Le nazisme et la musique dégénérée

Ce texte porte sur un aspect important de la machine à tuer nazi : le rapport à la musique et son utilisation comme arme de destruction.

La musique comme arme d’asservissement

« La musique est un art mineur car elle disparaît en même temps qu’elle se forme»

Art mineur? Et pourtant la musique a souvent été une arme majeure pour les régimes totalitaires (voir URSS et l’art prolétarien, et bien d’autres hélas) et elle deviendra pour les nazis une arme essentielle pour la démonstration à la fois du génie éternel du peuple allemand et de la supériorité aryenne.

La musique participe donc à l’établissement du Reich de mille ans, son pouvoir d’envoûtement est utilisable comme formidable outil de propagande. Elle sera donc la force de frappe du nazisme, ainsi jusqu’au tout dernier bombardement les concerts eurent lieu et furent fréquentés par tous les dignitaires. Elle fut aussi parfois clandestine car composée par des musiciens bientôt anéantis mais voulant garder tracesde mémoire et de témoignage comme Pavel Haas et Viktor Ulmann, elle est le plus souvent « officielle », et donc la musique a fait partie intégrante du système concentrationnaire. Depuis les tout premiers camps de prisonniers de 1933 jusqu’aux camps d’extermination de Birkenau, Sobibor, Treblinka, Maidanek, la musique enroule ses notes à la fumée des fours crématoires.

Elle sert à couvrir les agonies, à ordonner les travaux forcés, à rythmer les exécutions, et à divertir les chefs des camps, et aussi parfois à permettre à certains de survivre malgré tout. Ainsi le cantor Sholom Katz fut sauvé par son chant "El Male Ra’hamim" qui émeut un officier nazi qui le laissa s’échapper.

Mais comme Bertolt Brecht l’écrivait à Paul Hindemith: «La musique n’est pas une arche sur laquelle on peut survivre au déluge.»

Écoutons Pascal Quignard :

"La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945… Il faut souligner, au détriment de cet art, qu’elle est le seul qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort… Il faut entendre ceci en tremblant : c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre. La musique viole le corps humain. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. À la rencontre de la musique, l’oreille ne peut se fermer. La musique étant un pouvoir s’associe de fait à tout pouvoir. Elle est d’essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants telle est la structure que son exécution aussitôt met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique... Cadence et mesure. La marche est cadencée, les coups de matraque sont cadencés, les saluts sont cadencés.
La première fois où Primo Levi entendit la fanfare à l’entrée du camp jouant Rosamunda, il eut du mal à réprimer le rire nerveux qui se saisit de lui. Alors il vit apparaître les bataillons rentrant au camp avec une démarche bizarre... Les hommes étaient si dépourvus de force que les muscles des jambes obéissaient malgré eux à la force propre aux rythmes que la musique du camp imposait et que Simon Laks dirigeait.
Primo Levi a nommé « infernale » la musique… « Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates ; leurs âmes sont mortes et c’est la musique qui les pousse en avant, comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté
. » écrivait Primo Levi.

Ce fut pour augmenter l’obéissance et les souder tous dans la fusion non personnelle, non privée, qu’engendre toute musique.
Ce fut une musique rituelle… La musique, écrit-il, était ressentie comme un « maléfice ». Elle était une « hypnose du rythme continu qui annihile la pensée et endort la douleur ».
Comment entendre la musique, n’importe quelle musique, sans lui obéir ?"
(Quignard « La haine de la musique »)

« Qu’elle soit spontanée ou imposée, officielle ou acte de résistance, la musique était inscrite dans la vie quotidienne des camps», précise Pascal Huynh. Elle était utilisée par les nazis avec un sadisme défiant l’entendement. Opérations punitives et exercices journaliers étaient scandés par des marches exécutées par des déportés, notamment lorsque certains d’entre eux tentaient de s’évader. » Et cette perversité des geôliers, qui imposaient aux détenus de jouer de la musique pour accompagner les exécutions capitales !

