Georges Brassens

La sueur de tonton Georges

Une chanson c’est une petite fête de notes et de mots.

(Brassens)

Comme un cachalot remontant du fond des filets des mots, Tonton Georges venait reprendre souffle parmi nous entre deux chansons. Arc-bouté sur l’ancre solide de marine de la contrebasse de Pierre Nicolas, tenant sa guitare comme une bouée, il transpirait autant qu’il chantait.
Son beau sourire de gosse malicieux qui venait de faire une blague, quand les trous de mémoire faisaient des ronds sur ses chansons, sa main tendue vers le verre d’eau comme un explorateur du désert des consciences, il se dandinait ours mal assuré, toujours étonné que l’on écoute "ses vers de mirliton" et toujours prêt à remettre ses chansons au fond de sa guitare.
Ce n’était pas les larmes des anges qui soupirent mais la signature au front d’un modeste artisan, qui sur l’établi du papier aura raboté mille fois un mot jusqu’à ce qu’il sonne évident et juste. Et puis les larmes de Georges il fallait être de sa tribu de copains pour les entrevoir, et encore.
Les chats qu’il aimait tant plissent leurs yeux pour le voir réapparaître avec sa main bourrue et tendre sur leur dos. Sa pipe ne fait plus de signaux de fumée pour les Indiens survivants que nous sommes. Tout est calme au cimetière marin. Brassens est encore une fois angoissé à guetter derrière le rideau de la vie son entrée en scène, il a peur du bruit du monde encore moins libre qu’à son époque.
Et cette chaise où il posait son pied, parfois tremblant de trac, elle cherche un rempailleur au ciel.

Le libertaire amoureux s’est retiré sur la pointe de sa guitare et dans les mauvais calculs de ses reins, et l’impasse de ses intestins. Sa vieille citroen DS se met en phares de temps en temps pour lui laisser un message dans les étoiles, là-bas.
Il doit être en train de faire la sieste en fredonnant une chanson de Tino Rossi ou Charles Trenet qu’il aimait tant. Sa mère Elvira lui avait appris à chanter sans cesse comme un pinson écervelé. Son père maçon lui avait donné le respect et l’amour de la belle ouvrage. Gibraltar son ami doit fouiller les bibliothèques du paradis pour lui trouver des poètes à lire, par exemple Armand Robin.
Oui le Grand Pan est mort et toutes les divinités des sources, des amours et des arbres tournent en rond. Cette mort si familière avec toi, que comme nous, elle te tutoyait et t’appelait tonton Georges, a fini par te tirer par ta moustache de sapeur. Tu n’auras plus mal aux dents, mais nous on a mal un peu partout, maintenant que toi le gros matou, tu es parti les pieds devant. En se souvenant sans doute de Paul Fort.

Il faut nous aimer sur terre
Il faut nous aimer vivants
Ne crois pas au cimetière
Il faut nous aimer avant
Il faut nous aimer sur terre
Il faut nous aimer vivants.
Ta poussière et ma poussière
Seront les jouets du vent

Tu n’aimais pas que l’on te mette à la même ombre que les statues des poètes, tu les aimais trop pour ne pas te sentir tout petit. "La chanson, c’est la poésie à la portée de toutes les bourses" plaisantait-il.
Mais si certains vivent dans nos têtes, ils te le doivent. N’est-ce pas Musset, Paul Fort, Aristide Bruant, Aragon, Norge, Nadaud, Hugo, François Villon, Lamartine, Francis Jammes, Jean Richepin...
Lui qui disait par cœur Baudelaire, ne le mit jamais en musique, cela m’a toujours intrigué. Sans doute Baudelaire était - il un soleil trop noir pour ce méridional qui toujours aura refusé le tragique.
Doux sceptique, tendre anarchiste, merveilleusement nonchalant, il cheminait dans les chemins creux hors des fanatismes et des prêches. De sa vie il n’aura signé qu’une pétition, c’était contre la peine de mort. « Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente ». Brassens nous a donné des armes contre l’instinct grégaire. Le gros n’allait pas en file.

L’ombre de Jeanne, l’ombre de Püppchen seront pour toi le fidèle, les parasols frais de l’amour.
Timide et généreux, surtout si cela ne se savait pas, il n’était pas dans l’air du temps, il le faisait ce temps plus doux. Ici un gala pour les animaux, là une recette laissée à des organisateurs désargentés, mais on ne pouvait l’imaginer dans un groupe d’Enfoirés, car il considérait la pudeur comme une vertu cardinale, lui le mécréant.
À la mort de Brassens en 1981, Félix Leclerc écrira : « Brassens était un oublieux. Il lui arrivait d’oublier son cachet dans des maisons de jeunes qui avaient besoin d’argent (à la condition que personne ne le sache).
Sur le coin de la table, il a aussi oublié quelques chansons éternelles. Mais ça, c’était difficile de le cacher."
De Paris où il est monté à 18 ans il ne voudra connaître que les rues secrètes (ah le 7 de l’impasse Florimont!.), les arrière-cours et les banlieues.
être du maçon comme son père, il fut relieur, fraiseur, mais toujours en vacances du réel, et plongé dans les livres de ses chers amis poètes.

