der Leiermann

Schubert aussi compositeur d’opéra, a su mieux faire monter la gestion des tensions dramatiques pour aboutir à cette fin glaciale. Les changements sont très significatifs et Schubert modifie toute la progression dramatique en réorganisant de fond en comble l’ordonnancement de Müller. Mais il ne voulait pas non plus reprendre le bel édifice des rapports musicaux entre les douze lieder déjà composés et qu’il va donc reprendre sans rien changer. Cette marche des sentiments qui alors se met en place est supérieure à l’original. Même le titre prend un sens plus universel en supprimant l’article défini.

La composition de ce sommet du lied romantique allemand se fait comme un jaillissement. Très rapidement, Schubert immergé dans ce miroir de ses propres douleurs trouve la musique qui devait accompagner ces berceuses de sa douleur. Déjà Wilhem Müller l’avait inspiré avec autant d’emportement pour le cycle de La Belle Meunière (Die schöne Müllerin). Mais à la découverte de ces poèmes, Schubert dut se dire "C’est moi ce voyageur errant trahi par son amour et condamné à errer dans la froide nature, jusqu’à la mort glacée". Aussi comme une glace trop longtemps contenue et qui va soudain fondre au choc d’une brûlure intense, la musique va jaillir de lui en larmes amères.

Schubert ne pouvait qu’être réceptif à ces poèmes de désespérance. En ce début de 1827, il est malade, presque sans domicile fixe, dans une situation financière catastrophique, et aussi son idole Beethoven se meurt à Vienne. D’ailleurs il s’éteindra le 26 mars 1827 et Schubert assistera brisé à l’enterrement. Il aura le plus insigne honneur de sa vie en étant désigné comme porteur. Mais il n’aura jamais pu montrer à ce maître la qualité de sa propre production. Souvent sujet à des moments de dépression, là il touche le fond et le choc immense de ces textes d’une grandeur poétique pourtant très moyenne, le bouleverse totalement. Il lie son destin à celui de ce voyageur errant. Il découvre par hasard au mois de février dans la petite bibliothèque de l’ami Franz von Schober qui l’héberge, dans les pages d’un almanach pour 1823, le cycle de poèmes, Die Winterreise (Le voyage d’hiver).
Cette illumination va changer la fin de sa vie. Les douze premiers lieders sont composés, presque d’un seul jet en février 1827, tant l’identification était profonde. Schubert ne découvrit qu’à l’automne de 1827, une seconde série de poèmes, le cycle complet des vingt-quatre poèmes, qu’il mit immédiatement en musique. Il croit alors en un signe fort du destin et baptise le tout « Suite du voyage d’hiver ». Sombre est la tonalité des textes, sombre sera la musique, car tel était totalement alors l’état d’esprit de Schubert. Schubert chante devant ses amis « un cycle de lieder effrayants », qui, dit-il, l’ont « touché davantage que tous ceux que j’ai composés auparavant ». Il s’y donne corps et âme, réalisant confusément une sorte de requiem pour lui-même. Ce cycle a longtemps fait peur par son austérité, sa plongée dans le désespoir. Elle semble un journal intime, une dernière aspiration. « Schubert avait été longuement et gravement malade... L’hiver était déjà là. Aussi l’ironie du poète enracinée dans le désespoir lui parlait: il l’exprima avec une force déchirante ». (Mayhofer, 1829). Les tonalités de plusieurs lieder furent transposés dans une autre tonalité et depuis la tradition des voix graves a effacé l’original. Rappelons que la version originale du cycle a été écrite pour voix haute et que la plupart de ses œuvres étaient destinées à son ami Voigl, doté d’une « petite voix ». Peter Schreier a d’ailleurs mis à jour la partition originale faite pour voix haute de certains lieder.
La tradition des voix basses et des tempis très lents n’est venue que bien plus tard, et ne doit pas faire oublier le climat de panique et de grondement de cette œuvre.

Commentaires sur le Voyage d’Hiver

cycle de lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller, op. 89, D. 911