La musique aura donc un pouvoir de soumission pour les faibles, d’exaltation pour les forts et combien d’exécutions auront lieu au son de Bruckner ou de Beethoven, et les officiers des camps de la mort écoutaient en pleurant Schubert, entre deux massacres. Et jamais un pays, dont les nouveaux maîtres étaient convaincus que leur mission était de restaurer l’honneur national, ne se soucia autant de l’élévation de son patrimoine. Jamais la vie des concerts ne fut autant favorisée, jusque dans la tourmente des bombardements, et les nazis "exportèrent" par exemple à Paris leurs musiques préférées (Wagner surtout, Beethoven bien sûr, et le naïf Bruckner). Furtwängler et Wilhem Kempf en étaient les ambassadeurs zélés.

Les origines du concept nazi de musique dégénérée

Le romantisme allemand

La musique romantique, donc la musique romantique allemande qui en fut l’apogée, est conçue à cette époque comme essence de toute la musique.
La musique est perçue comme langue de toutes les émotions — comme langue supérieure à la raison.
La musique est voulue comme effusion ou comme fusion, et la grande exploration du moi profond.

Le romantisme a pris naissance en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, en réaction au conformisme bourgeois, et contre la corruption du classicisme français surtout.

Au primat de la raison, il oppose, afin de la connaître, un primat de l’imagination, des choses invisibles - l’imagination entendue comme le médium où se révèle cette vérité supra-rationnelle. Le romantisme réclame ici une musique miraculeuse : une musique qui élève l’âme à la vérité ; une musique qui, don de Dieu, élève l’âme à la contemplation de Dieu. Mais le romantisme réclame aussi une musique nationale : une musique née du peuple ; plus encore : une musique destinée au peuple - non pas destinée aux gens de qualité. Ce romantisme prétend à rien moins que la rédemption de l’humanité, et met en avant l’inconscient, le fantastique, l’irrationnel, et la poésie "des profondeurs", celle issue de nos ténèbres.

Pour cela on plonge dans le vieux monde celte, dans les forêts profondes peuplées de bien des esprits.

Cela vient pêle-mêle de :
* la montée de l’obscur, de la mythologie du Moyen Âge, du développement du moi. Cette plongée vers l’obscur va favorisert "le sommeil de la raison" et la fascination des fantômes, la présence continue de la mort.
* le romantisme et les mythes populaires, contes et légendes. La nuit est omniprésente, la nostalgie et la perte de sa patrie sont au centre des motifs.

La notion du sang et de la race glanée dans la mythologie du Nord avec la « pureté » du fol, de l’innocent, face aux intrigues de l’intellectuel est bien postérieure au début du romantisme, porté vers l’exil, la nostalgie, l’errance.

A ce premier romantisme va succéder une autre version, tirant ses sources à la fois de Nietzsche et des penseurs nationalistes allemands. Alors se développe:
* le surhomme face au reste du monde.
* le pouvoir prométhéen de la musique.
* l’impérialisme de l’orchestre qui écrase les autres formes de musique comme la musique de chambre.
* la toute puissance de Wagner sur la musique allemande reléguant le grand Brahms aux initiés. Wagner se voulait autant philosophe que musicien : le wagnérisme se veut un art total, écrasant, et va servir de vivier pour les nazis. Ainsi « Nacht und Nebel » tiré de l’or du Rhin, qui ensuite est devenu le nom de code d’un ordre célèbre organisant les premières déportations. Dès Le 7 décembre 1941, Hitler avait publié le décret Nacht und Nebel en référence à son idole.
Il y a un mélange qui associe, au sein du wagnérisme, la pensée hellénique à la pensée romantique et qui prépare aussi le terrain au nazisme : le thème de la dégénérescence y tient une place essentielle, l’anéantissement voulu, le héros pur, la ploutocratie de l’or, l’exalatation du paganisme et de la nature.
* la philosophie allemande faite de noirceur et de désespoir et qui trouvera dans le nazi Heidegger son apogée avec sa théorie des êtres faits pour la mort : la théorie du déclin ; l’appel du gouffre ; le surhomme ; la fascination du bûcher final ; Schopenhauer et son désespoir; Nietzsche et son sombre savoir…

On est passé de la quête mystique de la fleur bleue chère à Novalis, à l’exaltation morbide et aspirant au néant, une aspiration à un chaos rédempteur qui va faire le lit du nazisme.

