Geoffrey Oryema
Le vent chante dans les savanes
Geoffrey Oryema est apparu un soir dans les cercles de minuits et son chant « Ye Ye ye » invitait aux troubles profonds des savanes. Quand il surgit de nulle part au milieu de la fumée répandue sur scène, avec ses claquements de langue et son instrument le lukimé (piano à pouces, avec une caisse de résonance à lamelles de fer) un autre monde s’ouvre.
Émergeant semble-t-il d’un rideau de feu de brousse, il s’avance hors du temps, sa haute stature, son port altier, ses allures de sorcier font croire au déroulement d’une cérémonie animiste et secrète. Un vent fort se lève dans les savanes et apporte l’odeur des fauves et des hommes en chasse.
Simple, lent et profond comme des méandres de fleuve africain en bout de course, Oryema apporte une nostalgie apaisante. En ce monde où les étiquettes tombent plus vite que feuilles en automne, Oryema sera baptisé le « Leonard Cohen africain ».
Il est né en 1953 à Soroti, dans l’Est de ce qui est encore le Royaume de Buganda, futur Ouganda. Adolescent, Geoffrey Oryema découvre la culture rock anglo-saxonne tout en continuant à s’initier à la flûte, au lukimé (le piano à pouces) et à la guitare.
« Je suis heureux de faire vivre mon pays à ma façon, avec ma musique, parce que l’Ouganda a été détruit par la bêtise humaine et la guerre ethnique ».
Et il s’agit non pas par des incantations ou des purifications de guérisseuse de se protéger des balles, mais par l’humanité de se prémunir de la bêtise.
Loin des griots et de leur magie ancestrale, Oryema plus contemporain, se veut poète désenchanté de l’Afrique et se souvient de la harpe de l’exil : le nanga joué par son père. "Exile" nous parle tout à la fois de l’amour qui ne peut lutter contre la nuit trop courte, et l’aube trop blême, de la terre d’Anaka où est né et où repose son père, de l’exil d’un peuple. Oryema se souvient, mais, curieusement, ses années de galère en France, n’apparaissent jamais. Ni revanche, ni colère, juste une évocation des anciens et de la peine d’un peuple. L’Afrique des tumultes est ailleurs, Oryema lui crée une atmosphère très épurée, une ballade africaine en somme, avec des histoires de village, plutôt que de forêts.
Mélange de musiques traditionnelles, et de compositions personnelles, Geoffrey Oryema envoûte par des mélodies simples, chantantes, mais méfiez-vous, il y a encore pas mal de détresse au bout de ses tresses :
« Je dis que le fait d’avoir longtemps vécu en exil me perturbe parfois. Quand on est loin de la source, il arrive qu’on s’éloigne de la vérité.»
Il doit se souvenir d’un conte plus ou moins authentique, celui du léopard qui court à perdre haleine.
« Pourquoi je cours et je cours sans cesse, en m’épuisant dans la savane ? Un sorcier m’a dit que c’est ma course qui fait tourner la terre, et la terre tourne. D’autres plus savants m’ont dit que je n’y suis pour rien et qu’il est fou de continuer à courir ainsi. Je le sais, mais si le vieux sorcier avait quand même raison ? Alors je continue à courir et la terre continue à tourner ».
De même Oryema chante et chante et la terre continue à tourner, plus ou moins bien d’ailleurs. Le lac Victoria continue à luire au soleil.
Oryema est un acteur puissant et il peut vous parler des heures de sa découverte du théâtre du mouvement, et sur scène il a retenu les leçons de Grotowski et autres dans son apprentissage à l’école dramatique en Ouganda.
Geoffrey Oryema, apparu au firmament du Printemps de Bourges grâce à l’aide de Peter Gabriel et de Brian Eno, n’est pas un produit tiers-mondiste préfabriqué, mais un authentique fils de l’Afrique. Il ne fait pas de la world music mais de la musique ethnique d’aujourd’hui. Du vrai rock ougandais comme il dit en plaisantant ce fan des Rolling Stones.
J’aime bien le rock. Il a beaucoup influencé mon style de musique. En fait, je prends des éléments musicaux de chaque côté, traditionnel et moderne, pour créer mon propre style..Mais il s’agit autant de pop africaine que de musique traditionnelle à forte odeur de curry.
Cette odyssée africaine s’est matérialisée par son disque "Exile". "Exile" c’est le désir de faire écouter à nue, la douleur de l’exil, la tendresse de cette Afrique laissée il y a si longtemps derrière lui.
