Hariprasad Chaurasia

Le souffle sensuel de l’esprit

Chaurasia est sans contexte le musicien le plus populaire en Inde, et ses talents de flûtiste l’ont fait côtoyer d’autres univers : Jan Garbarek, John Mc Laughlin.
Né en 1938 à Allahabad, il n’est curieusement issu d’aucune dynastie de musicien. Le chant l’a d’abord fasciné et très souvent, enfant, il chantait. Deux ans d’étude de la voix ne l’ont pas satisfait et le choc vint en écoutant à la radio un récital de flûte en bambou (bansuri).

La plupart des maîtres refusent cet élève bouillonnant et sans lignage. Après bien des ruses et des péripéties, il arrive à se faire admettre chez un gourou Annapurna Devi, qui jouait du surbahar, instrument au timbre sonore grave. Elle était aussi la femme de Ravi Shankar.

Car ce n’est pas un instrument que voulait apprendre Chaurasia mais une véritable tradition musicale. Et sa personnalité s’est épanouie, ses qualités tonales, sa merveilleuse maîtrise du souffle, le son moelleux profond et subtil qui n’appartiennent qu’à lui, ont tôt fait de Chaurasia le plus grand flûtiste de l’Inde.
Pour bien comprendre qui est Chaurasia, il faut aussi dire qu’il était d’abord lutteur, oui lutteur dans les combats.
Puis devenu virtuose de son instrument il joue comme ses collègues de la flûte suivant la tradition c’est-à-dire côté droit.
Sa rencontre avec un gourou à 34 ans, lui révèle qu’il est un grand musicien, mais n’est pas lui-même. Il arrête de jouer instantanément pendant quatre ou cinq ans pour se réapprendre et véritablement sentir la musique du fond de lui.
Tous ses doigtés, tous ses phrasés sont revus, et enfin jouant maintenant flûte à gauche (main droite la première), il sait qui il est.
Ses interprétations des ragas au climat romantique, voire magique avec de longs développements méditatifs lui ont permis de faire accéder l’instrument le plus pauvre, le plus nu de toute la musique, au rang des grands instruments de la musique d’Inde du Nord.

Son art souverain de l’improvisation a rendu la flûte de roseau pensante et proche de l’esprit.
Proche de la voix, autant que du souffle créateur, la flûte bansuri redevient, comme dans les textes sacrés, ensorcelante, sensuelle et divine à la fois, elle est pourtant humble avec ses huit trous, son corps d’arbuste, mais d’elle s’élèvent les premiers sons du monde.
Il faut également savoir que le monde de l’Inde n’a rien à voir avec le monde occidental pour qui le corps est impur alors que l’âme est tout. En Inde tout vient du corps et tout y retourne.
Du corps sort le souffle, la spiritualité vient du corps qui ne saurait être péché ou pourriture.
Comme la flûte ne peut sonner que si elle est séparée du roseau, totalement séparé pour ne pas n’être que du roseau coupé, le musicien doit être séparé de son instrument, totalement séparé de son instrument. Il doit être un corps qui souffle. Tout est physique dans l’univers de l’Inde. Le dépassement spirituel ne s’acquiert qu’à partir du corps et son éloignement. Pour lui la flûte bansouri, humble morceau de bambou percé de six trous, est un instrument qui relie au ciel: « Cela ressemble à un son qui venait du ciel, de la rivière des montagnes. Cette musique, c’est comme si Dieu murmurait quelque chose ».

Chaurasia murmure chaque son subtilement, usant de micro-intervalles, et jamais voix humaine et musique n’ont été aussi entrelacées. Près de trente ans de carrière ont amené Chaurasia à être toujours plus près du chant.

Jamais la musique indienne n’est apparue aussi simple et chatoyante qu’avec lui. Cette musique si complexe avec ses 72 notes, si difficile que jamais personne n’est parvenu à la transcrire par écrit.
Hariprasad signifie "Grâce de Dieu" et il est édifiant qu’un musicien, sans caste, quasi autodidacte, simplement avec son souffle intérieur, se soit approché si près de l’indicible.
Musicien aux mille nuances, aux mille voix humaines libérées par le souffle, Chaurasia envoûte par la beauté du son de cette flûte qu’il taille lui-même dans du bambou d’Assam.
Doux et veloutés, les chants de Chaurasia sont la voix même de la musique, la douce intrusion d’un monde sans chaos.

Gil Pressnitzer