La musique cristallise, dès le milieu du XIXe siècle donc avec Wagner, deux aspects essentiels de l’idéologie allemande, le nationalisme et l’antisémitisme, avec les corporations des Maîtres Chanteurs, l’apocalypse du cycle «L’Anneau du Nibelung » avec la mise en avant du héros pur et aryen, les odieux personnages comme Mime en qui on doit reconnaître le juif traître, et aussi la malédiction de l’or.

L’ouverture de Rienzi est l’hymne officiel des cérémonies du parti, Les maîtres Chanteurs de Nuremberg l’opéra culte.

Mais ce n’est pas l’univers du Nord, du Kalevala finlandais, et on est encore éloigné des mythes aryens que vont injecter les nazis.

La pensée musicale nazie

* La culture musicale de Hitler : elle est celle d’un artiste raté vivant à Vienne. Aussi il connaît un peu et admire à Vienne Mahler en 1906, mais surtout les valses viennoises. Ses goûts officiels iront vers Bruckner et Wagner pour alibi, mais en fait les opérettes seront son jardin secret. Et Wagner n’est qu’une façade pour lui, en exemple de volonté de puissance.

* l’inculture de Goering et Goebbels qui donc mépriseront toute pensée artistique et qui veulent une musique facilement mémorisable, entraînante, de grande puissance sonore avec des thèmes simples, le tout sur des rythmes obsessionnels. L’infâme œuvre de Carl Orff "Carmina Burana" symbolise parfaitement ce credo.

* l’ordre moral nazi :
- les 3 K, "Kinder, Küche, Kirche", (enfants, cuisine, église) qui formateront l’asservissement du peuple par la mise au pas de toute liberté des femmes enfermées dans le conservatisme absolu et la servitude.
- malgré l’homosexualité latente du nazisme (les Sections d’Assaut, les SA, mais aussi les SS), on se raccroche aux valeurs conservatrices et profitant des provocations modernistes (Hindemith, Schoenberg,…) ou populistes (Weill, Dessau) on rassure le peuple vaincu et déçu par Weimar, par des retours aux vieilles valeurs rassurantes.
* la théorisation de l’art dégénéré permettant de rejeter la modernité qui fait peur en ridiculisant toute tentative artistique pouvant choquer la bourgeoisie triomphante:
- la réaction politique contre «quatorze ans de république des juifs », alliant la haine de la république de Weimar à la recherche de coupables, et la plaie toujours ouverte de la défaite de la guerre de 1914-1918.
- la suite logique des lois raciales de Nuremberg (races inférieures, donc musique inférieure noire et juive) : « Les juifs sont incapables de manier la musique et le verbe et empoisonnent le beau » (Hitler).- le mauvais goût nazi : on a peur du moderne, on veut rejoindre l’ordre grec mais en démesure (défilé, architecture) les arcs de triomphe remplacent les lauriers, l’art doit accompagner la cérémonie (déjà utilisé par le christianisme), donc être édifiant et monumental et surtout conditionner les spectateurs en leur ôtant tout sens critique.
- le vecteur de Wagner et de Bayreuth : par la mainmise sur les théories délirantes de Wagner et sa musique qui les porte en elle, par l’ouverture de Bayreuth à Hitler qui en fera quasiment sa villégiature.

Ainsi Wagner est une musique "qui s’écoute à genoux", mettant l’auditeur en position de serviteur, de dévot soumis et manipulé.

En fait l’idéologie artistique est celle de la dictature nazie et la musique un prétexte et une arme de propagande, d’une prise de pouvoir, et surtout d’asservissement continu.
La prise de contrôle de l’Art — l’Art conçu comme un aspect essentiel de la vie culturelle — cette prise de contrôle représente un aspect lui-même essentiel de la prise de contrôle de toute la vie culturelle — prise de contrôle elle-même nécessaire à la domination totalitaire. Hitler a énoncé la nécessité de cette mise sous tutelle de l’Art.

Le paragraphe 23 du programme de 1920 propose, en ce sens, la réunion de toutes les bonnes volontés face à la prétendue décadence qui règne, en Allemagne, au niveau de l’Art.

