Jacques Douai

La voix chère qui s’est tue

Tu sais, je sais, tu sais
qu’inévitablement un jour, tu sais
la vie, la vie bénie, tu sais
un jour nous trahira

(Jacques Douai)

Non Bernard Dhimey n’est pas mort un dix mai et Jacques Douai, n’est pas mort à Douai sa ville natale (11 décembre 1920), mais le samedi 7 août 2004 dans un triste hôpital parisien. Il ne s’appelait même pas vraiment Jacques Douai mais Gaston Tanchon. Il n’était pas réellement un chanteur, mais un elfe parmi nous.

Rongé de cancer et de chagrin depuis que la Mairie de Paris avait fermé sans élégance ni pitié son jardin des merveilles, le théâtre du Jardin pour l’enfance et la jeunesse à Paris (créé en 1982) jusqu’à sa fermeture en 2001.
Il y avait consacré une partie de sa vie avec sa femme Ethery Pagava pour conserver vivant le patrimoine de la chanson française. Mais l’administration se fout de la poésie et de la chanson s’il n’y a pas de paillettes où de communication clinquante, le maître mot de la culture française aujourd’hui.

Jacques Douai était l’humilité incarnée. Ses origines le condamnaient à être un de ceux à qui on ne donne pas la parole: son père qui bourlingua de chauffeur-routier en employé des chemins de fer, sa formation chrétienne ouverte aux pauvres, sa jeunesse passée au travail dès 17 ans.
Il connut l’exode de la guerre, les chantiers de jeunesse, mais aussi le laboratoire de pensée humaniste que fut Uriage. Surtout il rencontra la fascination de transmettre l’émotion par le verbe et la chanson.
Il devint ce doux troubadour des cabarets parisiens (La Rose rouge, le Quod Libet, chez Pomme…) dès 1947. Il fut l’ami de Léo Ferré de Lévi-Alvares et celui que l’on envoyait dans les « châteaux » étrangers pour faire connaître la langue française et une certaine chanson poétique faisant autant appel aux poètes connus et reconnus qu’aux anonymes des chansons traditionnelles.
Il nous apprit les démons et les merveilles de sa voix de voile douce, de mer étrange qui venait battre dans l’aigu de la beauté.
Il aurait pu se laisser enfermer dans son rôle d’ambassadeur de l’Alliance Française pour Français expatriés rêvant d’une France de légende. Il fonda avec le Ballet national de Danses folkloriques, et le Théâtre Populaire de la Chanson (quel bel intitulé !) les outils pour faire barrage contre les flots de bêtise venant non plus de la chanson, mais « des variétés ».
Comme d’autres il sera emporté par les marchands, il nous reste son rêve.

Et le pauvre Jacques Douai fut rangé dans l’armoire à balais des gens inutiles, ceux qui vous parlent des grands textes. Tant de combats, de beauté répandue pour terminer sous les coups d’un fonctionnaire à la Gogol.
Les âmes mortes sont toujours parmi nous et traquent l’âme vivante des poètes. Jacques Bertin est en exil à Chalonnes, Claude François revient à la mode, et Paris-Plage nous sert de marchand de sable.

Pauvre Jacques qui avec un seul disque ce fameux 25 cm chez BAM, "File la laine"a changé bien des vies. Chansons poétiques anciennes et modernes disait le titre mystérieux. Un jeune homme en couverture remuait les démons et merveilles. Depuis la laine a filé, les jours aussi, la rivière des amants est vide. Lui reste jeune, insolemment jeune. Si délicat, si léger.
Nous avions alors cru à l’éternel retour, aux voiles blanches de l’éternel retour, et aux filets crevés des jours.

Ce personnage fragile tout droit sorti des plus beaux étangs chimériques, nous disait que toujours le cœur de l’amour et de la poésie battra encore, mais si tout devient maintenant silex aigu.
Cette voix à la fois si douce et aiguë, une voix de ténor, une voix pas si éloignée de celle de Pelléas, dans la magie et non dans la tessiture, venait de restituer un Moyen Âge imaginaire et nous parler de poètes actuels. Il avait une voix d’oiseau blessé, de papillon à la surface du monde. Ce chant était celui de l’alouette jolie.

Tendue comme un fil de soie sa voix flottait dans l’air pour ramener des songes. Le tendre et dangereux visage des mots venait vers nous. Aragon, Ferré, Guillaume de Machaut, Rutebeuf, Bérimont, Max Jacob, Vigneault, Vasca, Seghers, Verlaine, Hugo, Carco, Prévert bien sûr, et tant d’autres reprenaient leur vol dans sa voix et ses musiques.

Il fut le premier à nous parler du côté non satanique de Léo Ferré. Par lui l’étang chimérique devenait notre but, ce doux pierrot, ce tendre ami nous parlait des arbres malades de l’automne, de la chambre aux mirages en merveilles. Le bateau espagnol passait sous nos fenêtres. La chanson de Tessa, les Feuilles mortes nous les avons découverts par la claire clairière de sa voix.
C’était une époque où ce disque servait de ralliement à notre petite bande et nous l’imposions en écoute dans les bars où nous refaisions la poésie du monde. La tête des bougnats faisait plaisir à voir. Ils venaient de découvrir vertigineusement ce qu’il y avait à l’intérieur d’une noix.

Nous avons pu enfin entendre Jacques Douai avec ses mille chansons dans son sac de rêves, autour de feu de bois, dans de toutes petites salles. Il nous aura aussi appris les chansons traditionnelles du Québec, Vigneault et Leclerc pouvaient alors débouler en nous.

Plus tard "La fine fleur de la Chanson française" avec ce poète si élevé, Luc Bérimont, fit notre culture et notre rempart contre les marécages des chansons idiotes, elles étaient foison déjà.

