Johann Sebastian Bach

Cantate BWV 4 « Christ lag in Todesbanden » (Christ gisait dans les liens de la mort)

La foi tient la mort en échec

Cantate pour le jour de Pâques, probablement créée à Muhlhausen en 1707 ou 1708 (en tout cas avant 1714) et reprise à Leipzig le 3 avril 1725, texte de Martin Luther (1524).

Effectif : soprano, alto, ténor et basse solistes, chœur ; cornet, trombone I-III, cordes (violon I et II, alto I et II), continuo.
Plan : sinfonia-versus I-VII (choeur-duo-solo-choeur-solo-duo-choeur).
Tonalité : Ré Majeur
Durée d’exécution : environ 20 minutes.

Les cantates de Bach sont la merveilleuse rencontre entre une forme déjà très évoluée et qui évoluera encore, et celle d’un homme qui par sa conviction autant que par contraintes s’est naturellement fondu dans cet acte de foi qu’est cette musique. Foi qui tient la mort en échec comme dit le texte de Martin Luther de 1542 qui sert de trame théologique, de parole à transmettre, à cette œuvre primitive de Bach.

Trois cents cantates destinées au culte ont été écrites dans la transe et l’émotion par Bach, souvent dans l’urgence. Il en reste plus de deux cents, avec en plus les cantates profanes.

C’est peu comparé au plus de mille cinq cents cantates de Telemann, c’est pourtant immense et sans comparaison dans toute l’histoire musicale. Car presque toutes sont des sommets de l’art occidental, par leur beauté propre, leur complexité symbolique des chiffres, des équivalences voix et représentation théologique, des alchimies sonores toutes avec un sens caché très précis,...). Même dans l’œuvre presque sans limites du père Bach, les cantates occupent la place centrale et essentielle, le coeur, même du chœur sonore qu’est la musique de Bach.

Peu importe s’il faut remercier Dieu d’avoir créé Bach, ou le contraire, "La meilleure preuve de l’existence de Dieu, c’est Bach" disait Cioran. Ces oratorios, ces oraisons vers la verticalité de l’homme, sont la trace la plus évidente de la transcendance chez l’homme occidental.

Toute sa vie, depuis l’œuvre du jeune homme de 20 ans jusqu’aux portes de sa mort, Bach va tenir un livre de bord de l’âme. Il tenait à ce journal intime chuchotant à Dieu, criant vers Dieu, et voulant pathétiquement convaincre l’auditeur de cette bonne nouvelle.

Bach n’était pas totalement programmé pour produire en série ces œuvres concertantes servant au rituel des églises. Certes, il y a sa foi profonde, certes il y a cet incroyable océan de piétisme douloureux et consolateur qui baigne tout son environnement, et il y a surtout l’impérieuse nécessité pour lui de transmettre la parole biblique.

Pourtant à quelques lieux de la Saxe, Bach aurait très bien pu faire uniquement une carrière fructueuse de compositeur lyrique, et parfois cette tentation est présente chez lui. Il ne l’a pas voulu, et il a cherché de toute son âme et de toutes ses forces à s’exprimer à travers les cantates, même quand personne ne lui demandait. Assez du mythe de Bach contraint par les forces obscurantistes de l’Église à pondre rituellement à chaque Dimanche des cantates griffonnées à la hâte dans la sueur et l’angoisse !

Non, Bach aimait passionnément écrire des cantates et là dans cette forme, il a pu tout dire, tout exprimer, tout expérimenter aussi, et avec la matière de la voix et des instruments, il a pu réaliser une alchimie tendue vers le ciel, mais utilisant tous les ingrédients des sagesses de son temps, des mystères de son temps : l’utilisation des nombres dans sa musique est vertigineusement compliquée...

Sa pierre philosophale était Dieu, et tout l’art de la musique était nécessaire pour la rendre palpable dans l’ancrage du monde.

Comme Maître Eckhart, Bach mange Dieu dans sa musique, et transmet pour lui l’essentiel : la parole des textes qu’il veut humblement servir et propager. Le pouvoir de la musique devient alors cantique et seul capable d’accéder aux grâces suprêmes, volonté fondamentale de Bach pour ses auditeurs autant que pour lui.

La musique de Bach devient alors édification, protection, et consolation, et seule possibilité d’apporter le verbe aux portes du ciel.

« Celui qui prendra appui sur elle, n’aura rien à craindre de la mort ».

Bach a pu tester quotidiennement l’efficacité extraordinaire de sa musique pour transmettre le Verbe, et plus généralement les sentiments de l’homme. Le Cantor de St Thomas a aussi tout pu dire en musique, avec des techniques de plus en plus acrobatiques.

Et Bach a élevé son art pour rejoindre Dieu et le chanter comme des jours de fête. Pour lui, il n’allait pas vers le plus grand, mais simplement vers l’humble espérance du ciel qui s’ouvre plutôt qu’il ne se voile. Toute une vie, debout devant son Dieu, peut se lire dans cet immense édifice de médiation que sont les cantates.