Je l’ai souvent vu sur scène (Alcazar à Marseille, Toulouse et ailleurs) jusqu’en 1973, mais jamais je n’ai osé lui adresser la parole alors que j’étais tout près de lui. Trop intimidant pour moi qui le porte encore si haut. La nudité extrême de la scène, un cercle de craie de lumière, le flot rocailleux de sa voix, étaient pour moi les pages silencieuses des livres. Chaque mot était à déguster grain à grain, la souffrance manifeste de Georges sur scène, lui qui aurait sans doute préféré être ailleurs, ajoutait au don de ses poèmes. Statique par nécessité, il se contentera d’adjoindre plus tard les contre-chants de la guitare de Joël Favreau. Mais il restait majestueusement immobile, pris entre ses mots, ses coliques néphrétiques, et son trac tout puissant qui faisait déborder ses lacs intérieurs sur nous.
Depuis ce 8 mars 1952 déjà avec Pierre Nicolas, il aura trempé les scènes de sa peur et de sa sueur. Il suivra son chemin "Ours bien léché de la chanson", mais on savait tous qu’il préférait refaire le monde avec ses copains et travailler ses chansons, que faire "l’artiste".

Il venait humer la salle comme un chat méfiant, il scrutait les visages des spectateurs au travers des rideaux, et puis infiniment timide, il s’avançait pataud comme un ours qui a laissé échapper le miel. Confus et inquiet que la magie n’opère plus. Sa sueur était le suaire de toutes ses émotions intérieures. Toutes se terminaient en sources sur son front et son sourire les rabattait sur le doux paillasson de sa moustache. S’il revenait souvent en coulisses c’était pour reprendre courage auprès de ses copains cachés derrière.
Les discours entre les chansons ce n’était pas pour lui, un sourire comme soleil entre les brumes, des confidences secrètes avec Pierre Nicolas, pivot des mélodies et il sortait une petite nouvelle de sa guitare. Il chantait des chansons pour les copains, et il n’avait pas besoin" de quarante violons cachés dans le placard". Pour lui il suffisait que les gens repartent en fredonnant ses chansons.

On se repassait entre copains ses disques en contrebande comme un acte de résistance contre la bourgeoisie. Nous avions moins de 17 ans et cela nous a sauvés d’ Elvis Presley et consorts gominés. Nous étions tous grâce à lui des mauvais sujets repentis, nous rêvions tous de voir sodomiser les juges injustes, et dans quelque mansarde improbable nous chantions ses chansons comme autant d’amulettes contre le temps.
Au-delà de cette poussée d’acné juvénile, il me souvient du choc irrémédiable ressenti en écoutant tard le soir en direct à la radio, Brassens qui chantait La marche nuptiale et le Testament. De ce moment j’ai su que je ne cesserais jamais d’écouter Brassens. J’ai tenu parole.

Quel dommage que sa boîte de disques ait si peu voulu diffuser ses enregistrements en public, à part Bobino et l’Angleterre, car c’était en ces moments de complicité, de chaleur humaine que tonton Georges nous parlait le plus.
Il tenait à ce que le texte soit entendu, et il soignait sa diction. Et quand les fous rires ne le prenaient pas, il avançait balourd vers la fin de son récital qu’il voulait toujours accompagné d’une première partie (Louki, René-Louis Lafforgue, Marie-José Vilar...) pour donner leurs chances aux chansons.
Ses textes parlaient souvent de la mort, de la connerie de la guerre, de la force et de la fidélité de l’amitié, de la présence respectueuse et tendre de la femme, exceptée pour la petite peste de petite Jo qui l’avait mis en lambeaux. Le blason féminin avait trouvé son héraut, la mort son esprit moqueur. Il la laissera d’ailleurs à titre de revanche ramper en lui, refusant de se soigner.
Sa musique, dont on commence à entrevoir la richesse mélodique, est immergée dans ce qu’il entendait à la radio jour après jour dans son enfance. La découverte du swing, celle de Trenet et de Ray Ventura et surtout Django Reinhardt. "Je donnerai tout Wagner pour une chanson de Vincent Scotto" est resté sa croyance.
Longtemps Brassens se sera couché tôt préférant écrire ou rêvasser aux petites lueurs de l’aube et composer au piano des lambeaux de mélodies en quête de textes.
Ses textes se façonnaient des années durant, comme vin en cave, comme blé en grenier.

