Georg Friedrich Haendel

Dixit Dominus HWV 232

L’Europe et le sacré vers 1710

Du sein de l’aurore, ta jeunesse vient à toi comme une rosée

(psaume 109)

La montée de l’exubérance

Les œuvres élaborées entre 1707 et 1714 sont à une période charnière de l’évolution du sacré en musique dans l’Europe Occidentale au seuil des fractures religieuses.
De 1685, date de la Révocation de l’Édit de Nantes, à 1718 année de la mort de Leibniz et accessoirement aussi, un an avant, de Louis XIV, l’Europe aura vu la révolte des protestants de France, la montée puis le schisme du jansénisme, et la toute puissance du mouvement piétiste en Allemagne.

Suivant les cours et les chapelles l’on servait la parole forgée au feu biblique de Luther ou les ors des fêtes solennelles catholiques. Et les mêmes musiciens passaient d’un style à l’autre suivant les tourmentes ou les contraintes de l’histoire d’un jour.
Deux œuvres sont écrites sur un texte latin (Haendel, Vivaldi), l’autre est basée sur un texte allemand de Martin Luther.

L’œuvre austère de Bach date de 1707/1708, l’hymne flamboyant d’un jeune saxon, Haendel, gambadant à 21 ans en Italie date exactement de la même année, et enfin le Gloria de Vivaldi date lui soit de 1714 soit plus vraisemblablement de 1716. Entre ces trois instants musicaux peut se faire un raccourci de ce moment de passage entre la musique qui rend grâce au Seigneur et veut éduquer l’auditeur et celle qui est en train de naître qui sera elle représentation et fascination.

Entre "l’oeuvre-fossile" de Bach issue des profondeurs de l’océan du passé, et celles flamboyantes et italiennes de Haendel et de Vivaldi, la lumière a changé même si chacun se souvient de Dieu, et la musique quitte les chemins de l’adoration pour s’enivrer d’elle-même. Dans cet âge baroque commencé en 1600 et clôt en 1750 se concentre l’abandon du monde ancré dans la vie quotidienne, pour l’émergence d’un autre monde rejetant la robe de bure des formes passées pour revêtir l’habit de lumière de l’opéra. De la laude à la cantate, pour l’édification, le musicien occidental surtout de 1710 veut lui bâtir des fresques témoignant de sa présence. Et les voix s’individualisent et le vertige de l’exubérance succède à la froide transe du tête-à-tête avec Dieu.

Ce huis clos théologique s’ouvre avec l’affirmation de l’artiste mettant sa gloire en écran avec la gloire de Dieu. Ce monde au carcan féodal encore apparent en Allemagne du Nord, à la foi si prégnante, montre déjà sous ses apparences de château fort de Dieu, tous les tumultes intérieurs dont il frémit déjà.
Par le soleil au-delà des styles qui passaient de la France à l’Allemagne, et de l’Italie à la terre entière, la verticalité des prières allait se fondre dans la jubilation des concertos. Le chant d’une voix seule ou d’un seul bloc choral se dissipe en un dialogue, une représentation lyrico-dramatique.
Nous y sommes en 1710, et les œuvres de Haendel et Vivaldi sont déjà à des années-lumière de la cantate-choral, des confessions piétistes du Bach de cette époque. Un certain âge d’or voulant "émouvoir les passions" est là. Cette volonté d’être expressif à tout prix a beaucoup apporté sans doute à la musique.

La folie de Dieu reste pourtant autant puissante dans la nudité musicale et trouve asile dans quelques chorals presque anonymes.

Haendel Dixit Dominus

Dans cette Europe constellée de cours et de roitelets en tout genre, l’appel magnétique du soleil d’Italie était irrépressible. Aussi le jeune saxon, le jeune luthérien Haendel composa à Florence, mais surtout à Rome pour ses "protecteurs" catholiques toute une série de motets latins - une douzaine - dont trois avec chœur. Le Dixit Dominus (HMV 232) est l’œuvre la plus connue de cette période de fougueuse jeunesse (Haendel a 22 ans lors de la composition), et elle démontre de façon éclatante la différence entre son très exact contemporain et néanmoins collègue obscur, Bach, né à quelques encablures, qui lui reste toujours prisonnier de sa géographie intérieure.