Aux yeux de Hitler, la décadence qui règne au niveau de l’Art annonce, pire encore, prépare la décadence qui touchera bientôt la nation tout entière — et cette décadence la détruira.

Aussi en mars 1933, Goebbels est nommé ministre de la propagande et de l’information du peuple. Il va nettoyer la vie culturelle allemande. En septembre 1933, l’ensemble des arts et de la propagande sont regroupés dans "la chambre de culture du Reich". Nul ne peut publier ou composer s’il n’est membre de cette chambre. S’installe alors une censure de tous ces domaines. La promotion de la culture aryenne et la suppression des autres formes de production artistique participent à "la purification de l’Allemagne".

Très vite, la musique va apparaître aux yeux des nazis comme le meilleur moyen de révéler les qualités allemandes.

Elle va devenir un outil efficace de propagande du 3ème Reich et l’Allemagne est proclamée en 1938 "L e pays de la musique". Une certaine musique bien sûr. La musique allemande doit dominer le monde musical, comme le troisième Reich l’Europe.

La musique est propagande et doit exalter la patrie, le fameux "Heimat".
Alors tout est boursouflé et marqué par une forme de confusion mentale : donc pêle-mêle on met dans le même sac le sérialisme et Mendelssohn, le modernisme et toute trace juive dans la musique. Lors de l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938, -une des priorités de l’armée allemande fut d’envahir l’appartement de Gustav Mahler et de le mettre à sac. Mais Alma Mahler avait sauvé la plupart des partitions et des documents.

Le régime nazi va mettre en avant certains types de musiques:

- La musique légère, divertissante (le plus souvent des chansons d’amour ou humoristiques) est diffusée en boucle sur les radios de l’époque. On veut éloigner l’auditeur de la réalité, lui ôter tout sens critique.
- Les grands compositeurs allemands du passé sont vénérés, mais triés. "On construit des monuments à la mémoire de Bach considéré comme le père de la musique allemande, Mozart mais avec une certaine défiance, Beethoven, Bruckner, et par-dessus tout Wagner... Ils sont la fierté du peuple allemand. Leurs œuvres sont jouées lors de grandes cérémonies rassemblant un immense public. La musique rassemble alors le peuple allemand autour de son Führer.
Les apparitions en public d’Hitler sont le plus souvent accompagnées de la « Chevauchée des Walkyries » de Wagner. Mais contrairement à la walkyrie Brunehilde, il ne va pas sélectionner les morts sur le champ de bataile poir en faire des héros, mais peupler ceux-ci de millions de morts et sans aucune pitié.

Le détournement des musiques

Selon l’idéologie nazie, le peuple allemand était le « premier peuple musicien de la terre » et Wagner son héros et Bruckner, le pauvre et doux Bruckner, son prophète. Pour ancrer leur théorie les nazis ont réécrit l’histoire et détourné la pensée musicale des compositeurs du passé.
Les théoriciens de l’antisémitisme ont revisité le passé allemand, tentant d’en séparer le bon grain aryen de l’ivraie juive, et ce dès Haendel dont ils changent les paroles des oratorios parlant du peuple juif. Il faut réécrire l’histoire de la musique allemande et autrichienne, (pauvre Mozart !), pour « laver les souillures ».

Bach est utilisé, lui le ménestrel de Dieu, ainsi que Bruckner et surtout Beethoven, figure romantique par excellence, le surhomme prométhéen. Sa Neuvième Symphonie est l’œuvre de référence de l’Orchestre philharmonique de Berlin et de son directeur musical Wilhem Furtwängler, architecte empressé de ce nouvel ordre musical nazi.
Liszt devient allemand et non plus hongrois. Wagner avec l’aide de sa famille, Cosima en tête, pro nazie délirante, est sanctifié et donc exploité comme précurseur du nazisme.
Felix Mendelssohn-Bartholdy, de par son origine juive (il était le petit-fils de Moses Mendelssohn, le grand penseur de l’Aufklärung juif, le judaïsme des lumières), fut une des "victimes" préférées des théoriciens de l’antisémitisme musical malgré la conversion de sa famille au christianisme. Sa statue à Leipzig fut détruite, la rue qui portait son nom fut rebaptisée du nom d’Anton Bruckner, et enfin un grand concours fut organisé pour recomposer son Songe d’une nuit d’été dans une version aryenne. Ce fut finalement Carl Orff qui eut cet "honneur".
Dès 1933, les programmes de musique classique à la radio sont contrôlés. Mendelssohn est pratiquement interdit de diffusion. Les Wagner et consorts sont eux matraqués sans cesse en concert et à la radio, dans les défilés, dans les célébrations. Ils deviennnent le bruit de fond du nazisme.