Ce cycle de presque 75 minutes sera publié en deux cahiers de douze lieder chacun, en janvier et décembre 1828. Schubert lui était mort le 19 novembre. Mais ce ne fut pas son œuvre ultime, entre le Voyage d’hiver et sa mort il a composé La messe en si bémol D.950, le quintette en ut D.956, les trois dernières sonates pour piano, les lieder qui constitueront le faux cycle du Chant du cygne. Donc il ne faut prêter une trop grande importance testamentaire à cette œuvre, quoique Schubert croyait sa mort proche. Il aimait et redoutait son œuvre.
La plupart des tonalités des morceaux sont en mode mineur à part les éclaircies du fameux Lindenbaum, le tilleul, et de Frühlingstraum (Rêve de printemps). Ce mode mineur qui semble être le symbole de la vie de Schubert. S chwermut, cette mélancolie profonde qui l’habite se manifeste ainsi entre maladie et plainte soupirée en mineur. Les mélodies semblent venir du fond des mélopées populaires. Elles semblent simples. Elles sont en fait de tout temps, issues d’une sagesse des errants.
Dépouillement car nul besoin de lourds bagages, à part les souvenirs, pour être aussi léger que les morts. La musique se décante, devient translucide et blanche. Le voyageur désincarné supplie le passeur du temps, le joueur de vielle, de le néantiser en lui permettant d’enfin chanter ses douleurs.
Ce cycle comprend plusieurs épisodes qui marquent la marche de la quête. La musique semble se décanter au fur et à mesure, pour ne laisser que des lambeaux de notes qui finissent par tourner en rond comme dans le joueur de vielle. Simplicité du néant. Il faut noter que ce cycle parle à la première personne.
« Je » porte le poids du monde. La partition rapidement écrite est un champ de bataille tant Schubert a dans l’urgence bataillé avec des corrections, des ratures, des ajouts soudains, des mesures supplémentaires. Comme pluie d’orage cette musique est tombée de Schubert.
Quand commence le cycle de lieder, toute l’action s’est déjà déroulée avant même le premier lied. La bien-aimée du héros a été conquise par un autre soupirant. Aussi le héros, ou plutôt l’anti-héros, va entreprendre un long voyage qui l’amènera au néant, dans le dénuement. Commencé par des adieux murmurés et amer, la marche vers la nudité de la mort, se met en place en quittant la maison de sa bien-aimée en pleine nuit. Les endroits aimés et familiers sont visités pour la dernière fois, là où il l’avait connu et aimé. Le tilleul compagnon des jours heureux ne peut le consoler. Il fuit la ville et s’engage dans des paysages désolés, repoussé par les hommes et les chiens.

La descente vers la folie et la déréliction absolue va vers son terme. Même la mort semble lui être refusée. Il doit aller aux confins du monde, plus nu et plus léger que les morts. Si la première partie des douze premiers poèmes porte le deuil du chagrin amoureux, la seconde partie n’est que l’errance pure, même sans cause de trahison amoureuse; C’est une marche de délire existentiel, vers le bord blafard du monde, auprès de ce messager de l’au-delà qu’est le joueur de vielle.
Et la seule survie possible sera de pouvoir chanter ses douleurs sans espoir de reconnaissance. La sébile restera toujours vide à jamais. Ainsi « dans un mouvement ambulant » comme le disait Schubert lentement le gel saisira toute tentative de révolte. La résignation sera au bout du voyage. Dans cette lente marche vers la glaciation, Schubert ménage des haltes, des repos vite démentis.
La charge d’émotions évidente est obtenue par une complexité cachée de la musique. Le caractère particulier de ce cycle est qu’il est à la fois monodrame universel et guirlande de ce qui pourrait être des chansons populaires. Dépouillement de l’accompagnement, ligne du chant humble. Le chanteur est ici un témoin autant que le héros. Un rythme fondamental parcourt le plus souvent le cycle pour amener dans cette marche vers le néant à une progression impitoyable. Les rythmes, souvent lents, reviennent comme une scansion douloureuse. Une autre caractéristique est l’apparition d’éclaircies au plus noir des climats sombres. Souvenirs, bribes de passé, images de nature, donnent parfois une couleur claire rendant encore plus insupportable la nuit qui tombe à jamais. Des ricochets de mots viennent rebondir sur la surface glacée de l’accompagnement du piano. Ce piano qui semble suivre comme un chien fidèle le chanteur dans sa marche vers le néant. Ce piano n’accompagne pas le chant, mais la marche. Il ne décrit rien, sauf les souvenirs - la poste, le printemps -.Il est là obstiné, miroir accentuant la chute. Point de pittoresque, pas de soutien de la voix, il ne croise presque jamais le chemin du chant. Il accentue la solitude. Il lance les courtes phrases où la voix va évoluer. Schubert s’éloigne de tout impressionnisme musical, comme dans ses lieder précédents. Un réalisme sonore parfois cruel, souvent accablé entraîne cette partition vers des accents expressionnistes.