Cette différence est la facilité de s’adapter à l’air du temps - Haendel pendant ces trois années de lumière écrira plus italien que toute la Grande Italie du Monde, plus tard il sera le plus anglais de l’univers avec ses anthems, ses merveilleuses machines musicales : ses oratorios anglais.

Ce motet Dixit Dominus est écrit sur le texte du psaume 109, il est en sol mineur, et a été écrit à Rome en avril 1707.
Son effectif est celui pratiqué à l’époque à savoir soprano, alto ou contre-ténor, chœur avec 2 pupitres de soprano, un pupitre d’alto, un pupitre de ténor, un pupitre de basse.
Un orchestre à cordes et une basse continue, constituent l’écrin sonore de ces voix.
Tout à fait contemporains figurent un Laudate Dominum, un Gloria et un grand oratorio dramatique pour célébrer Pâques "La Résurrection".

Ce tout jeune homme, refusant d’abjurer sa foi luthérienne fascine tout ce cénacle regroupant les "grands" de ce monde : poètes, musiciens et cardinaux-protecteurs. Déversant en abondance le charbon musical pour la fournaise catholique romaine, le jeune Haendel, le turbulent saxon ou plutôt le sujet de l’électeur de Brandebourg s’émancipe et s’ébroue. Il fait avec frénésie ses gammes et se lance en parallèle dans la composition d’innombrables cantates italiennes propres " à faire chanter jusqu’aux êtres inanimés". Plus que Bach pris dans les glaces piétistes, il faudrait à ce moment rapprocher Haendel de son quasi-jumeau Dominico Scarlatti. Ne pouvant rester en cage en province, Haendel est, et sera plus encore le prototype du grand musicien international refusant l’enfermement des bigots d’une petite ville. Lui partait déjà, musique au fusil, conquérir l’Europe.

Le Dixit Dominus de 1707 est de fait une composition religieuse sur des, textes triomphaux, et elle sonne profondément catholique et romain. Le côté caméléon musical de Haendel s’épanouit ici, et lui le créateur avant Bach de la passion-oratorio s’il se souvient à jamais de la marque indélébile du choral luthérien aurait pu merveilleusement chanter la gloire de toute religion révélée ou non.
Le Dixit Dominus est le versant italien de Haendel, dans une grande mise en scène de psaumes et d’ornements sacerdotaux propres à la Rome vers 1710. C’est une musique à la fois délicieusement pleine de pompes, d’emprunts vivaldiens ou scarlatiens (Alessandro surtout) et d’un panache, d’une générosité mélodique jaillissante.

Cette œuvre est un petit miracle, et elle reste une des plus "parfaites" de Haendel qui vient de trouver sa voix, sa voie aussi qu’il ne quittera plus. Il est toujours émouvant d’assister à la naissance d’un grand musicien qui se trouve enfin.
Dixit Dominus est le chef-d’œuvre qui fait basculer Haendel vers la gloire.

Quand on songe que ce "petit musicien inconnu" est allé défier les Italiens jusqu’au coeur de leur forteresse et qu’il a gagné !
De ce corps à corps avec une religion autre, des formes musicales autres, d’un soleil autre, Haendel sort vainqueur, et en route vers la gloire.

Cette œuvre, exactement contemporaine de la cantate 4 de Bach, est fascinante par son utilisation du style antique (plain-chant, mélodie presque grégorienne, polyphonie,...) avec toute sa verve étonnante.
Le plus novateur pour Haendel dans cette œuvre est le travail sur l’écriture concertante qui plonge dans la jeunesse des principes du concerto grosso.

Le dialogue permanent de l’orchestre avec plusieurs instruments se retrouve dans la volonté de contrastes entre les interventions de voix individualisées aux masses chorales, la volonté aussi d’effets étonnants pour saisir l’auditeur.