"Écrire, écrire et écrire encore...
Essayer cent mots pour en trouver un" disait Brassens.
Il les rodait d’abord devant ses copains, puis sur scène, après les avoir polis et repolis jusqu’à ce qu’ils brillent d’un seul bloc. De son écriture ronde et enfantine il remplissait et raturait plus encore des cahiers d’écolier. Il en sortait des arbres à chansons.
Malgré ses copains, malgré ses attaches ici-bas, Brassens a toujours paru décalé et perdu dans son temps et ses yeux tristes semblaient regretter un temps jadis. En regardant l’insondable des chats il pouvait alors dialoguer avec l’ailleurs.
Cette mauvaise herbe aura fait des jardins enchantés. Des claires fontaines nous auront été données, maintenant gît une feuille morte dans la fosse commune du temps, salut Tonton Georges.
"Va-t’en voir là-haut si j’y suis" semble-t-il nous dire narquois maintenant et ses gouttes de sueur tombent d’en-haut sur nous comme une pluie douce et bienfaisante.

"Et c´est triste de n´être plus triste sans vous" dit la lune qui écoute aux portes.

Gil Pressnitzer

Textes de Georges Brassens

Les textes des chansons de Brassens se trouvent simplement, aussi seuls ici sont mentionnés quelques textes essentiels.

La marche nuptiale

(Paroles et musique: Georges Brassens, 1957)

Mariage d’amour, mariage d’argent,
J’ai vu se marier toutes sortes de gens :
Des gens de basse source et des grands de la terre,
Des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires...

Quand même je vivrai jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent épouser devant Monsieur le Maire.

C’est dans un char à bœufs, s’il faut parler bien franc,
Tiré par les amis, poussé par les parents,
Que les vieux amoureux firent leurs épousailles
Après long temps d’amour, long temps de fiançailles.

Cortège nuptial hors de l’ordre courant,
La foule nous couvait d’un œil protubérant :
Nous étions contemplés par le monde futile
Qui n’avait jamais vu de noces de ce style.

Voici le vent qui souffle emportant, crève-cœur !
Le chapeau de mon père et les enfants de chœur...
Voilà la pluie qui tombe en pesant bien ses gouttes,
Comme pour empêcher la noce, coûte que coûte.

Je n’oublierai jamais la mariée en pleurs
Berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs...
Moi, pour la consoler, moi, de toute ma morgue,
Sur mon harmonica jouant les grandes orgues.

Tous les garçons d’honneur, montrant le poing aux nues,
Criaient : "Par Jupiter, la noce continue !"
Par les hommes décriés, par les dieux contrariés,
La noce continue et Viv’ la mariée !

Le testament

(Paroles et musique: Georges Brassens, 1954)

Je serai triste comme un saule
Quand le Dieu qui partout me suit
Me dira, la main sur l´épaule
"Va-t´en voir là-haut si j´y suis"
Alors, du ciel et de la terre
Il me faudra faire mon deuil
Est-il encor debout le chêne
Ou le sapin de mon cercueil

S´il faut aller au cimetière
J´prendrai le chemin le plus long
J´ferai la tombe buissonnière
J´quitterai la vie à reculons
Tant pis si les croqu´-morts me grondent
Tant pis s´ils me croient fou à lier
Je veux partir pour l´autre monde
Par le chemin des écoliers

Avant d´aller conter fleurette
Aux belles âmes des damnées
Je rêv´ d´encore une amourette
Je rêv´ d´encor m´enjuponner
Encore un´ fois dire: "Je t´aime"
Encore un´ fois perdre le nord
En effeuillant le chrysanthème
Qui est la marguerite des morts

Dieu veuill´ que ma veuve s´alarme
En enterrant son compagnon
Et qu´pour lui fair´ verser des larmes
Il n´y ait pas besoin d´oignon
Qu´elle prenne en secondes noces
Un époux de mon acabit
Il pourra profiter d´mes bottes
Et d´mes pantoufl´s et d´mes habits

Qu´il boiv´ mon vin, qu´il aim´ ma femme
Qu´il fum´ ma pipe et mon tabac
Mais que jamais - mort de mon âme
Jamais il ne fouette mes chats
Quoique je n´aie pas un atome
Une ombre de méchanceté
S´il fouett´ mes chats, y a un fantôme
Qui viendra le persécuter

Ici-gît une feuille morte
Ici finit mon testament
On a marque dessus ma porte
"Fermé pour caus´ d´enterrement"
J´ai quitté la vie sans rancune
J´aurai plus jamais mal aux dents
Me v´là dans la fosse commune
La fosse commune du temps