Gute Nacht (Bonne nuit)

Ce lied est le départ de ce voyage au bout de la nuit glacée. Des notes se répètent pour signifier l’adieu, l’amertume aussi de la trahison. Commencer un cycle par la fin, par l’adieu permet de mettre en mouvement cette longue marche. Ce départ semble dû à l’amour perdu et il ouvre les déserts glacés de la solitude, qui vont se poursuivre même si on semble avoir oublié la cause initiale et que la véritable pulsion du voyageur soit en fait une pulsion de mort. La musique est à mi-voix et un rythme régulier est tressé par des croches répétées. La dernière strophe passe en majeur et persifle en murmurant un message de "bonne nuit" à l’infidèle.

Die Wetterfahne (La girouette)

Ce tableau sonore est haletant, violent. L’inconstance de la femme est ici semblable à la girouette grinçante qui menace celui qui est non seulement trompé mais obligé de devenir un fuyard. Des moments rageurs du piano lancent comme malédiction des octaves à la face de celle qui va faire un beau parti.

Gefrorne Tränen (Larmes gelées)

Premier contact avec la nature glacée au travers de la révélation des larmes. Les notes du piano goutte à goutte, laissent tomber des sons piqués, détachés comme autant de douleurs révélées. Cette révélation naïve des larmes termine le rêve, oui les larmes ont eu lieu, oui elle est partie. Lente fond la musique puis va s’élever un soulèvement des notes comme pour briser les sanglots et brûler la terre. La voix enfle, et se bat contre la glace de l’indifférence. Rare moment de tension de l’œuvre.

Erstarrung (Engourdissement)

Le saisissement des sentiments par la froideur des cœurs rejoint l’engourdissement de la nature qui fige tout. La marche a repris poussée par des triolets rapides. De strophe en strophe alternent les motifs, celui de la quête des souvenirs, celui des questionnements, celui de la passion encore brûlante. L’effroi devant la transformation en pierre gelée de ce qui fut la vie conduit à une musique qui halète, cherche, tourne en rond, et se dissout en fondant.

Der Lindenbaum (Le tilleul)

Avec le chêne, le tilleul est l’arbre emblématique du romantisme allemand. Le grand consolateur, le témoin sage du village, le confident. C’est donc à lui qu’il faut faire ses adieux. La musique se fait ondoyante. Le refuge permet une halte dans la marche et la musique passe en majeur pour décrire un passage éphémère de calme et de consolation. Comme une mélodie populaire, ce que ce chant est d’ailleurs devenu chez les Allemands, coule tendrement la musique lovée dans une tendresse perdue. Le piano se fait pour une fois bavard et descriptif, nostalgique.

Wasserflut (Inondation)Le changement d’atmosphère est soudain. Tout bascule d’un seul coup dans la douleur répandue. Lente est la musique, détachées sont les phrases. La nature est pour la première fois prise à partie, le voyageur intercède auprès d’elle. La mélodie se fait implorante et ornée pour élever sa supplique comme un cri à l’évocation de la maison de l’autre. Schubert reprendra plus tard ce procédé dans un lied sur un poème de Heine, die Stadt.

Auf dem Flusse (Sur le fleuve)

Le gel a gagné la musique. Le ruisseau est paralysé dans l’étau de la glace, le cœur du voyageur est pris dans celui du départ. La musique se fait grave et désolé. La première et la dernière strophe sont récitées froidement, mot à mot, comme deux blocs pétrifiés qui entourent encore le bouillonnement des souvenirs de la bien-aimée et des alliances brisées, animant encore de passion les strophes intermédiaires.

Rückblick (Regard en arrière)

La fuite en avant s’accélère, et ce sentiment de panique qui était sous-jacent ici guide la musique. Rapide, semblant se cogner sur chaque pierre, sur chaque note, la musique pousse le voyageur hors de la ville et des humains. Un épisode central tendre et nostalgique évoque la beauté et la clarté de la ville jadis aimante. Et la malédiction des yeux de la fille fait repartir la course folle.

Irrlicht(Feu follet)

On pouvait s’attendre à une musique virevoltante pour décrire les illusions apportées par le feu follet. Mais Schubert est déjà dans les gorges sombres, et à la préfiguration de la tombe. La mélodie est donc grave et sans les éclats de lumière attendus. Le voyageur est sans but, la musique aussi qui utilise la tessiture basse de la voix. Elle semble dire un discours dont il faille peser chaque mot pour aboutir à la morale finale: tout va vers le tombeau.

Rast(Repos)

Moment de pause, dans l’abri de la hutte d’un charbonnier. La musique est encore une marche étouffée, une berceuse de lassitude. Et la montée de la révélation de la fatigue à mourir du voyageur. La dernière strophe devient imprécation. Ce dragon qui se réveille est non pas la vengeance mais la douleur. La musique se fait emphatique et déclamatoire.