Oryema a dû fuir l’Ouganda caché dans un coffre de voiture, tandis qu’un incertain Amin Dada massacrait sa famille.: « Nous devions vivre au jour le jour avec, sous nos yeux, ce qui se passait dans la rue. Au vu et au su de tout le monde, des gens étaient abattus ou fourrés dans le coffre d’une voiture ».
En février 1977, son père, devenu ministre, disparaît mystérieusement dans un accident de voiture qui a tout de l’assassinat maquillé. Geoffrey Oryema décide de quitter son pays. Il s’installe en France, en Normandie, près du Havre qui ne sera pas un havre de paix mais de misère, et il n’émerge des petits boulots qu’en 1990.
Son éducation musicale très forte, sa fidélité aux instruments traditionnels, sa méfiance devant l’électrification à outrance de la musique africaine, l’ont fait, après bien des désillusions, rêver à nouveau à la douceur de là-bas. Far from Africa ? Non, car ce blues tendre et nonchalant retrouve les langueurs perdues de cette mère-Afrique. Cette Afrique avec laquelle il a une relation ambiguë, une relation « d’amour et de haine avec l’Afrique ».
La haine et l’amour, car ce pays m’a offert beaucoup de choses ; la haine, parce que tant qu’il y aura des conflits, qu’ils soient tribaux ou politiques, on ne verra jamais la couleur de la démocratie. C’est ma seule critique. D’ailleurs, je parle de cela dans mes chansons parfois. Mais je garde l’espoir.
Pur et doux, Geoffrey Oryema est une révélation. La musique est pour lui « un contre-pouvoir, un outil de communication » permettant de faire découvrir d’autres cultures au public. Geoffrey Oryema a fait son petit bonhomme de chemin, toujours accompagné par son ombre fidèle et éclairante Jean-Pierre Alarcen.Geoffrey Oryema, avec sa haute démarche princière et absente, a mis de la distance entre lui et ses blessures secrètes. Il commence à croire en l’espoir :
Car, même si l’on est dans l’obscurité, il reste un certain degré d’espoir. L’espoir triomphe.
Beat the border, par exemple, est autre chose qu’un chant d’exil, déjà de plain-pied dans ce fameux continent perdu « des musiques du monde ».Pourtant Geoffrey risquait gros en se jetant ainsi dans la gueule du crocodile-technologique qui, lui, ne verse pas de larmes mais des dividendes. Ce disque fait appel aux gros sons rocks, les arrangements complexes et la présence omnipotente de Peter Gabriel, mais Oryema s’en est tiré indemne, content finalement du résultat.
Certes les frémissements et les chuchotements, les feulements et les imprécations sont en arrière-plan, mais Geoffrey ne s’est pas dilué dans la « sono mondiale ».
Grâce à ce disque, après bien des années de galère mais aussi des reconnaissances par ces pairs (Leonard Cohen, Brian Eno...). Geoffrey est sorti des cercles de minuit, des ghettos de la musique. Indifférent aux critiques des puristes qui lui reprochent d’assassiner les racines de la musique africaine, il les retrempe dans d’autres fleuves.
Geoffrey se penche sur son passé ougandais en dédiant une de ses chansons à son père. Mais son retour aux sources est fait de toutes les fontaines de la musique.Geoffrey Oryema ne veut pas se laisser enfermer dans un ghetto, même doré, celui de la musique africaine ou de « la world-music » »:
« Ma musique vient du cœur, elle est libre, et ne peut se mettre en cage. je veux être universel ».
Aussi toutes les palettes sonores sont conviés au banquet de son Afrique : les sonorités rock de la guitare sèche se mêlent aux synthés de la techno et aux accents rêveurs de la nanga, du lukimé et de la sanza ou de la calebasse.
Oryema continue à entendre les voix de la fidélité et il se bat aussi bien pour la sauvegarde de la forêt amazonienne, que pour Amnesty International, Nelson Mandela et aussi pour les sans-papiers en France. Il n’est pas grisé par sa petite gloire, et la met au service de ses engagements. Ce géant débonnaire ougandais continue à dérouler ses émotions, servi par une voix envoûtante, immense, qui roule dans le grave et s’envole irisée d’harmoniques subtils.
Gil Pressnitzer
Discographie
2004 Words
2002 African Odysseus
2000 Spirit
1997 Night to Night
1993 Beat the Border
1991 Exile