Henri Dutilleux

Métaboles

Un concerto pour orchestre en fondu-enchaîné

Baudelairien flamboyant, Henri Dutilleux est aussi un compositeur extrêmement réfléchi portant longtemps ses œuvres en lui avant de les livrer au public.

Une ligne constante parcourt ses quelques pièces qu’il a jugées suffisamment abouties (2 symphonies, un concerto pour violoncelle "tout un monde lointain ", un concerto pour violon "l’arbre des songes", un quatuor à cordes "ainsi la nuit"…). Il se situe parmi les musiciens de la couleur, à la fois harmonique et orchestrale.

Cette structure poétique qu’il porte en lui, est un climat incantatoire associé à une grande rigueur de moyens pour "composer des œuvres qui soient unitaires comme celles du passé et ouvertes et mobiles comme celles du présent". Ainsi opère-t-il avec les cinq Métaboles pour orchestre commandées en 1959 pour l’orchestre de Cleveland et finalement créées seulement le 14 janvier 1964 à Boston sous la direction de Georges Szell.

Patiemment élaborées, avec ce côté artisan soupçonneux propre à Dutilleux, ces Métaboles sont écrites pour un grand orchestre avec une percussion foisonnante. Dutilleux, très pointilleux, se tient à la définition du dictionnaire: figure de rhétorique par laquelle on répète dans la seconde partie d’une phrase des mots employés dans la première, mais dans un ordre différent qui en modifie le sens.

Les cinq pièces doivent s’enchaîner sans interruption et ne peuvent être dissociées car comme l’indique le titre choisi soigneusement de Métaboles, "elles doivent figurer une ou plusieurs idées dans un ordre ou des aspects différents jusqu’à leur faire subir, par étapes successives, un véritable changement de nature".

Dutilleux s’explique ainsi:
«George Szell m’avait demandé d’écrire tout spécialement pour la plus grande formation de l’orchestre, c’est-à-dire pour les bois et les cuivres par quatre. Mais il me laissait évidemment toute liberté quant aux dimensions et à la forme de l’œuvre. Mon propos était de m’écarter du cadre formel de la symphonie. (.) Il s’agit, en somme, d’un concerto pour orchestre. Chacune des cinq parties privilégie une famille particulière d’instruments, les bois, les cordes, les percussions, les cuivres, et l’ensemble pour conclure. »

Cette œuvre composée entre 1962 et 1964 veut explorer les idées de métamorphoses. Et comment par de subtils et très graduels changements, presque imperceptibles, on peut modifier en profondeur toute la structure d ’une pièce. Métaboles veut dire pour Dutilleux faire subir à ses idées musicales, « par étapes successives, un véritable changement de nature ».
Cela est presque autant une réflexion esthétique, sémantique et picturale, qu’une réflexion musicale. Les liens entre langage et musique sont assumés.
Cette diction musicale se modifie profondément suivant les échos reçus autour de la proposition faite d’un thème. Comme des réflexions qui éclairent et changent la portée des mots, ici c’est la portée des sons qui se modifient.

Cette transformation doit engendrer la suivante en filigrane, en véritable fondu-enchaîné. chacune des pièces porte en gestation la suivante et finit par la révéler, et la cinquième en réunissant tout l’orchestre, unifie l’ensemble en reprenant toutes les figures induites "dans un lent mouvement ascensionnel".
Ce curieux concerto pour orchestre donne tour à tour, suivant les pièces, la prédominance respectivement aux bois, puis aux cordes, puis aux cuivres, enfin à la percussion : la péroraison finale reprend tous les fils de la composition. Toute l’œuvre est bâtie sur ce procédé où la pièce suivante est née au travers de la précédente par déformation.

Les cinq pièces s’enchaînent sans interruption et sont un édifice construit pour la gloire et la défense de l’art de la variation. Dutilleux a également voulu concevoir un "concerto pour orchestre". Et dans ces métaboles, il aura introduit du "différent dans le semblable". Ce changement perpétuel donne un tissu foisonnant, une forêt sensuelle en évolution constante et proliférante.

Des notes pivots (la note mi de Wozzeck !), des intervalles privilégiés cimentant le tout, l’utilisation de forme cyclique, des exercices autour de formes (rondo, passacaille…) font des Métaboles une filiation d’Alban Berg.