Plus de cinquante ans de chansons comme le dit un de ses rares albums disponibles, un combat pour l’éducation populaire de tous les instants, une dévotion aux enfants par les contes et les comptines. Il était ouvert sur tous les milieux sociaux.
Tout ceci fait un parcours irradiant parmi nous. Il fut l’honneur de l’animation culturelle si décriée aujourd’hui.

Son quartier du 15e arrondissement sonne vide maintenant, le jardin n’a plus les ombres chinoises de l’ailleurs, les fonctionnaires sont contents et parlent du dernier match de football.
La vie redevient normale et à hurler, Jacques Douai n’est plus. Les colchiques dans les prés se fanent. Brûlante reste sa blessure.

Jacques Douai notre bonhomme de neige des mots n’a laissé derrière lui que des chansons, elles laissent de la lumière qui nous réchauffe au milieu de nos flaques d’eau. Patience, patience, il revient fidèle.

Il est, il reste, fidèle.

Post-scriptum : Sous l’impulsion de Jacques Bertin le prix Jacques Douai a été créé pour "faire vivre la chanson poétique francophone, le répertoire" et porter les idéaux de Jacques Douai: "célébration de l’art de la chanson, respect et souci d’élévation du public, émancipation par la culture et l’Éducation populaire". La qualité du jury et des lauréats (Gérard Pieron en 2007 et Remo Gary en 2008, Hélène Martin et Philippe Forciolli en 2009) font honneur et hommage à Jacques Douai.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

File la laine

Paroles et Musique : Robert Marcy

Dans la chanson de nos pères
Monsieur de Malbrough est mort
Si c’était un pauvre hère
On n’en dirait rien encore
Mais la dame à sa fenêtre
Pleurant sur son triste sort
Dans mille ans, deux mille peut-être
Se désolera encore.

File la laine, filent les jours
Garde ma peine et mon amour
Livre d’images des rêves lourds
Ouvre la page à l’éternel retour.

Hennins aux rubans de soie
Chansons bleues des troubadours
Regrets des festins de joie
Ou fleurs du joli tambour
Dans la grande cheminée
S’éteint le feu du bonheur
Car la dame abandonnée
Ne retrouvera son cœur.

File la laine, filent les jours
Garde ma peine et mon amour
Livre d’images des rêves lourds
Ouvre la page à l’éternel retour.

L’étang chimérique Paroles et Musique : Léo Ferré (1958)
Nos plus beaux souvenirs fleurissent sur l’étang
Dans le lointain château d’une lointaine Espagne
Ils nous disent le temps perdu ô ma compagne
Et ce blanc nénuphar c’est ton cœur de vingt ans

Un jour nous nous embarquerons
Sur l’étang de nos souvenirs
Et referons pour le plaisir
Le voyage doux de la vie
Un jour nous nous embarquerons
Mon doux Pierrot ma grande amie
Pour ne plus jamais revenir.

Nos mauvais souvenirs se noieront dans l’étang
De ce lointain château d’une lointaine Espagne
Et nous ne garderons pour nous ô ma compagne
Que ce nénuphar et ton cœur de vingt ans

Un jour nous nous embarquerons
Sur l’étang de nos souvenirs
Et referons pour le plaisir
Le voyage doux de la vie
Un jour nous nous embarquerons
Mon doux Pierrot ma grande amie
Pour ne plus jamais revenir

Alors tout sera lumineux mon amie

Tu sais, je sais, tu sais Paroles et musiques de Jacques Douai
Tu sais, je sais, tu sais
qu’inévitablement un jour, tu sais
la vie, la vie bénie, tu sais
un jour nous trahira

Tu sais, je sais, tu sais
qu’irrémédiablement en nous, tu sais
la vie dans tes yeux, dans les miens
peu à peu s’éteindra

Tu sais, je sais, tu sais
qu’irrémédiablement pour nous, tu sais
la vie comme un parfum léger
un jour s’effacera

Tu sais, je sais, tu sais
qu’inexorablement comme une fleur séchée
comme un oiseau meurtri
de nos mains s’envolera

et ce jour-là tu sais
qu’irrésistiblement nos âmes enlacées
renaîtront à la vie
comme un matin d’été
lala lala

et ce jour-là tu sais
qu’irrésistiblement nos âmes enlacées
renaîtront à la vie
comme un matin d’été

Tu sais, je sais, tu sais

Volez voiles douces
Paroles de P.J. Laspeyres, musique de Daniel White:

Mes amis des courts voyages
Sont revenus dans le port
Ils ont mis sur leur visage
Le masque doux de la mort.
Ils ne seront plus les mêmes
Moi, ni vous, ni lui, ni toi
Il manque celle que j’aime
Je n’ai plus rien dans les doigts.
Mes amis ont vu le monde
Mes amis que j’ai perdus
Et c’est leur voix que les ondes
Nous ont seulement rendue.
Adieu, adieu capitaine
Car le voyage est sans fin
Adieu ma vie ô ma reine
Qui dort avec un dauphin
Mes amis des courts voyages
Ont jeté par-dessus bord
Leurs aveux et leurs bagages
Et n’ont gardé que la mort.
Adieu donc port de ma peine
Dans les flots je vais dormant
Bercé par une sirène
Qui m’a pris pour son amant.
Volez voiles douces
Partez tour à tour
Noyez petit mousse
Vos chagrins d’amour.
Et puis oubliez tout
Et puis venez vers nous
Et puis tout est si doux
Et puis tourne la roue.
Mourez âmes douces
Partez tour à tour
La mer pousse pousse
Les chagrins d’amour.

Discographie

50 ans de chansons de Paris à Montréal
(Novembre 2002)

Jacques Douai chante les poètes
(Novembre 2002)

File la laine 1954-1956, réédition chez EPM