Jacinta

Les chants du peuple juif

ou « la chanson du pays d’or »

Conte du roi fou du Rabbi Nachman de Bratzlav

Dans un temps de grande famine, le Chambellan du Roi Salomon vint voir le roi sage pour lui annoncer que, d’après les étoiles, toute récolte était perdue cette année, et que la récolte de l’année passée rendrait fou celui qui en mangerait. Que faire O mon roi, il ne reste du blé que pour nous deux, devons-nous en manger ?
Non, il nous faut rester fou parmi notre peuple fou, mais en le sachant. Inscris sur ton front, inscris sur le mien "fou", afin que nous sachions à chaque instant que nous sommes fous, qu’il fut un temps où ne l’étions pas, et qu’un jour peut-être nous ne le serons plus
.

Le peuple juif ainsi se souvient de ce qu’il fut, de ce qu’il est, de ce qu’il sera peut-être, sans jamais se désolidariser du monde, mais en voyant inscrit au front sa lucidité, ses poètes assassinés, sa "folie" de mesurer la justice du monde sur son propre corps.
La langue yiddish est le témoin encore vivant de cette histoire, née dans les territoires rhénans puis devenu la langue de tous les jours des Juifs de l’Europe de l’Est, dans les ghettos de Pologne, de Russie, de Roumanie, de Hongrie…

Cette langue vient battre contre nos oublieuses mémoires, contre les vents et les marées de l’anéantissement. Contre la porcelaine de chair qu’ont faite des millions de corps, ces corps mêlant leurs fumées aux fumées des foyers allumés avant de pouvoir trouver une large place dans les nuages. Toutes ces chairs brûlées ont fait agoniser cette langue.

Cette langue qui semble avoir métabolisé le malheur était aussi et surtout une langue de joie. Elle était la langue vernaculaire, la langue profane de tous les jours : celle du charretier, celle du marchand de harengs, celle des prostituées, celle du poète. Et puis les femmes n’ayant pas le droit d’apprendre en ce temps l’hébreu, le yiddish fut leur causerie, leurs railleries, leurs chansons. C’était la langue laïque des gens du quotidien, celles des causeries interminables, celle de la vie, celle de la truculence et non pas ce qui semble rester : la langue des cendres.

Dérivé de l’allemand moyenâgeux de la région du Rhin, (dont il a conservé une grande part de vocabulaire) et emporté comme une langue autonome par les émigrants vers l’Europe de l’Est, il a emprunté la syntaxe et de nombreux mots slaves et hébreux, voire araméens ou persans et, plus récemment, des termes anglo-américains. Puisqu’il s’écrivait en caractères hébraïques, donc sans voyelles, sa prononciation variait d’une région à une autre.

Elle était vivante et sonore, et parlée depuis le quinzième siècle. Elle avait reçu tous les affluents des contes bibliques, talmudiques, et contes populaires.
Cette langue ductile souple, presque orale aura servie aussi bien aux blagues qu’à la célébration en tant qu’alphabet de la mort des derniers messages de toute une génération brûlée vive par le nazisme, et pour les rares les survivants décapités par le stalinisme. Langue à parfum de souffrance, à incarnation de la nostalgie, le yiddish était devenu la musique d’un peuple. Sa face de joie nous revient dans le vide douloureux de l’absence, aussi elle se teinte elle aussi de tristesse. Ses millions de gens qui parlaient le yiddish semblent murmurer encore ces voyelles, et toutes ces personnes marchent vers nous maintenant.

Elle, cette langue jeune et éternelle, qui avait été immédiatement amenée "à la cheminée" aura survécu à ses bourreaux.

Si longtemps après la Shoah les berceuses restent, les enfants pleurent. Car les chansons, surtout avec l’apparition des pogroms et des ghettos, seront le ciment d’un peuple isolé, agressé. L’identité des juifs d’Europe Centrale sera véhiculée par les poèmes et les chants. les chansons d’enfants, les chansons d’amour et de mariage, les chants religieux, les chants historiques, les chants d’artisans et d’ouvriers, les chants de combat social et politique, plus tard les chants des ghettos et des camps de concentration, les chants des résistants et partisans.

Langue du dernier souffle et des utopies le yiddish, langue de l’Arbeiter-Ring, du Bund (mouvements socialistes), fut une langue de luttes sociales et politiques, les derniers mots dans le ghetto de Varsovie.

Nuit et pluie, nuit et vent, flammes lâchées sur les vivants pour faire l’humus de la terre, enfants brûlés et hommes traqués comme des chiens. Tout cela est dans la poésie yiddish. Même le Messie, est-il dit, ne peut supporter ses larmes.

La langue yiddish a su se faire porteuse des paroles des grands poètes - Mordehai Gebirgtig, Itsik Manguer, Chaim Bialik, Aron Lutski…
Ceux là disaient :

"Nous sommes là debout, dans nos recoins sombres ni vus, ni connus, seuls.... et nous martelons de nos tristes doigts au-dessus de vos têtes pour vous rappeler que nos vies, elles, se sont flétries avant même que les blés n’aient mûri, avant même que l’avoine ne soit prête à couper". (Le Troubadour)

Langue mémoire, langue de vie, le yiddish n’a pas donné de loi, mais a donné des chansons qui sont un pays englouti dans la folie et la cruauté, toujours latentes, mais un pays d’or.