N’allez pas croire à une musique froide et scolastique car la poésie propre au musicien qui a passé un pacte "avec la nuit étoilée " emporte tout. Tout bruisse, tout foisonne et rebondit en fulgurances. Les timbres et les parfums tournent dans l’air du soir de cette musique.

Métaboles

Pour Dutilleux, chaque pièce trouve dans la précédente un pré-écho, et une rémanence dans la suivante. Une section de l’orchestre a un rôle dominant dans les quatre premières parties, et dans la dernière partie elles se regroupent toutes enfin, la métamorphose étant achevée.
Ce court moment de musique, 16 minutes à peine recèle l’univers de Dutilleux. Son mélange de songes et de sons est celui d’un univers personnel. Chaque mouvement est issu du précédent.

Première pièce : Incantatoire

Dans la jungle des bois, une mélodie initiale, comme un cri d’oiseau, vient et revient telle une psalmodie, un exorcisme. Traité comme un rondo obsessionnel, ce début est parfois scandé par des blocs musicaux faisant penser à Messiaen. Il s’agit de l’exposé de la proposition de base dite par les cordes. Elle est soumise aux questions qui vont la modifier.

Deuxième pièce : Linéaire

C’est le morceau le plus lyrique de l’œuvre et il ne fait appel qu’aux cordes. Elles se divisent sans cesse, en s’accroissant jusqu’à la prolifération (presque trente parties indépendantes !). En fait il y a vraiment quatorze parties réelles obtenues par la division des cordes. Ces polyphonies de cordes deviennent une excroissance biologique se multipliant à l’infini. Ce mouvement est un mystère cellulaire.
Dutilleux dit que ce morceau est un lied. Le thème primordial du début est transformé en axe central du discours.

Troisième pièce : Obsessionnel

Sorte de passacaille basée sur une série de douze sons, cette partie n’est pas un devoir sériel mais une course à l’abîme rapide ponctuée par les cuivres à l’unisson. On enchaîne directement sur le climat suivant aux percussions. Le titre provient du caractère répétitif d’un motif obstiné. Bien sûr c’est le mouvement précédent qui a donné son motif.

Quatrième pièce : Torpide

Variation autour d’un accord unique de six sons décliné par une percussion aux sonorités indéterminées. Ce passage est aux aguets, mystérieux, comme un orage qui n’éclate pas. Pas de mélodie, pas de souffle voulu, tout est attente inquiétante. Et ce mouvement est ontologiquement lié au suivant "Flamboyant".

Cinquième pièce : Flamboyant

Cette pièce, la plus longue, procède à la résurrection de tous les thèmes distordus et déjà entendus, et il redonne la parole à tous les groupes instrumentaux. Final flamboyant d’une œuvre qui "réalise la mystérieuse fusion entre la clarté de l’écriture et l’obscur des songes". (Jean Roy). Il fait la synthèse de l’œuvre.

Œuvre interactive avec elle-même, faite de passages d’un mouvement à l’autre.
Farouchement indépendant, exigeant jusqu’à l’autocensure, passionné lecteur de poésie et fol admirateur de la peinture (Van Gogh...), Dutilleux a fait de sa musique une cosmogonie. Il a créé méticuleusement son univers. Un monde parallèle "où les sons et les parfums tournent dans l’air du soir". Il est un coloriste des sentiments. Pudique, il parcourt les chemins cachés des jardins oubliés, dont la porte chancelle encore.
"Mes titres annoncent déjà un certain univers tel que je le ressens beaucoup en littérature. Ce sont souvent des signes pour l’approche d’un climat particulier, je les cueille aussi dans les arts plastiques, spécialement dans la peinture…"

"Enfin mon âme fait explosion et sagement elle me crie : N’importe où ! N’importe où ! Pourvu que ce soit hors du monde" (Baudelaire).

Henri Dutilleux nous fait déjà faire des pas hors du monde. Lui émerveillé par le cosmos et par les correspondances, les visions en miroir comme « nos deux cœurs seront de vastes flambeaux qui réfléchiront leur double lumière dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux » (Baudelaire), a fait de sa musique un miroir profond.

Gil Pressnitzer