Le Père Noël et la petite fille

(Paroles et musique: Georges Brassens, 1960)

Avec sa hotte sur le dos
Avec sa hotte sur le dos
Il s´en venait d´Eldorado
Il avait une barbe blanche
Il avait nom "Papa Gâteau"

Il a mis du pain sur ta planche
Il a mis les mains sur tes hanches

Il t´a prom´née dans un landeau
Il t´a prom´née dans un landeau
En route pour la vie d´château
La belle vie dorée sur tranche
Il te l´offrit sur un plateau

Il a mis du grain dans ta grange
Il a mis les mains sur tes hanches

Toi qui n´avais rien sur le dos
Toi qui n´avais rien sur le dos
Il t´a couverte de manteaux
Il t´a vêtue comme un dimanche
Tu n´auras pas froid de sitôt

Il a mis l´hermine à ta hanche
Il a mis les mains sur tes hanches

Tous les camées, tous les émaux
Tous les camées, tous les émaux
Il les fit pendre à tes rameaux
Il fit rouler en avalanches
Perles et rubis dans tes sabots

Il a mis de l´or à ta branche
Il a mis les mains sur tes hanches

Tire la bell´, tir´ le rideau
Tire la bell´, tir´ le rideau
Sur tes misères de tantôt
Et qu´au-dehors il pleuve, il vente
Le mauvais temps n´est plus ton lot

Le joli temps des coudées franches
On a mis les mains sur tes hanches

Le vingt deux septembre (Paroles et musique: Georges Brassens, 1964)

Un vingt et deux septembre au diable vous partîtes,
Et, depuis, chaque année, à la date susdite,
Je mouillais mon mouchoir en souvenir de vous...
Or, nous y revoilà, mais je reste de pierre,
Plus une seule larme à me mettre aux paupières :
Le vingt et deux septembre, aujourd´hui, je m´en fous.

On ne reverra plus, au temps des feuilles mortes,
Cette âme en peine qui me ressemble et qui porte
Le deuil de chaque feuille en souvenir de vous...
Que le brave Prévert et ses escargots veuillent
Bien se passer de moi et pour enterrer les feuilles :
Le vingt-e-deux septembre, aujourd´hui, je m´en fous
Jadis, ouvrant mes bras comme une paire d´ailes,
Je montais jusqu´au ciel pour suivre l´hirondelle
Et me rompais les os en souvenir de vous...
Le complexe d´Icare à présent m´abandonne,
L´hirondelle en partant ne fera plus l´automne :
Le vingt et deux septembre, aujourd´hui, je m´en fous
Pieusement noué d´un bout de vos dentelles,
J´avais, sur ma fenêtre, un bouquet d´immortelles
Que j´arrosais de pleurs en souvenir de vous...
Je m´en vais les offrir au premier mort qui passe,
Les regrets éternels à présent me dépassent :
Le vingt et deux septembre, aujourd´hui, je m´en fous.

Désormais, le petit bout de cœur qui me reste
Ne traversera plus l´équinoxe funeste
En battant la breloque en souvenir de vous...
Il a craché sa flamme et ses cendres s´éteignent,
A peine y pourrait-on rôtir quatre châtaignes :
Le vingt et deux septembre, aujourd´hui, je m´en fous.

Et c´est triste de n´être plus triste sans vous

La non demande en mariage

Ma mie, de grâce, ne mettons
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche,
Tant d’amoureux l’ont essayé
Qui, de leur bonheur, ont payé
Ce sacrilège...

Refrain j’ai l’honneur de
Ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas
Nos noms au bas
D’un parchemin.

Laissons le champs libre aux oiseaux,
Nous serons tous les deux prisonniers sur parole,
Au diable, les maîtresses queux
Qui attachent les coeurs aux queu’s
Des casseroles!

(au refrain)

Vénus se fait vieille souvent
elle perd son latin devant
La lèche-frite
A aucun prix, moi je ne veux
Effeuiller dans le pot-au-feu
La marguerite.

(au refrain)

On leur ôte bien des attraits,
En dévoilant trop les secrets
De Mélusine.
L’encre des billets doux pâlit
Vite entre les feuillets des li-
vres de cuisine.

(au refrain)

Il peut sembler de tout repos
De mettre à l’ombre, au fond d’un pot
De confiture,
La joli’ pomme défendu’,
Mais elle est cuite, elle a perdu
Son goût "nature".

(au refrain) De servante n’ai pas besoin,
Et du ménage et de ses soins
Je t’en dispense...
Qu’en éternelle fiancée,
A la dame de mes pensées
Toujours je pense...

(au refrain)

voir Un lien officiel