Frühlingstraum(Rêve de printemps)

Ce lied est le plus élégiaque du cycle, proche de la production antérieure de Schubert. L’hiver est là et le printemps ne fut qu’un rêve. Deux motifs scindent totalement le morceau. L’un doux figure le tendre balancement du printemps, l’autre cassant la dure réalité du gel des sentiments et de la nature. Au fluide de cette mélodie, s’oppose le minéral du réel. La fin est d’une nostalgie émouvante en reprenant, voilée, la mélodie du début.

Einsamkeit(Solitude)

Lente marche des nuages noirs, la musique est en chemin encore une fois. A la mélodie enveloppée décrivant la fausse apparence du calme de la nature et le calvaire solitaire du voyageur, va succéder une révolte devant l’inconscience du monde calme qui n’est pas en harmonie avec les tourments du héros. Ainsi va l’errant, incompris de la nature et des hommes. Le piano s’agite et la voix morne se gonfle pour maudire l’apaisement alentour.

Die Post (La poste)

La musique est ici descriptive et le piano redevient créateur d’images. Le cor du postillon est figuré par un thème populaire. Des notes qui rebondissent, notes pointées, cavalcadent mêlant le galop des chevaux et le galop de l’attente folle du coeur. La musique retombe sur la frustration de l’indifférence de l’aimée. Ce lied est le plus proche de la Belle Meunière.

Der greise Kopf (La tête de vieillard )

Le gel qui pourrait être la mort espérée saupoudre la musique. Mais la déception est encore là, et la mélodie roule et soupire. Ce n’est donc pas encore le temps! Et la dernière strophe a le ton d’une prophétie. Les notes montent et descendent et la ligne vocale est très étendue.

Die Krähe (La corneille)

Les cercles menaçants de la corneille se font par les notes tournoyantes de la main droite au piano. La mélodie est carrée et implacable, sautillante aussi. Sombre face à face avec la mort aux aguets. Le balancement sinistre de la musique s’estompe pendant l’interrogation à l’oiseau et reprend jusqu’à l’épuisement final.

Letzte Hoffnung (Dernier espoir)

Chute des feuilles, chute des notes staccato, détachées comme des grêlons. L’arbre est le dernier témoin. Des notes frissonnent, puis tout tombe. Et la musique s’effondre à la dernière strophe, et semble un ultime sanglot. Schubert s’autorise un dernier épanchement avant la nuit noire. L’espoir est mort.

Im Dorfe (Au village)

Ce lied est celui de la séparation d’avec le monde des hommes, dont il sera irrémédiablement étranger. D’un côté le village englouti dans un sommeil béat, et Schubert a des accents amers et ironiques pour ceux qui croient encore posséder des bouts de bonheur, de l’autre l’exclu.

Der stürmische Morgen (Matinée orageuse)

La tempête qui devrait tout engloutir et venger le voyageur de la méchanceté du monde, est rendue par des bourrasques de notes, des accents rageurs. Joie amère de la destruction en marche. Puis à la fin la vision hallucinée de sa propre image dans le ciel et la cruauté de l’hiver rendue par des notes cinglantes.

Täuschung(Illusion)
Curieusement proche par sa fluidité dansante du lied Rêve de printemps, ceci est la dernière station de l’illusion. Tendre semble la mélodie, pour mieux figurer la tromperie. Schubert ménage la dernière pause avant la plongée dans l’abîme des quatre derniers lieder.

Der Wegweiser (Le poteau indicateur)
Les pas du marcheur scandent ce lied que Schubert a tenu à insérer vers la fin, et surtout avant la sinistre auberge rouge. Le rejet de la société humaine avec ses rites et ses repères font du voyageur maintenant un proscrit. Fuir la société humaine se paye. Une seule issue, la route dont nul ne revient. Ce chant suicidaire est traduit par la mélodie qui revient sans cesse avec son rythme de marche inexorable.

Das Wirtshaus (L’auberge)
Dans cette auberge de la mort, le voyageur au triste visage sera même repoussé. Ne pas pouvoir vivre, ne pas pouvoir mourir. Aucun repos possible, seule la solitude met son museau contre lui. Le poteau indicateur avait donc menti en lui donnant cette direction finale. Une des rares traces humaines dans cette œuvre se trouve être dans un cimetière. La musique est lasse, résignée, chantée de manière lente comme un récit de deuil. La demande de séjour parmi les morts est humble, et la marche reprend impitoyable « encore plus loin, encore plus loin ».