Plusieurs étapes sont visibles dans la constitution de cet empire du ciel et de la terre. Celles du très jeune Bach composant autour de 1707/1708 des compositions de circonstance, dont nous sont parvenues entre autres la cantate BWV 106 pour des funérailles et la cantate BWV 4 écrite pour la fête de Pâques. Ces plus anciens témoignages de la création musicale chez Bach se caractérisent par des séquences courtes incluses dans de grandes architectures musicales basées souvent sur des chorals et de grandes fugues.

Il y aura d’autres étapes chez Bach :
- La période Weimar (1714 à 1716) comprenant plus de vingt œuvres, avec des formes qui se trouvent et se densifient.
- La période de Cöthen (1717-1723) avec des œuvres de circonstance presque profanes.
- L’apogée de Leipzig (1723-1724 et 1724-1725 puis enfin 1728-1729) où sont écrites la plupart des cantates.

Ensuite cette forme le concernera moins, car seuls les vastes édifices (Passions, Oratorio de Noël...) l’obsèdent et pendant plus de quinze ans il ne composera plus de cantates. La fin de sa vie où il reprend plutôt des œuvres anciennes.

La cantate BWV 4 « Christ lag in Todesbanden » appartient donc aux plus anciennes cantates de Bach et nous parvient un peu comme la lumière originelle en remontant vers le big-bang créateur. Elle s’inscrit dans la forme cantate-choral et reprend totalement un texte de Luther de 1524, qui lui-même paraphrase en sept strophes d’un très ancien hymne de tradition romaine du XIIe siècle « Surrexit Christus hodie ».

Cette musique « archaïque » de Bach se déroule sous une très vieille formule de variation-choral avec le noyau constant de la mélodie du choral luthérien qui va se retrouver dans les 7 strophes composant la cantate. Cette mélodie est parfois la même, parfois modifiée mais toujours omniprésente. Aucun autre véritable thème n’apparaît dans cette œuvre.

Après une brève introduction très sombre (sinfonia) où déjà perce le début du cantique, cellule-mère de toute l’œuvre, se succède les strophes du choral qui tous se terminent par un alléluia.

1) Chœur en choral, avec des violons dessinant des images figuratives autour des voix chorales qui après la déploration martèlent la joie de la résurrection. Un « alléluia » final éclaire la sombre lumière du motet vers une accélération extatique qui joue de la fugue comme d’une échappée vers le ciel.

2) « Nul ne peut contraindre la mort » dit le deuxième verset sorte de concerto en formule réduite, qui est un voyage au pays de la mort. Nous sommes très proches de la cantate BWV 106, et cette atmosphère de glissement sur les eaux du néant, est simplement construite sur très peu de chose: un chœur en trio, une basse continue, et sans terreur aucune, la barque glisse dans l’empire de la mort « car il n’existait pas d’innocent ».

3) Le troisième chœur parle de Jésus qui a dépouillé la mort de sa puissance, et l’a réduite à rien. Violons, partie ténor du chœur et continue, figures symboliques à l’accompagnement et là encore tout est dit dans une nudité "médiévale", puis avec emportement et jubilation. Un silence étonnant au milieu du "rien" frappe l’imagination.

4) On retrouve le style motet dans ce chœur qui parle de l’étrange guerre entre la mort et la vie, et comment la mort est devenue dérision. Choral et forme motet célèbrent la victoire.

5) Le retour à l’atmosphère de Pâques, objet premier de cette cantate est célébré autour de l’agneau pascal et la musique devient narrative par basse continue une histoire à la Schütz est alors contée. Le choral mêlé aux cordes, à la partie basse du chœur, élargit la légende lentement. Des plongées vers l’obscur avant l’arrivée du bourreau, et puis vient la consolation.

6) Morceau symétrique avec le deuxième, avec concerto sur choral avec formation réduite pour curieusement célébrer la grande fête. Bach parle d’allégresse et de délices et sa musique est simplement légère presque dansante sans aucun effet de force ou d’exubérance. Le triomphalisme qu’appelle le texte est ignoré par Bach qui se contente d’une joie sereine, presque malicieuse.

7) La cantate se referme sur l’harmonisation du choral triomphant soutenu par l’ensemble des instruments. C’est le moment de communion avec le fidèle, l’auditeur. La cérémonie de la communion avec le Christ est simplement fortement martelée.

En moins de vingt minutes, avec très peu de moyens employés, la Cantate BWV 4 de Bach nous ramène à l’origine de la musique, juste après la séparation entre ciel et terre mais bien avant l’organisation du monde.

Musique juste après le chaos, cette cantate véritable plongée dans « l’Ur-Bach », le Bach primitif nous parvient comme la pâle lumière d’une étoile encore pauvre.

La ferveur, et cette simplicité nous sautent pourtant à l’âme.

Gil Pressnitzer