Ce pays d’or qui vient dans les mémoires comme une bouffée de tendresse est à la fois la terre de miel et de lait de Canaan et la terre d’Espagne pleine d’orangers et de souvenirs amers.
Ces chansons d’exil, d’espoir et de tendresse seront déroulées, comme tapisserie de la mémoire, sont en Jacinta.

Ces chansons ont retrouvé vie dans la voix de Jacinta. Elle chante les "Autres chansons yiddish", un autre regard...elle dont les grands-parents quittèrent la Russie pour l’Argentine, en prenant une longue tradition dans leurs bagages. Servies par une voix magnifique et une extraordinaire rigueur qui s’arrête au seuil de toute ostentation mais atteint une émotion juste et dépouillée, les chansons laissent entendre toute la largeur d’un océan, et disent l’exil en de simples berceuses.

Une des questions que se posait le peuple juif a toujours été : que pensent les étoiles ?

La réponse fut souvent "c’est le ciel qui se fend parfois dans la main de Dieu et il nous faut rechercher sans trêve dans les jours d’obscurité, pour la pauvre humanité, le chemin qu’elle perdit "(Peretz)

Jacinta est née en Argentine dans la banlieue de Buenos Aires, fille d’un émigré polonais échappé aux persécutions et d’une mère Argentine dont les parents russes avaient échappé aux pogroms. Très tôt, instruite dans la langue yiddish et de ses chansons, elle a su aussi capter l’âme propre de la nostalgie de son pays, l’âme propre de la nostalgie de son pays de légende.

Elle s’installe à Paris en 1978. Et grâce à Ève Griliquez elle se fait connaître.

Jacinta a une approche du monde yiddish naïve et pure, c’est la chanson du pays d’or, ourlée de mélancolie mais surtout tendre, très tendre.
Elle a tenu à chanter également l’autre versant du peuple juif : les chants Séfarades. Car une autre langue le judéo-espagnol est aussi l’honneur du peuple juif. Langue moins marquée d’horreurs encore que les marranes pour qui fut faite l’Inquisition, en subirent les flammes.

Le chant judéo-espagnol est l’enfant triste de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, 200 000 Juifs s’exilent à la
fois vers le Portugal, la Navarre, la Hollande et les pays du bassin Méditerranée (Grèce, Turquie...) Beaucoup meurent d’épuisement en chemin.
La langue qu’ils emportent avec eux est commune aux trois religions - musulmane, chrétienne et juive. Ces Séphardim (Séphardi en hébreu signifie "espagnol") emportent donc avec eux tout un pan de la culture espagnole qui veut rester catholiquement pure.
Cette diaspora judéo-espagnole exprimera sa nostalgie en chansons et l’on assistera ainsi à un mélange des genres puisque les mélodies profanes ont pu être reprises pour chanter des thèmes liturgiques.
Avant leur expulsion, les Espagnols juifs avaient des chants sacrés le plus souvent chantés par les hommes et des chants profanes généralement chantés par les femmes.

Le premier, appelé Ladino, ne se parle pas. Le second, le judéo-espagnol vernaculaire, est la langue profane de tous les jours. Dans chaque ville d’Occident, les Judéo-Espagnols assimileront peu à peu la langue de leur pays d’adoption et oublieront la leur au même rythme.
Aujourd’hui, les Judéo-Espagnols sont à la recherche de leurs sources les chansons en judéo-espagnol peuvent être un vecteur fort de réenracinement dans leur héritage linguistique et culturel.

Jacinta est la passerelle entre ces deux mondes linguitisques disjoints.
Elle enseigne le yiddish encore et toujours depuis 1989 dans son Atelier-chansons " Jacinta’s Zingers", au CBL, à Paris., et elle est une merveilleuse conteuse. Un de ses spectacles s’intitule : des bourgades russes aux faubourgs de Buenos Aires et résume bien sa vie. Elle porte haut et vivace la mémoire et la vie de la langue yiddish, elle merveilleuse passerelle entre les deux cultures, celle de l’Europe centrale avec ses joies et ses peines, celle du jardin des Hespérides avec tout son soleil.

Elle est la seule à ma connaissance a nous étreindre autant en judéo-espagnol qu’en yiddish, réalisant ainsi la jonction tant espéré du peuple de l’est avec celui des Jardins aux orangers. Le tango, sa fibre natale a aussi trouvé en elle une voix féminine sensuelle dans cet univers de mâles et de fumée. Et "Aux trottoirs de Buenos Aires", cabaret parisien ou dans les pièces d’Alfredo Arias elle retourne à ses sources. De l’Argentine elle a aussi ramené pour les enfants des comptines et des berceuses pour rêver aux étoiles.