Mut (Courage)
Faux air bravache, blasphématoire lançant un défi aux dieux, il détonne grandement dans le cycle. Que vient faire ce cri de colère ici? Ce stoïcisme proclamé donne une musique rageuse, emphatique.

Die Nebensonnen (Les soleils fantômes)
Ce lied est étrange, proche de la folie. Ces visions de soleils parallèles, parlent d’un monde sans chaleur. Ce lied hallucinatoire est égrené comme paroles de fous.
Comme cauchemar atroce. Le phénomène de parhélie, où deux faux soleils encadrent le soleil vrai, ne signifie que la fausse lueur trompeuse des deux yeux de l’aimée. Ce sentiment que dans ce monde de mensonges tout n’est qu’illusion, trouve ici sa représentation.

Der Leiermann (Le joueur de vielle)
Par une mélodie dénudée, d’une simplicité effrayante, Schubert clôt le voyage par une étrange rencontre. Une question est posée à ce qui semble être l’éternel mendiant du monde, plus lointain encore que la mort: un vieillard jouant toutes les douleurs du monde. Dans l’imaginaire médiéval la mort jouait soit du violon, soit du luth. Ici les notes sont pesantes, monotones, pleines de vide où se glisse la voix. Par l’emploi d’un procédé utilisant des quintes, Schubert fait une musique à bout de souffle, fêlée, déjà morte. La ligne vocale est une simple esquisse. Der Leiermann où la ritournelle populaire, toute simple mais reprise quatorze fois dans tout le Lied, est censée emmener le héros au bout de la nuit.... on ne sait où, d’ailleurs. Mots et notes sont inséparables. Le piano contrefait le chant obstiné de la vielle. Et la voix s’élève implorante à la fin pour poser la question au vielleux. Le silence vide du bourdon de la vielle ne daigne répondre.
Cette conclusion du cycle glace les sons, glace les sangs.

Passages vers cette œuvre

Dire que ce cycle puisse nous plaire, cela serait déplacé, mais il nous envoûte, nous subjugue. « Étranger je suis arrivé, Étranger je repars! » ce long voyage initiatique est une expérience non pas insoutenable, mais révélatrice de soi-même. Ce monodrame devient une quête existentielle qui dépasse le romantisme, pour atteindre à l’universel. Cette musique exige beaucoup sur le plan affectif, autant des interprètes que des auditeurs. On ne peut simplement l’entendre. On est immergé dans les tréfonds des blessures et des souffrances. Musique frissonnante, musique des profondeurs, musique au bord de l’abîme. Cette route dont nul ne revient est balisée par la musique de Schubert. Les poteaux indicateurs qui se dressent sont les symboles non pas de l’aide au voyageur, mais de ce qui va le perdre encore plus sûrement. Schubert dépasse les mots de Müller pour décrire un drame existentiel, dont la question finale demeurera sans réponse. Route amère et sans espoir, et au bout de la route son double, le vielleux muet et terrible. Schubert, lui-même malade et angoissé, a écrit une musique de peur et de panique, de lassitude mais aussi d’une infinie tendresse cachée. 24 stations d’un errant qui s’accroche encore aux traces de la neige, qui sans espoir de disparition rapide semble traquer la mort. Ce cycle qui intimide est maintenant plus chanté que les autres lieder de Schubert. Est-il vraiment compris par ses interprètes qui parfois ne sont que pathos envahissant?

Pour accéder à ce palais de glace, il faut cheminer parmi les douze versions distinctes de Dietrich Fischer-Diskau. Un véritable voyage oppressant et sublime au travers des évolutions de la voix et des accompagnateurs pianistes permet de traverser ce long parcours, en s’approchant au plus près de la suspension du temps. Depuis le premier concert qu’il en a donné, en 1943, en plein cœur de la guerre, jusqu’aux derniers enregistrements après plus de 40 ans de travail et de réflexion sur la partition de Franz Schubert, ce voyage est celui de sa vie de chanteur.

Et il a appliqué les recommandations de Schubert: « Schubert ne tolérait pas du tout l’expression violente des sentiments dans l’interprétation de lieder.... Le chanteur doit raconter des événements et transmettre des émotions qui lui sont étrangers: il ne représente pas la personne dont il décrit les sentiments. Tout ce qui entrave le flux de la mélodie et gêne le cours régulier de l’accompagnement va à l’encontre des intentions du compositeur et annule l’effet musical ».


Franz Schubert : Winterreise, Le Voyage d’Hiver

Textes de Wilhem Müller

Bonne nuit

Étranger je suis venu, étranger je repars.

Le mois de mai m’accueillait avec toutes ses fleurs.

La jeune fille parlait d’amour, sa mère même déjà de mariage.

