Henri Guérin
Hommage à Claude
en la basilique Saint-Sernin de Toulouse,
le 10 mars 2004
Claude, tu as mis toute ton âme dans tes chansons et tes chansons seront en retour les ambassadrices de ton âme, pour te présenter devant Celui que tu cherchais dans l’absolu de ta vie, par la violence comme par la douceur de tes mots.
Dans l’Enfant-Phare, par cette quête de l’enfant inconnu, on peut reconnaître ce que tu cherchas obscurément toute ta vie par la poésie, ton amour obstiné de l’humain. À travers les pires déboires, tu ne craignais pas d’avouer publiquement tes faiblesses, tu chantais aussi tes lumineuses espérances en faisant partager ton ardeur de vivre à des salles entières, dans un bonheur communié. Lumières, chez toi, toujours traversées d’ombres car tu n’ignorais pas le malheur et l’injustice pesant sur le monde, et que tu n’as cessé de poursuivre, à longueur de mots, de silences et de cris, de révoltes. N’as-tu pas violemment chanté « Déclouez votre Jésus-Christ » ? Déclouez-Le si avec Lui, on décrucifie l’homme de toutes les douleurs, de tous les temps, l’homme toujours victime de la même cruauté. Car tu savais par expérience qu’en l’homme toujours se trahit l’homme dans l’amour souvent défiguré. Tu ne t’en consolais pas. Humble aussi de te sentir si peu digne de l’amour vrai, caché au fond du cœur d’un enfant ; enfant que tu n’as cessé d’être, si semblable à l’eau du fond d’un puits, gémissant après l’obscure clarté qui parvenait du ciel.
Sur les planches, tu as tellement donné de joie et d’espérance à tant et tant de frères et de sœurs inconnus ! Tu te voulais pour eux, plus Claude que Nougaro, afin de leur demeurer plus simplement fraternel.
Ce qui qualifiait le plus l’ami Claude, c’était la générosité et la liberté. Il donnait tout, se donnait sans compter à fond perdu. Cette générosité débordait de lui à pleine voix, parfois jusqu’à l’exténuation. Après les hautes crues des tournées épuisantes, venaient les mortes-eaux de la solitude, accompagnées de l’angoisse de créer face aux partitions blanches de sa vie. Alors un printemps de notes renaissait au bout du sillon. J’ai assisté au premier récital de ses poèmes, qu’il donna dans le Perche pour quelques-uns de ses amis. Il désirait faire découvrir l’autonomie de ses textes nus. En baissant le rideau sur sa voix, il eût, il me semble, comme un pressentiment d’une dernière étape de sa vie. Il entrait ainsi dans un certain silence afin que le baladin laisse place au poète qu’il avait par pudeur caché sous les notes. Au cours de ses nouveaux récitals, beaucoup découvrirent l’élégance du poète qui, par ses propos légers tout autour de son banc, offrait à tous de subtiles et profondes pensées.
Tu as regardé la mort en face. Tu as préparé tes obsèques. Saint-Sernin est ton héritage. Ton humilité n’osait espérer la cathédrale de Paris, l’église voisine qu’un petit miroir reflétait à la fenêtre de ta chambre et que chaque jour, les cloches accompagnaient. Tu as reçu lundi à Notre-Dame l’hommage d’un prince ! Prince des mots ! Cet accueil réhabilite en ce lieu, tous les poètes maudits, les réprouvés, Rimbaud, Verlaine, Antonin Artaud, Villon - ce dernier suppliant « afin qu’on nous veuille absoudre » ! Ils se tiennent désormais auprès de toi, toi le chantre de l’amour fou et comme eux, de la démesure.
Aujourd’hui, à Saint-Sernin, en cette église du martyre de Saturnin, victime offerte par sa foi à la brutalité d’un taureau, tu reçois le dernier adieu dans l’ultime arène de ta vie. Quel signe pour toi, Claude ! Toi qui fus à la fois le taureau et le torero, pour venir ici déposer les armes ; armes de ta plume acérée et de ta chaude voix de combat.
En ces instants de ferveur, dans cette basilique, j’ose révéler une rencontre miraculeuse. L’écoute de « Plume d’ange » éveilla chez une jeune fille une vocation de carmélite. Ce qu’ils se sont écrit est le secret de Dieu mais sachez qu’un jour, il m’a brandi le chapelet aux grains blancs qu’elle lui avait envoyé du Carmel. Sa petite croix d’olivier repose sur sa poitrine pour l’accompagner dans l’ultime voyage.
Claude restera longtemps vivant de ce côté-ci du monde par cette petite musique si singulière qu’on reconnaît seule aux vrais artistes. Car je ne puis douter qu’il soit accueilli de l’autre côté du miroir, « la vraie vie est ailleurs » soupirait Rimbaud ; oui, accueilli par Celui qui lui dévoilera enfin le vrai visage de l’amour total qu’il espérait secrètement et dont son cœur avait déjà reconnu les signes à travers l’affection de ses proches, de ses enfants, de la discrète et tendre Hélène, son ange féminin qui a pacifié sa plume ; signes encore à travers l’attachement de ses musiciens et de ses amis fidèles, connus ou inconnus.
Vous qui pleurez aujourd’hui, espérez en écoutant ce que le prophète Isaïe annonce : « Vous serez allaités et portés sur les bras, caressés sur les genoux, comme un enfant à la mamelle que sa mère console. Moi aussi, je vous consolerai et vos os comme le regain reverdiront, dit le Seigneur ». (Isaïe 66,12).
Merci, Claude pour ta vie. Merci. Car ta vie nous a submergée comme une grande marée « force 10 » accompagnée d’un grand beau temps. À cause de cet embarquement immédiat, aujourd’hui, nous avons tous du chagrin. Une petite musique pleure en nos cœurs. Elle est faite de cent chansons. Toutes nous parleront de toi, ami Claude, notre Claude Nougaro, longtemps, longtemps, longtemps.
Henri Guérin