Musique dégénérée

"Entartete musik », musique « dégénérée » C’est ainsi que les Nazis, entre 1933 et 1945, appelaient toute musique qui ne correspondait pas aux normes de l’art officiel. «Musique qui a perdu les qualités habituelles de son genre, de sa race », loin de l’idéal aryen, de la race supérieure.
Ils appelaient donc « art dégénéré » la musique des années trente, qui allait de la musique atonale au jazz…

Dans l’esprit nazi prédomine cette idée de décadence, de dégénérescence, d’empoisonnement de cette pureté des origines, alors que leur mythologie celte ou germaine est basée sur l’inceste et le viol !

Dès leur arrivée au pouvoir, les dirigeants nazis entreprennent une éradication de " l’art dégénéré " (Entartete Kunst), fondée sur une normativité créatrice visant à rejeter toute avant-garde au nom de la pureté de la race aryenne. La catégorie de musique dégénérée se présente comme une catégorie haïe où le régime nazi range toute la musique qui lui semble éloignée de sa propre vision de la musique, ou de sa vision du monde.
La conception du monde national-socialiste se fonde sur l’idée du sang, de la race, du peuple, puis sur l’idée d’un état totalitaire. Et comme cela était écrit dans Mein Kampf, « les juifs étaient incapables de manier la musique et le verbe ».

Quelles sont les musiques dégénérées ?

1 Toute la musique non allemande — au sens très étroit que le régime donne à la notion de « musique allemande » — ce qui signifie : toute la musique de musiciens aux origines juives ; le jazz conçu comme une musique afro-américaine ; ou encore toute la musique prolétarienne : laquelle emprunte au jazz nombre de ses procédés.
2 Toute la musique qui ne se prête pas à la récupération politique ou mieux : à la propagande — toute la musique qui ne pourra être mise à contribution comme moyen de domination — toute la musique aux capacités critiques — toute la musique vivante — ce qui signifie : toute la musique atonale, le jazz, là encore, toute la musique prolétarienne.
Au nom de ses critères, au nom de ses critères politiques, critères où l’idéologique se mêle à l’esthétique, l’esthétique à l’idéologique, le régime nazi a réécrit l’histoire de la musique allemande, comme il a réécrit l’histoire de toutes les Allemagnes.

Les prémices de la répression culturelle

Mais la chasse à l’intelligence avait commencé bien plus tôt sans que personne ne s’en émeuve, et surtout pas les juifs allemands. Dès 1924 Hitler s’en prenait à l’art d’avant-garde.
A l’arrivée au pouvoir des nazis, les mesures destinées à contrôler la vie culturelle furent immédiates. Goebbels, président de la Chambre de la culture du Reich, organisa toutes les professions artistiques.

À partir de 1933, une loi allemande exigea que tous les musiciens allemands soient officiellement déclarés et enregistrés. Ceux qui, pour des raisons raciales ou artistiques, ne correspondaient pas à l’idéal nazi voyaient leur carrière brisée.

Certains musiciens quittèrent alors l’Allemagne, d’autres rejoignirent la Ligue culturelle des juifs allemands. On a alors créé des orchestres juifs, sous administration juive et destinés à un public juif. Cette ligue fonctionna jusqu’en 1941, date à laquelle la plupart de ses membres furent envoyés à Terezin, atroce antichambre d’Auschwitz.

La Société Nationale de la Culture Allemande - Reichskammer der Bildenden Künste - était fondée très tôt. Cette organisation voulait mettre fin à la corruption de l’art et convaincre le public de la relation entre l’origine raciale et l’art. La première exposition organisée par le pouvoir a eu lieu en 1933 à Erlangen où des dessins d’enfants et de malades mentaux se virent accrochés à côté des œuvres sélectionnées de la Mannheimer Kunsthalle afin de bien souligner l’aspect pathologique de l’art moderne.