À présent la nature est si grisâtre,le sentier recouvert de neige.

J’ai dû m’en aller sans en vouloir le moment,

Et chercher seul mon chemin dans cette obscurité.

Un rayon de lune pour seul compagnon,

et sur les pâturages blafards je cherche la trace du gibier sauvage.

Pourquoi attendre encore jusqu’à ce que l’on me chasse ?

Laissez les chiens fous hurler devant la maison de leur maître ;

L’amour aime l’errance - Ainsi Dieu l’a fait - de l’un à l’autre.

Douce bien-aimée, bonne nuit!

Je ne veux pas déranger tes rêves, ce serait si dommage pour ton repos.

Tu ne dois pas entendre sonner mon pas,

Doucement doucement je ferme la porte!

Et j’écris en m’en allant: Bonne nuit,

Afin que tu puisses voir que j’ai pensé à toi.

La girouette

Le vent joue avec la girouette sur la petite maison de mon bel amour,

Et dans ma folie je pensais déjà :

Elle veut chasser le fugitif en sifflant.

Il aurait dû remarquer plus tôt l’enseigne fichée sur cette maison,
il n’y aurait jamais cherché alors dans cette maison l’image d’une femme fidèle.

Le vent joue dedans de mon cœur,

Comme sur ce toit, mais sans bruit.

Pourquoi me demander quelle est ma douleur.

Votre fille n’est-elle pas une riche mariée ?

Larmes glacées

Des gouttes glacées coulent de mes joues:

Ainsi donc j’aurais tant pleuré ?

Oui, des larmes, mes larmes, êtes-vous donc si tièdes

Que vous vous figiez comme glace telle la froide rosée du matin ?

Et vous jaillissez de la source de ma poitrine

si ardemment brûlantes comme pour faire fondre toute la glace de l’hiver !

Le saisissement

Vainement je cherche dans la neige

une trace de ses pas, là où elle se promenait par la verte campagne.

naguère à mon bras.

Je veux couvrir le sol de mes baisers, et par mes larmes brûlantes transpercer la neige et de la glace

Jusqu’à ce que je voie la terre.

Où trouverai-je une fleur?Où trouverai-je l’herbe verte ?

Les fleurs sont mortes, le gazon semble si blême.

N’emporterai-je donc avec moi aucun souvenir d’ici ?

Quand ma douleur se taira,qui me parlera d’elle?

Mon cœur est comme mort,et au-dedans s‘y fige son image,

Et si un jour mon cœur fondait,son image s’en irait couler au loin.

Le tilleul

Près de la fontaine, devant le porche il y a un tilleul ;

Dans son ombre j’ai rêvé tant de rêves heureux.

J’ai gravé dans son écorce tant de mots d’amour.

Dans la joie et dans la peine je revenais toujours vers lui.

Aujourd’hui encore j’ai dû errer devant dans la nuit profonde,

Et pourtant dans l’obscurité j’ai fermé les yeux.

Ses branches bruissaient comme pour m’appeler:

Viens vers moi, compagnon,ici tu trouveras le repos!

Les vents glacés soufflaient de plein fouet dans mon visage,

mon chapeau s’envola,Mais je ne me retournai pas.

maintenant je suis à tant d’heures éloignées de ce lieu,

Mais toujours j’entends murmurer :Tu aurais trouvé le repos là-bas !

Dégel

Mainte larme de mes yeux est tombée dans la neige,

Et ses flocons glacés boivent assoiffés la brûlante douleur.

Quand les herbes veulent à nouveau pousser, souffle un vent tiède

Et la glace se brise,Et la tendre neige fond.

Neige, tu connais mes désirs,Dis-moi, où vas ton cours ?

Suis donc mes larmes Et bientôt le ruisseau t’accueillera.

Avec lui tu traverseras la ville,d’ici de là par les rues joyeuses.

Quand tu sentiras mes larmes brûler,tu seras devant la maison de ma bien-aimée.

Sur le fleuve

Toi qui coulais naguère si joyeux, toi fleuve clair et sauvage,comme te voilà
bien silencieux, sans donner le moindre signe d’adieu.

D’une écorce dure et figée dans le froid,tu t’es recouvert,et tu reposes froid et immobile étendu sur le sable.

D’une pierre acérée j’ai gravé sur ton manteau le nom de ma bien-aimée ainsi que l’heure le jour:

Le jour de la première rencontre,le jour de mon départ.

Autour du nom et des dates s’enroule un anneau brisé.

Mon cœur, dans ce ruisseau reconnais-tu enfin ton image?

Sous sa dure écorce,s’enfle-t-il aussi violent ?

