Joseph Haydn

La Création (1798)

Donnée le 29 avril 1798, au Palais du Prince Schwarzenberg, l’oratorio "La Création" de Haydn est aussi la création celle du genre de l’oratorio allemand. Plus tard viendront "Les saisons" et "Le retour de Tobie".
Les vendanges de Noël de Haydn ont donné du vin somptueux !

Et pourtant, à plus de 65 ans, le père fondateur de la forme sonate n’avait plus rien à démontrer au monde, focalisé en fait à l’époque presque tout entier sur la société viennoise. Après sa libération de la cage dorée des Esterhazy, et après avoir fondé son œuvre près de 100 opéras, symphonies et quatuors aussi nombreux que pommes en vergers, Haydn est sûr d’être le plus grand compositeur vivant, le bâtisseur du classicisme viennois. Bien sûr, il y avait ce jeune ambitieux de Beethoven brûlant de le supplanter, également ce Bonaparte de France bien inquiétant pour la quiétude ambiante avec ses armées et ses idées, mais la vie coulait paisible. Mais il fallait un couronnement à son œuvre et aussi un couronnement à son siècle. Haydn s’enhardit et veut marquer l’histoire.

Surtout que les escapades londoniennes avaient enfin dissipé le léger provincialisme dû à son long enfermement dans Vienne. Mais, de Londres, Haydn ne ramena pas qu’espèces sonnantes et trébuchantes, il ramena le choc d’un autre transplanté Haendel, dont la première du Messie en 1742, fut un événement européen. Ce modèle triomphant du "Messie" de Haendel, était partout présent en Europe et laissait Haydn aussi un peu envieux.
Lui aussi reconnu en Angleterre, il lui fallait démontrer son savoir faire également.

Haydn voulut inscrire lui aussi après avoir tant marqué la musique, sa marque dans l’histoire, et après un rocambolesque rapt du livret destiné 50 ans auparavant à Haendel il fonda l’oratorio allemand, grâce à l’aide du baron Van Swieten qui produisit le canevas allemand.

Comment ? Tout simplement en trouvant les équivalents des mots allemands aux mots anglais, et en inventant ce qui ne pouvait sonner ainsi.
Les deux versions, allemande et anglaise, furent fournies d’ailleurs en même temps.

Immense passerelle entre le classicisme et les frémissements d’un préromantisme vivifiant, La Création est, au sens artisanal, un chef-d’œuvre du grand artisan Haydn. Elle est composée entre 1796 et 1798 à Vienne par un compositeur âgé de plus de 65 ans et le plus estimé des musiciens vivants en Europe. Haydn n’a donc pas le droit de décevoir.
Loin d’aspirer au repos, Haydn sort de son isolement des années passées. Il découvre l’Angleterre et d’autres musiques. Au cours de son second séjour londonien (1794/1795) Haydn découvre le texte sur la Genèse et Le Paradis perdu de Milton, un texte devant lequel Haendel renonça.

Il s’en empare avec le défi de se dépasser et de dépasser Haendel.

Qu’importe que ce travail d’adaptation sonne plus allemand que nature, que Telemann soit oublié, Haydn tenait enfin ce sujet tant cherché depuis les années en écumant la Bible, mais en oubliant de commencer par le commencement.

Dans cette époque des idées des Lumières, et Haydn était aussi franc-maçon occasionnel, son œuvre va prendre un sens autre que la simple célébration d’un texte biblique et révérencieux ; il s’agit de la lutte des ténèbres et de la lumière. Et du triomphe de celle-ci. Haydn est bien un enfant du Siècle des Lumières. Il croit au triomphe des idées et du progrès, il croit en l’homme. Plus qu’un hymne de remerciement au créateur, Haydn entonne un chant d’optimisme en l’homme. Lui qui lors de sa longue vie avait vu tant de bouleversements profonds, fait un condensé de sa sagesse acquise dans ce monument sonore. Sa cathédrale à lui, monte haut pour célébrer la gloire des hommes.
Son œuvre semble en fait très peu catholique, elle est solaire. Haydn est un grand dispensateur de joie.

S’il met ses pas dans ceux de Haendel et de ses oratorios, il s’en libère en quittant la simple louange sacrée pour le triomphe de l’homme, chose impensable du temps de Haendel. Le souffle incantatoire de Haydn s’appuie plus sur les sons, sur l’orchestre que sur le texte qui sert de support à la mise en opéra du monde de la Genèse.