Les interprètes, les compositeurs sont bannis ou interdits et 1938 ne fait que théoriser cela.

Il faut savoir que le public réagit de manière très favorable à l’initiative et l’aspect propagandiste en fut agencé avec soin. Cette réaction du public était très prévisible : le XIXe siècle avait déjà vu se manifester la peur, l’aversion du public envers cet inconnu qu’est toujours l’art moderne. Mais tout cela se nourrissait de la crise économique et d’un antisémitisme croissant. Deux facteurs très souvent liés au cours de l’histoire. À la haine des juifs s’ajoute le rejet du communisme – l’un et l’autre ayant partie liée dans le délire nazi. Le concept de bolchevisme musical est ainsi appliqué à l’encontre de La Nuit transfiguré e de Schoenberg, œuvre dans la droite ligne de Brahms!.

Dans la république de Weimar existait déjà un fort courant antisémite et antimoderniste. Ainsi Alban Berg, appelé «l’empoisonneur des fontaines de la musique allemande » envoyait lâchement, en 1925 son certificat d’aryen pour sauver son opéra Wozzeck.
Dès 1928, des affiches du parti nazi appellent à manifester contre « l’opéra-jazz », traité d’« insolente salissure judéo-nègre » (Jonny spielt auf d’Ernst Krenek). En 1938, l’exposition « Entartete Musik » (« Musique dégénérée »), à Düsseldorf, dénonce le jazz comme une musique à la fois « juive, bolchevique et nègre » (!).
A Munich en 1937, Hitler inaugure le Grosse Deutsche Kunstausstellung 1937, (la grande exposition de l’art 1937). L’art allemand accepté montrait des toiles qui soulignaient l’héroïsme, la patrie, le devoir familial, le travail aux champs et autres choses semblables. Avec plus de trois millions de visiteurs, ce fut la grande exposition de notre temps.
Hitler dans le discours d’inauguration déclara:
« Avant que le Nazionalsozialism ne prenne le pouvoir, il n’y avait en Allemagne que le soi-disant ‘art moderne’: chaque année un autre art moderne. Nous, nous voulons un art allemand d’une valeur éternelle. (…) L’art n’est pas fondé sur le temps, une époque, un style, une année, mais uniquement sur un peuple. (…) Et tant qu’un peuple existe, l’art est un jalon, le point stable dans les apparences fugitives. C’est l’existence et la durable prestation d’un peuple, et pour cela l’art est l’expression de l’essentiel de l’existence, un monument éternel, en soi-même l’existence et la performance (…)"."Le Cubisme, le Dadaïsme, l’Impressionnisme, l’Expressionnisme, tout cela est complètement sans valeur pour le peuple allemand".Donc dès 1933 commence le diktat de la valise ou la mort pour les musiciens et les chefs clairement "dégénérés" pour les nazis, qui n’ont eu d’autres "choix" que l’exil ou les camps de concentration. Vers 1933 les termes "Juif" et "Bolchevique" étaient devenus synonymes pour tout art moderne.

L’exposition

de Düsseldorf de 1938

Tout était donc en place pour cette exposition. L’extermination des ennemis passait aussi par l’extermination d’une certaine culture. Ses ennemis étaient tous les créateurs car la création est par essence subversive… « un régime comme celui de l’Allemagne Nationale-Socialiste ne peut supporter que l’ordre établi risque d’être remis en cause " Sus donc à la " juiverie internationale et bolchevique " qui avait élevé au rang d’œuvres d’art les productions bâtardes de véritables " malades mentaux " – (d’où l’appellation " arts dégénérés ").

« Bolchevisme culturel ! Arrogante impudence juive !» C’est dans ces termes que Goebbels stigmatise les œuvres de Schönberg, Weill, Hindemith, Krenek et tant d’autres, lors de l’inauguration de l’exposition diffamatoire intitulée « Musique dégénérée », ouverte à Düsseldorf, le 22 mai 1938, date anniversaire des cent cinquante ans de la naissance de Richard Wagner. Elle fait suite à celle dite de l’« Art dégénéré » qui s’est tenue à Munich, un an plus tôt.