Regard en arrière

Mes pieds me brûlent,et je marche pourtant sur neige et glace,

Mais je ne voudrais pas reprendre haleine avant que les tours n’aient disparu.

Je me suis heurté à chaque pierre,tant était grande ma hâte de quitter la ville.

De chaque toit les corneilles faisaient pleuvoir des pierres et des grêlons sur mon chapeau.

Combien différent fut ton accueil,ville de l’inconstance !

A tes blafardes fenêtres rivalisaient l’alouette et le rossignol.

Les ronds tilleuls étaient en fleurs,Les claires sources ruisselaient joyeuses,
Hélas, deux yeux de jeune fille brillaient et c’en était fait de toi, compagnon!

Et quand ce jour me revient à ma mémoire,je voudrais me retourner encore une fois,
Je voudrais encore revenir chancelant, me tenir en silence devant sa maison.

Feu follet

Dans une profonde gorge un feu follet m’a attiré;

Peu me soucie d’en trouver la sortie

Je suis accoutumé à l’errance,chaque chemin mène au but.

Nos joies et nos peines,Tout n’est que jeu de feu follet.

Par le lit à sec du torrent,je descends tranquille jusqu’en bas

Chaque fleuve atteindra la mer,chaque douleur sa tombe.

Repos

Maintenant seulement je ressens combien je suis las,lorsque je me suis étendu pour me reposer.
Le voyage me maintenait alerte sur le chemin inhospitalier.

Mes pieds ne demandaient pas le repos,Il faisait trop froid pour rester debout;

Mon dos ne sentait pas la fatigue, la tempête me poussait devant elle.

Dans l’humble cabane d’un charbonnier j’ai trouvé un abri,mais mes membres ne trouvent aucun
repos,tant leurs blessures sont vives.

Et toi aussi mon cœur, si sauvage et si fort, dans la lutte et la tempête,tu sens enfin dans l’accalmie,
ton serpent se dresser avec son aiguillon brûlant!

Rêve de printemps

J’ai rêvé de fleurs multicolores,de celles qui fleurissent en mai,

J’ai rêvé de vertes prairies,et du chant joyeux des oiseaux.

Et quand les coqs chantèrent,mes yeux se sont ouverts,il faisait froid et sombre,

Les corbeaux croassaient sur le toit.

Mais là, sur les vitres, qui donc a peint ces feuillages ?

Vous pouvez bien vous moquer du dormeur qui voyait des fleurs en hiver!

Je rêvais d’amour pour l’amour, d’une belle jeune fille, de caresses et de baisers, de plaisirs et de bonheur.

Et quand les coqs chantèrent, mon cœur s’est réveillé,

Maintenant je suis là seul assis et songe encore à mon rêve.

Je ferme à nouveau les yeux, et mon cœur bat toujours aussi brûlant.

Quand verdiront les feuilles à la fenêtre ? Quand tiendrai-je mon amour dans mes bras ?

Solitude

Tel un sombre nuage qui s’enfuit dans le ciel serein quand, dans la cime des sapins, souffle
la brise légère.

Ainsi je vais mon chemin, traversant d’un pas pesant la vie claire et joyeuse, seul et personne
pour me saluer.

Ah, que l’air est calme, Ah, que le monde est beau !

Tandis que grondaient les tempêtes, je n’étais pas si malheureux.

La poste

De la route sonne le cor du postillon.

Qu’a-t-il à bondir ainsi, mon cœur ?

La poste n’apporte aucune lettre pour toi,Qu’as-tu donc à t’affoler si étrangement, mon cœur ?

Mais oui, la poste vient de la ville,où j’avais naguère ma bien-aimée, mon cœur !

Tu veux peut-être aller à la ville,et demander là-bas de ses nouvelles,mon cœur ?

Tête de vieillard

Le givre a jeté un reflet blanc sur mes cheveux ;

J’ai cru que j’étais déjà un vieillard et je m’en suis réjoui.

Mais il a vite fondu,mes cheveux sont noirs à nouveau,

J’en viens à haïr ma jeunesse,quel long chemin jusqu’à la tombe !

Entre le crépuscule et l’aube,mainte tête a vieilli.

Qui le croira ? et la mienne non pendant tout ce long voyage!

La corneille

Une corneille m’avait suivi hors de la ville et jusqu’à maintenant, sans cesse,
elle a volé au-dessus de ma tête.

Corneille, étrange animal,ne veux-tu pas me laisser?

Crois-tu donc te saisir de mon corps comme d’une proie?

Allons ! cela n’ira plus bien loin avec mon bâton de voyageur.