Cette œuvre coule, roule parfois, de façon haletante et elle rebondit comme une cascade sur les rochers du texte du psaume.
Dialogue, rebonds, dramatisme, effets "naturalistes", volonté de saisir les passions à la gorge par quantité d’images fortes, tout cela pourrait définir ce Dixit Dominus.

Œuvre d’emportement, d’enivrement aussi pour Haendel qui volait de découvertes en découvertes (Corelli,...) elle se sert du texte plutôt qu’elle ne le sert. Qu’importe puisque le résultat est le saisissant et le fameux psaume 109 si souvent mis en musique (Vivaldi deux fois !) trouve ici un théâtre sonore saisissant.

Haendel comme le dit le texte "boit au torrent pendant la marche et c’est pourquoi il relève la tête".
Plus tard, bien plus tard, le Haendel du Messie et des fastes des couronnements utilisera encore les vagues tumultueuses libérées dans ce Dixit Dominus.

Dixit Dominus

Motet (Psaume 109) en sol mineur, composé à Rome en avril 1707.
Effectif : soprano, alto, chœur orchestre à cordes et basse continue.

Ce motet, car il s’agit d’un motet, comprend huit mouvements précédés d’une sorte d’ouverture. Il propose en vingt minutes une vision du triomphe du ciel.
Le premier chœur oppose un chœur conquérant avec des interventions solistes qui concertent avec les masses mises en jeu pour affirmer les paroles triomphales de l’Éternel. Ce chant de triomphe se retrouvera souvent chez le vieux Haendel.

Suivent deux arias d’église d’abord pour alto, "Virgam vintutis" et ensuite pour soprano, "Tecam principum".
Le climat, malgré les paroles dominatrices, a changé et la volupté sonore, la sensualité mélodique sont plus chants de cour que chants de triomphe.

Vocalises, dialogues concertants incessants avec l’accompagnement soit de basses pour le premier, soit des violons pour le second forment la magie sonore de cette musique qui laisse la gloire pour dérouler le chaud velours du présent.
Le chœur reprend la parole pour quitter les joies de l’opéra et réaffirmer la promesse de l’Éternel, mais ce mouvement "Juravit Dominus" est aussi étonnant.
Mélangeant des moments suspendus avec une allègre polyphonie Haendel intrigue par de biens étranges sortilèges harmoniques.
Cette promesse de Dieu est criée, chuchotée aussi avec de grands silences.

Le cinquième mouvement "Tu es sacredo" lui aussi dévoile au chœur, est bien plus orthodoxe, et utilise le style antique où fleurit le contrepoint.
Le sixième mouvement ainsi que le septième retrouve la forme du chœur avec intervention des solistes.
Musique fuguée avec de nombreux effets figuratifs elle utilise souvent le décalage entre voix et les effets saisissants sur certains mots (droite, brisure des rois, justice, mine…). L’orchestre à cordes se renvoie le commentaire, et les solistes font des entrées fuguées.
Dans le sixième mouvement un moment superbe se déroule de façon haletante, répétitive et obsédante sur le texte "il brise les têtes sur toute l’étendue du pays".
Ce passage qui rompt totalement avec le reste est extraordinairement saisissant et décrit la justice de Dieu en faisant entendre le bruit des os qui se brisent.

Ce sommet de l’œuvre, le plus long plus de huit minutes, laisse la place à une pastorale pour le septième mouvement. L’envolée de la soprano, puis de la contralto ne s’oublient pas, des portes d’ailleurs se sont ouvertes, un avant-goût d’éternité ou de paradis sans doute.

Le "Gloria Patrie" conclusif est aussi introduit par les solistes avant que ne soit bouclée l’œuvre par un rappel des motifs initiaux, et l’œuvre s’achève en grande pompe solennelle.
Les deux portiques du motet sont donc le début et la fin déjà du futur Haendel bâtisseur de fresques sonores, le reste baigne dans l’innocence d’une musique ensoleillée, amoureuse des voix lumineuses autant que de la gloire de Dieu.

Souffle et couleur, irruption de lumière le Dixit Dominus de Haendel déchire la nuit en nous et au milieu du temps annonce un grand compositeur autant que la parole divine.