D’ailleurs, les mots ne sont pas l’essentiel de cette œuvre qui ose s’attaquer à la description du chaos originel. Un long moment commence l’œuvre où seule la musique devient le souffle séparant le bruit de fond du néant de l’émergence de la vie.
Tonalités incertaines, ténèbres, germination du monde, il fut donc donné à un bien brave homme du siècle des lumières, de pouvoir se mesurer avec la description du mystère et Haydn fonda bien plus que l’oratorio allemand, il fonda le contrôle de la nature par l’homme musicien.
On raconte qu’à l’apparition des mots "Und es ward Licht"- et la lumière fut - sur un choral triomphant en ut majeur, Haydn à la première, brûlait lui-même de lumière.

Près de 200 ans après, la Création reste étonnante et fraîche. Elle fit la gloire de son compositeur, elle fait l’émerveillement des auditeurs de tout temps. Elle est simple à recevoir, puissante et rayonnante. Elle ne vous écrase pas comme le plafond de la Sixtine, elle vous accompagne avec sensualité et naïveté dans un beau livre d’heures, un magnifique livre d’images.

La Création

La Création est donc un oratorio en trois parties pour voix solistes - soprano, ténor et baryton -, chœur et orchestre.

Les personnages sont Raphaël, Uriel et Gabriel - pour la partie narrative et Adam et Eve pour la partie terrestre vont raconter les six jours de la création. Mais le texte originel de la Bible (chapitre 1 et 2), texte de cosmogonie, texte fondateur, n’est pas suivi. Il y a certes de nombreuses citations bibliques, mais le livret devient un scénario dramatique pour l’avènement du triomphe de l’homme. Des versets de psaumes sont intercalés. On est loin de la notion de paradis perdu cher à Milton. Le péché originel ou la "chute" sont à peine effleurés. Non c’est le soleil de l’humanité qui se lève, et tant pis pour les traditions religieuses.

La première partie décrit les 4 premiers jours de la création, du passage des ténèbres à la lumière et à sa célébration.
Le deuxième jour parle du firmament et de la voûte étoilée, mais surtout la création de la vie.
Le troisième jour fixera l’ordre du jour et de la nuit, mais avant tout l’apothéose de l’humain qui prend possession du monde.
Tour à tour, évangélistes et témoins, les archanges Raphaël, Uriel et Gabriel s’uniront à la fin pour les chants de louange. Récitatifs élaborés et airs proches des arias d’opéra se succèdent. 34 morceaux forment la structure de l’œuvre.

La première partie est saisissante car elle s’ouvre par une description extraordinaire du chaos et de l’informe. Du Chaos originel et le souffle divin va jaillir dans un torrent de notes et d’effets la Lumière. Éruption volcanique triomphale et spectaculaire des ténèbres vers la lumière, de l’incréé vers la création de toute vie sur terre, humaine comprise. La lave en fusion de la musique emporte tout. Ce passage est novateur, presque prophétique de la musique à venir plus tard dans le siècle.
L’ombre, source du mal et pour Haydn surtout de l’ignorance est vaincue, le serpent aussi.

La seconde partie de l’oratorio est celui de la création de la vie et les cinquièmes et sixième jours sont évoqués. Cinquième jour, célébration du règne animal, sixième jour enfin célébration de l’homme au milieu d’un bestiaire complet afin de témoigner consciemment de la création et donc de savoir qui est son créateur.

La troisième et dernière partie est l’apothéose contemplative et sensuelle de la joie humaine d’exister. Haydn utilise ici en fait de moyens relativement simples :

Récitatifs, intervention de chœurs, trios vocaux qu’il reprendra dans le pendant terrestre et quasiment païen que seront Les Saisons.
À propos Haydn en allemand veut dire païen.

Malgré cette simplicité, cette musique est unique, prémonitoire, littéralement inouïe.

Apothéose de la musique descriptive de son temps, et ce à partir de bien naïves enluminures, apothéose de l’hymne à l’amour par cette longue découverte éblouie et d’Adam et Ève, la Création reste un de nos plus livres d’images.
Cette œuvre tardive de Haydn ruisselle de splendeur et de fraîcheur, et reste un des piliers fondateurs de la musique occidentale, et aussi un grand d’optimisme.
Mozart disait “seul Haydn connaît le secret qui permet à la fois de me faire sourire et d’atteindre le plus profond de mon âme”.
La Création en est l’apothéose.