Kenny Garrett

Le chant de l’alto

À quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien vous faire entrevoir un autre monde ?

(Cioran)

Dans les dernières années de l’orchestre de Miles Davis, alors que la machine funky tournait à plein, le sorcier absolu sortait parfois une pancarte marquée "Kenny" et alors intervenait l’artificier en chef du groupe, Kenny Garrett qui secouait tous les musiciens des coups de butoir de son saxophone alto.
Sous les feux brûlants des concerts électriques et électrisants de Miles Davis un saxophoniste étincelant devenait donc célèbre.

Fils spirituel de l’héritage du maître, fidèle ami jusqu’au bout, le meilleur dernier complice des concerts et des disques (Amandla, Dingo, Live in Montreux), il fut même contacté pour l’ultime volte-face de Doo-Bop, intrusion du rap dans le jazz.

À une époque il ne jouait que le dos au public, comme son maître.

Voilà un lourd héritage de gloire sur les épaules de Kenny Garrett. Mais ce jeune homme n’est pas que le brillant joueur funky à la pointe de la modernité, déjà avant Miles, il était le sideman inspiré de Freddy Hubbard, d’Art Blakey et ses Messengers et du Duke Ellington Orchestra.

Depuis il poursuit sa double existence de musicien be-bop et funky, avec la même étourdissante technique entre modernité et tradition, assumant sans peine sa dualité. Dans cette école de la vie et du dépassement, Kenny jurera sur son saxo alto de suivre une seule résolution : se lancer à corps perdu dans la musique et jouer avec passion et générosité.
II deviendra ce musicien unique et ardent que nous connaissons. Une personnalité sonore très forte, une admirable homogénéité du timbre, du grave à l’aigu, de l’alto au soprano, font de sa musique, une belle musique.

Il multiplie les expériences passant d’un hommage à Coltrane, à du funk et du pop.
Sa technique et son passé lui autorisent toutes les expériences qu’il joue à fond.

"J’entre entièrement dans ce que je fais. - Je choisis de placer ma voix dans une ambiance, dans une couleur particulière. Après c’est moi que vous entendez".

Cet enfant de Détroit, libre et indépendant des clans du jazz et l’un des rares jeunes musiciens à avoir des repères, à avoir connu la chance d’avoir fait ses "universités" avec Art Blakey, Miles Davis et Cootie Williams.

Ce sens de la liberté qui l’habite, ce besoin de communication intense, cette soif de se renouveler que portent en lui Kenny Garrett, représentent sa meilleure fidélité à Miles Davis.

Ses derniers disques "Standard of language (2003), et Happy people (2002) montrent l’émergence d’une prise de conscience de sa condition d’Afro-Américain et de la structuration de son langage musical.
"Oublions les obstacles et le cycle des mentalités propres aux générations d’esclaves. Arrêtons-nous un instant pour penser et croyons au plus profond de nous-mêmes qu’il y a encore de l’espoir. K.G. Peace".

Et la spiritualité devient prépondérante dans son jeu, son comportement. Pour avoir beaucoup parlé avec lui, cette soif mystique est profonde, ce qui ne l’empêche pas de draguer les serveuses, et de rire souvent et fort.
"Je pense vraiment que la dimension spirituelle prime sur toutes les autres et la musique doit être le fruit de la vie quotidienne dans toute sa richesse, sa diversité".
Soif de découvertes, besoin d’authenticité, la musique de Kenny Garrett avance entre la douceur et l’âpreté.

Si Coltrane était un saint prophétique, Garrett est un allègre missionnaire du "vrai" jazz en terre païenne du rock et du funk".
Tout est dit de cette musique actuelle de Kenny Garrett, généreuse, formidablement virtuose sans le montrer, et qui veut elle aussi creuser le ciel.
"Ma musique est une humble offrande, puisse-t-elle aider et fortifier ceux qui l’écoutent au soleil de nos vies, à travers la tempête et après la pluie" écrivait John Coltrane en remerciant Dieu.
Plus modestement nous remercierons Kenny Garrett de nous rendre cette ferveur ardente.

Il est l’ardeur en musique. Il retrouve cette énergie spirituelle qu’on croyait disparue. Il a la fougue du premier matin du jazz.
"Il chevauche son saxo comme un cheval de rodéo, part en galopades effrénées ou en cavalcades solitaires. Il joue des notes du silence, des soupirs. II joue sa musique". Même si son évolution actuelle avec son côté un peu vulgaire de racolage du public et ses phrases répétitives jusqu’à l’ennui nous énervent fort, il reste une tornade qui redeviendra un jour plus pure. Nous l’espérons du moins.

Kenny Garrett l’ombre de Miles ?
Plutôt sa lumière.

Gil Pressnitzer