La voix est chaude et possède les attributs d’ensorcellement qui vous font frémir dans les trois langues. Voix au bord de l’émotion qu’elle rend naïve et simple, donc éternelle.
Ce soir, la langue yiddish et le judéo-espagnol seront des ombres encore vivantes qui porteront des hommes, même des hommes enfouis, fauchés avant les foins.

Cela sera surtout un moment de blessure et d’éternité partagé.
Jacinta chante le pays d’or, mélancolie et joie mêlée, grain de la nuit, grain contre l’oubli, et tous les brins d’herbe de cette belle voix sombre pour ressusciter l’arbre foudroyé.

Elle nous dit « Je sais encore une histoire, je connais une légende » et les lèvres des morts remuent. Des papillons s’en échappent et se posent sur nous.

Ne pleure pas, ne pleure pas, petit orphelin,
Garde tes larmes même si tu es malheureux.
La vie ne t’apportera que des souffrances,
C’est pourquoi il n’est pas bon que les larmes manquent.
Garde tes larmes comme des diamants.
Tu en auras un jour bien besoin
Quand ton cœur sera prêt à déborder
Laisse couler de tes yeux une larme
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Gil Pressnitzer

Choix de textes

La chanson du pays d’or

Ami musicien, prends ton violon
Et joue-moi la chanson du Pays d’or.
bis Ma mère, autrefois, la chantait doucement.
Joue-moi cet air prends ton instrument !

En l’entendant, je sens planer
L’image de ma mère, présence adorée.

bis son tendre sourire, son regard si doux
Me ramènent au temps de mon bonheur passé !

Les notes m’inondent. Je la vois, c’est elle,
Ma mère, le berceau, la lueur d’une chandelle.
bis : Sa frêle main caresse mon front
Et sa voix chuchote.’ "Lointain pays d’or"

"Dans le pays d’or, il était une fois
Une pierre précieuse, mon enfant chéri",
bis L’horloge égrène son tic-tac incessant,
Le berceau protège dans son sommeil l’enfant.

Violon, mon ami, j’entends la chanson
Et mon cœur en saigne de mélancolie…
bis Soudain, c’est ma mère, se penchant sur moi.
Joue-moi cet air prends ton instrument !

Morenica

Morenica a mi me llaman
Yo blanca naci
Y del sol en el verano
Me hize ansi

Morenica, preciozica sos
Morena, ojos graciozos,
Y pretos, tu.

Morenica a mi me llaman
Los marineros.
Si otra vez a mi me Ilaman,
Me vo con ellos.

Morenica a mi me llama
El hijo del Rey
Si otra vez a mi me llama
Me vo con él.

Brunette

Brunette, on m’appelle
Mais blanche je suis née
Du soleil de l’été
je suis devenue ainsiBrunette, si belle,
Brunette, gracieux tes yeux
Et noirs, c’est toi
Brunette ils m’appellent
Les marins,
Si une autre fois ils m’appelaient

Avec eux je m’en irais
Brunette il m’appelle
Le fils du roi
Si une autrefois il m’appelait
Avec lui je m’en irais

Esta montalia

Esta montana d’enfrente,
S’asiende y va quemando,
Alli pedri al mi amor,
M’asento y vo llorando.

El cielo quero por papel
La mar quero por tinta,
Los àrvoles por péndola
Para scrivir mis làgrimas.

Fidanico de jazmin
Te engrandeci en mis brasos.
Te engrandeci, te enfloreci.
Otros te estàn gozando

Sali a la puerta, te veré.
Sali a la ventana.
Hàviame y descuvreme
Secretos de tu alma

Si yo te empeso a descuvrir

secretos de mi vida,
El cielo quero por papel,
La mar quero por tinta.

El cieio quero por papel
La mar quero por tinta.

Los àrvoles por péndola
Para scrivir mis làgrimas

Cette montagne

Cette montagne d’en face
Le feu la dévore
C’est là que j’ai perdu mon amour,
je m’assois et je pleure

Le ciel je voudrais comme papier,
La mer je voudrais comme encre,
Les arbres comme plumes,
Pour écrire mes larmes

Jeune plante de jasmin
je t’ai fait grandir entre mes bras
je t’ai fait grandir, t’ai donné des fleurs
D’autres passent du bon temps auprès de toi

Sors à ta porte, je te verrai
Sors à ta fenêtre
Parie-moi et fais-moi découvrir
Des secrets de ton âme

Si je commence à te faire découvrir
Des secrets de ma vie,
Il me faudra le ciel pour papier,
La mer, comme encre je voudrais

Le ciel je voudrais comme papier,
La mer je voudrais comme encre,
Les arbres comme plumes,
Pour écrire mes larmes

Nul n’est mort, votre voix se penche sur nous.
Dors, mon enfant, dors,
Dors, mon enfant, dors.
Là-bas dans la ferme
Il y a un mouton blanc
Il veut mordre mon enfant.
Le berger arrive avec son violon
Il rassemble les moutons
.