Le fado
Dernier souffle de la vie urbaine
La saudade c’est la poésie du fado
(Fernando Pessoa)
La saudade trouve sa source dans la souffrance de l’absence, par le manque, la cruauté du destin. Le fado l’incarne totalement.
Le fado est un style musical né dans le port de Lisbonne, ses bouges et ses marins, ses bars et entre deux portes de bordels. Depuis, cette complainte vieille de plus de deux cents ans est la musique de l’âme et de l’exil. Ce sentiment poignant de nostalgie, appelé « saudade », sorte de « bonheur-malheur », doux et amer, irrigue aussi bien les rues, les têtes, les gorges et les mots des Portugais. Il n’y a pas un fado mais des fados : le Fado humoristique, religieux, anarchique, amoureux, voyageur… C’est fondamentalement une musique qui interroge le destin des hommes et dont personne ne sait précisément d’où elle vient. Une musique qui à la fois subi le fatum, et aussi se dresse contre lui en le dénonçant par le chant et la musique. Chant de nuit et chant du coq pour les hommes, leurs nuits, leurs aubes.
Fado português – Fado Portugais Amalia Rodrigues
Letra José Régio
Traduction : Jean-Charles Rosa
"O Fado nasceu um dia, / Le Fado est né un jour
quando o vento mal bulia / Quand le vent bougeait à peine
e o céu o mar prolongava, / et le ciel prolongeait la mer
na amurada dum veleiro, / dans le rempart d’un voilier
no peito dum marinheiro / dans le coeur d’un marin
que, estando triste, cantava, / qui, étant triste, chantait
Ai, que lindeza tamanha, / Aï quelle grande beauté
meu chão, meu monte, meu vale, / mon sol, ma montagne, ma vallée
de folhas, flores, frutas de oiro, / de feuilles, fleurs, fruits d’or
vê se vês terras de Espanha, / Vois si tu vois les terres d’Espagne
areias de Portugal, / les sables du Portugal
olhar ceguinho de choro. / regard aveuglé de pleurs.
Na boca dum marinheiro / Dans la bouche d’un marin
do frágil barco veleiro, / du fragile voilier,
morrendo a canção magoada, / mourant la chanson blessée
diz o pungir dos desejos / disent les désires qui commencent à poindre
do lábio a queimar de beijos / des lèvres brûlant les baisers
que beija o ar, e mais nada, / qui embrasse l’air, et plus rien
Mãe, adeus. Adeus, Maria. / Mère, adieu, Adieu, Maria
Guarda bem no teu sentido / Garde bien en toi
que aqui te faço uma jura: / Qu’ici je te te promet :
que ou te levo à sacristia, / De t’emmèner à la sacristie
ou foi Deus que foi servido / Ou c’est Dieu qui sera servi
dar-me no mar sepultura. / me donnant la mer pour sépulture.
Ora eis que embora outro dia, / Bien qu’un autre jour
quando o vento mal bulia / Quand le vent bougeait à peine
e o céu o mar prolongava, / et le ciel prolongeait la mer
à proa de outro veleiro / à la proue d’un autre voilier
velava outro marinheiro / veillait un autre marin
que, estando triste, cantava, / qui, étant triste, chantait
que, estando triste, cantava, / qui, étant triste, chantait ".
Le fado est né un jour, en lui le vent est advenu et le ciel se prolonge comme une mer,….
Les textes évoquent la nostalgie des morts et du passé, l’amour inaccompli, le chagrin, la condition humaine et nos sentiments, éphémères et insaisissables.
Le fado est cette mémoire à terre des marins portugais, cette mémoire qui s’en va boire dans les bouges et les ruelles de Lisbonne, et en sort en titubant.
Depuis les premières traces vers 1840, la houle de la mélancolie a roulé bien des nostalgies salées ou dessalées, quelques raies de lumière d’espoir aussi, mais ce climat inimitable de "Saudade", de vague à l’âme, continue à chalouper dans les têtes.
Pulsation de la nuit des temps, des amours perdus, de la condition humaine, de la nostalgie des morts, ce mot mythique porte en lui tout l’éphémère. Le fado est sa plus belle traduction musicale. Chanté presque exclusivement par les femmes - une diva généralement à la voix lancinante sur le tapis de larmes des guitares portugaises à douze cordes -, et plus tard de l’accordéon, le fado ancien cohabite maintenant avec le nouveau fado, toujours ancré dans Lisbonne.
" Le fado touche au rituel de la douleur féminine. Particulièrement ses douleurs d’amour. C’est peut-être pour cela que les femmes chantent si bien le fado, parce qu’elles tutoient intimement les souffrances de la vie. "dit Misia qui a renouvelé le fado.
Le fado revient pourtant de loin. Comme le tango, le flamenco, mais plus encore, il aura servi d’étendard à la dictature de Salazar, et dame Amalia Rodriguez, fort imprudemment mais consciemment, servait avec sa voix d’azur, les narcotiques du passé à tout un peuple. Pourtant le fado ancien reste sublime malgré ces récupérations. Les années de plomb du fascisme portugais en avaient fait le chant de résignation avec le culte annexe de la religion et du silence pour anesthésier un peuple : Fado, Fatima, Famille !
On était passé des chansons de prostituées, pleurant leurs hommes aux chansons aux hymnes de consolation piétiste de la dictature de Salazar " le fado était le chant de l’analphabétisme, du conformisme." dit Misia.
Une réaction violente de rejet s’est faite après la chute de la dictature, quand les œillets fleurissaient au bout des fusils en 1974, et cela a donné un nouveau fado, ouvert vers les bruits actuels du monde, plus léger en harmonies. Maintenant les deux fados se rejoignent, sombres tous deux, mais avec le souci des poètes et des musiciens d’aujourd’hui de renouveler le genre.
Tradition populaire le fado passe entre les mains des intellectuels mais il reste toujours le blues de l’âme portugaise.
Le fado ancien a sa musique codifiée, ses textes populaires que l’on se passe de bars en bars, ses formes et sa magie demeure, réapproprié par tout un peuple.
"Il lui fallait retrouver sa liberté. Il est une des dernières chansons urbaines d’Europe. Mais il faut avoir beaucoup vécu pour chanter du fado, il faut avoir beaucoup souffert... " (Misia)
Et quand on a la chance de pénétrer dans l’intime du fado, celui non pas des cabarets à touristes, qui sont le grand déversoir de la mièvrerie, mais le lieu secret où revit la mémoire et l’authenticité originelle de cette vieille et jeune musique. Une nouvelle génération se débarrasse de toutes les breloques d’un pseudo-folklore, pour faire couler toute la mer amère en nous. Ce blues des âmes ne se boit vraiment que dans les tavernes.
Dans le cadre du festival Mira, le TNT vous invite à vous asseoir dans les« casas de fado » (maisons du fado). Toutes portes closes à la tombée de la nuit, le rendez-vous des cœurs nostalgiques vous attend.
« Le fado, c’est un tête à tête pudique et violent. Pour me libérer, je dois
fermer les yeux, faire abstraction des gens qui se trouvent à quelques mètres
devant moi. Ainsi, je peux commencer à chanter ». Cristina Branco
Pénombre et chuchotements : « silencio, que se vai canter o fado ! ».
Il est toujours le temps de chanter l’infini de l’attente et de la pluie des sentiments.
Gil Pressnitzer