Corneille, montre-moi enfin ce qu’est la fidélité jusqu’au tombeau !

Dernière espérance

Çà et là aux arbres on peut voir encore des feuilles multicolores,

Et je reste devant les arbres, plongé souvent dans mes pensées.

Je regarde une seule feuille et j’y attache mon espérance.

Si le vent joue avec ma feuille, je tremble tout que je peux trembler.

Hélas, et si ma feuille tombe par terre, mon espérance tombe avec elle,

Et avec elle je tombe à mon tou ret pleure sur la tombe de mon espérance.

Au village

Les chiens aboient, les chaînes cliquettent.

Les gens dorment dans leur lit, beaucoup rêvent de choses qu’ils n’ont pas

Et trouvent du plaisir dans le bien et dans le mal.

Mais au matin, tout se dissipe,

-Qu’importe, ils ont joui de leur part et espèrent retrouver ce qu’ils ont laissé à nouveau sur leur oreiller.

Aboyez sur moi encore, chiens à l’affût!

Ne me laissez pas dormir à l’heure du repos,

J’en ai fini avec tous les rêves

Pourquoi donc m’attarder parmi les dormeurs?

Matin de tempête

Comme la tempête a déchiré le manteau gris du ciel

Des lambeaux de nuages flottent alentour en un blême combat.

Et des flammes rouges s’échappent d’entre eux.

Voilà ce que j’appelle un matin comme je les aime!

Mon cœur voit dans le ciel sa propre image

Ce n’est rien que l’hiver, l’hiver froid et sauvage.

Illusion

Une lumière danse gaiement devant moi. Je la suis dans tous les sens, je la suis volontiers
et je vois pourtant qu’elle égare le voyageur errant.

Hélas, celui qui est comme moi malheureux se livre volontiers à cette tromperie multicolore,
qui, par-delà le froid, la nuit, l’horreur, lui promet une maison chaude et claire,
Et une âme accueillante.
Mais l’illusion est tout ce que j’y gagne !

Le poteau indicateur

Pourquoi éviter les chemins que prennent les autres voyageurs ?

Pourquoi chercher un sentier caché sur ces falaises enneigées ?

Je n’ai pourtant rien commis pour fuir les autres humains.

Quel désir insensé me pousse dans ces lieux déserts ?

Il y a des poteaux sur les routes qui indiquent la direction de la ville,

Et je marche sans répit, sans repos je cherche le repos.

Je vois un poteau indicateur se dresser, impassible sous mon regard.

Je dois prendre une route dont nul encore n’est revenu.

L’auberge

Mon chemin m’a conduit vers un cimetière. c’est ici que je veux demeurer me suis-je dit.

O vous vertes couronnes mortuaires, Vous êtes bien les enseignes qui invitent
dans la fraîche auberge le voyageur fourbu à entrer.

Dans cette maison les chambres sont-elles donc toutes occupées ?

Je suis las à m’effondrer, blessé à mort.

Auberge sans pitié,tu me repousses pourtant ?

Encore et encore il me faut aller, o mon fidèle bâton de voyageur !

Courage

Si la neige me vole dans les yeux, je la secoue pour la faire tomber,

Quand mon cœur parle dans ma poitrine,je chante un chant clair et gaiement.

Je n’écoute pas ce qu’il me dit je fais la sourde oreille,

Je refuse de ressentir sa plainte,les plaintes sont pour les fous.

Joyeux, dans la vie je vais contre vent et tempête.

S’il n’y a pas de dieu sur cette terre soyons nous-mêmes des dieux!

Les soleils parallèles

J’ai vu trois soleils se tenir dans le ciel,

Je les ai longuement contemplés, et eux se tenaient là fixement,

Comme s’ils ne voulaient pas me quitter.

Ah ! vous n’êtes pas mes soleils ! Regardez donc les autres en face !

Oui, il y a peu, j’en avais trois, moi aussi,mais les deux plus beaux sont tombés

Puisse donc le troisième tomber aussi !

Dans l’obscurité je me sentirai mieux.

Le joueur de vielle

Là-bas, derrière le village,il y a un joueur de vielle

Et de ses doigts gourds il joue ce qu’il peut.

Pieds nus sur la glace,il va chancelant ça et là

Et sa petite sébile reste toujours vide.

Nul ne daigne l’entendre,Nul ne le regarde

Et les chiens grondent après le vieil homme.

Mais il laisse tout filer,

advienne que pourra,il joue, et sa vielle jamais ne se tait.

Étrange vieillard, dois-je aller avec toi?

Voudrais-tu faire tourner ta vielle pour mes chants ?

Analyse et traductions Gil Pressnitzer