Juliette

La clé de tous les songes

Juliette et nous, c’est une si longue histoire, tendre et fidèle.
Juliette a vécu, dormi, rêvé dans cette salle Nougaro à Toulouse, dont elle fut la plus belle des fées clochettes. La seule qui aura longuement fait résonner le piano, a lui apprendre comme à un enfant, les vertiges de Schubert, Chopin ou Ravel qu’elle aime tant. Et bien sûr aussi à servir de tremplin sonore à ses compositions.

Souvent le piano au milieu de la nuit se souvient de ses mains et joue tout seul les airs du temps où Juliette n’était pas encore sanctifiée par le public. Il me semble encore qu’elle est cachée malicieuse dans les coulisses, joyeuse d’une idée nouvelle, meurtrie par une trahison amoureuse.
Ce petit bout de femme ne sera jamais mise à genoux devant la vie, et son ironie nous la laisse intacte et proche malgré l’univers oppressant de son métier.

Je me souviens de l’affrontement avec Claude Nougaro qui, par principe, refusait toute première partie et ne croit pas au tremplin pour les autres, quand violemment entêté, je lui ai imposé une inconnue avant son tour de chant : Qui ça Juliette ?
Par amitié et c’était le jour de baptême de la Salle en plus, il se laissa faire en maugréant, surveillant Juliette d’un œil noir dans les coulisses. Juliette chanta, et au moment de Barcelone ou d’une autre chanson (la version de Juliette diffère de la mienne elle pense que c’était « Que Tal ») Claude apparut sur scène ébloui, et esquissa un duo chorégraphique avec Juliette.
Elle était adoubée, elle devenait une grande. Et du Grand méchant loup aux salles nationales, elle n’aura en rien changé, gardant intacte en elle la pierre dure de la révolte et ses rimes féminines font toujours claquer le drapeau noir. Elle connaît trop bien les assassins sans couteaux pour ne pas rester lucide.

D’ailleurs elle commence à écrire elle-même la plupart de ses chansons pour être plus en harmonie avec elle-même, assurant seule « le Festin de Juliette » et d’autres festins.

Juliette nous revient souvent après bien des voyages, reposer ses valises chez elle, à Toulouse, comme on revient au village après avoir conquis les villes.

Elle n’a pas changé notre Juliette, si ce n’est qu’elle m’appelle dorénavant par mon nom, mais toujours en éclatant de rire.

Elle est devenue une dame maintenant, avec ses chansons vénéneuses ou tragiques, mais à l’auberge de l’étoile rouge elle est restée fidèle. Elle pose toujours son bras sur la fraternité du monde. Elle peut délirer dans les contes érotiques du Moyen Âge et se pencher sur la misère.

Même si un paquebot file dorénavant dans sa voix, elle se souvient des ports et des bars noyés de brume et de mélancolie.
Dernier maillon de la tradition du patrimoine de la chanson française partant de Damia aux chalands qui passent, Juliette chante aussi bien les oiseaux tout là-haut, que les mémoires de Juliette Nouredine, aux racines kabyle, elle, la « lumière de la foi ».

Ses babillages entre les chansons, ses grimaces pendant les chansons, sont une intimité supplémentaire comme pour une soirée entre amis.
Entre les deux pianos rebondissent les chansons de Juliette et tous les énormes effets dont elle joue, passant sans crier gare de l’esprit de Damia ou Piaf à quelques discrètes blessures.

N’allez surtout pas dire de Juliette qu’elle est une chanteuse réaliste ! Elle le refuse absolument, car elle ne veut pas rendre compte des drames et des mélodrames du monde autour de nous, mais de tout ce quotidien, ce décalage entre les berges du temps et la rive de la vie. Chanteuse irréaliste ! Peut-être !

Et en fait Juliette est Juliette mutadis mutandis.

Plaisir de chanter certainement. Aussi cela pétille, cela délire, cela soupire. La "passion selon Juliette" est un moment de générosité folle !
Irrésistible vraiment, et puisqu’elle chante maintenant le cher Milosz ces quelques mots de lui pour elle :

« Le vieux jour qui n’a pas de but veut que l’on vive
Et que l’on pleure et se plaigne avec sa pluie et son vent ».

Et oui, Juliette, avec ta voix comme un son de lune fauve et qui sent l’été et la terre, il faut vivre, vivre, rien que vivre et rire aussi.

Gil Pressnitzer