Sur la brochure de l’exposition de Düsseldorf figure un saxophoniste noir porteur de l’étoile jaune. Sous-titrée « Un règlement de comptes », la manifestation qui fut un échec, crache sa haine à tout va.

Dans les deux cas, à Düsseldorf comme à Munich, en musique comme en peinture, on présente toutes ces œuvres comme œuvres folles ou comme œuvres criminelles — on les présente comme l’œuvre de tarés : comme l’œuvre de dégénérés.

À cette fin, on en souligne, tantôt, le manque de sens, la prétendue incohérence ; tantôt, encore, on en souligne le manque de fini, la réalisation défaillante, les prétendues fautes de composition. Dans les deux cas, en musique comme en peinture, le rôle de l’exposition consiste, non sans démagogie, à prendre le peuple à témoin de la prétendue décadence où a sombré l’Allemagne — jusqu’au niveau de la peinture ou même de la musique. Ou encore : à rendre le peuple sensible à la tâche salutaire, à la tâche quasi sanitaire de purification que mène le régime nazi. Dans les deux cas, la dénonciation véhémente précède la liquidation — la liquidation définitive.

Bientôt, on brûlera nombre de ces tableaux. Déjà, on a commencé à faire taire tous ces musiciens.

À Düsseldorf, l’exposition est placée sous la tutelle de responsables nazis. On y trouve sous la catégorie de musique dégénérée : la musique atonale de la Nouvelle École de Vienne, le jazz, la musique prolétarienne, bref, l’ensemble de la nouvelle musique apparue ou répandue en Allemagne depuis environ trente ans : toute la nouvelle musique que rejette le régime nazi. Mais toute cette musique, ou mieux : toutes ces musiques, toutes ces œuvres, cette exposition ne les expose pas : au contraire, elle les exhibe, pêle-mêle — toutes ces œuvres, elle les accompagne des commentaires les plus corrosifs, des commentaires les plus agressifs, afin de les rendre ridicules, afin de mieux les mettre en accusation, afin de mieux les mettre au pilori. Une liste noire est établie et tout orchestre se voit interdit de jouer ces œuvres.
Ces musiques sont pour les nazis des musiques d’aliénés, c’est l’art des juifs et des fous. Il fallait prouver que les artistes de l’avant-garde – les expressionnistes, les Dadaïstes, les membres du Bauhaus, étaient des gens dégénérés, séniles, dérangés, fous ou schizophréniques et en plus juifs ou communistes !
Était donc considérée comme musique dégénérée celle émanant des races inférieures, qu’elles soient "juives" ou "nègres", et l’on oublie trop souvent « tziganes ». Sait-on d’ailleurs que l’improvisation caractéristique du jazz était interdite en musique, et que le jazz considéré comme une musique à la fois « juive, bolchevique et nègre » conduit Goebbels à créer un jazz nazi. « Charlie and his orchestra ». Les paroles devenaient de la propagande nazie.

C’est une recension de la « musique dégénérée », où l’anathème était jeté sur la modernité du début du XXe siècle et sur la musique « juive ». La couverture de la brochure de l’exposition représentait un Noir jouant du saxophone avec l’étoile de David au revers de son veston, détournement abject de l’opéra jazz d’Ernst Krenek, J onny spielt auf, grand succès des années 1920. À l’occasion de l’exposition étaient présentées les théories sur « musique et race », qui aboutirent à la publication, en 1940, d’un Dictionnaire des juifs dans la musique.
La notion même de "musique dégénérée" (Entartete Musik), objet de l’exposition de Düsseldorf, ne fait pourtant que démontrer la diversité des styles concernés et le caractère éminemment racial et politique des critères retenus.

C’est ainsi que de très nombreux compositeurs et interprètes, taxés de judaïsme, de dégénérescence ou de bolchevisme, ont perdu, et ce dès 1933, tout moyen d’expression et de subsistance, car impur et non conforme au national-socialisme.
Schönberg, surnommé « le charlatan sans racines », est visé. « Quiconque en mange, en meurt », fulmine Goebbels.
Les grandes figures de la musique atonale, ces « faiseurs de bruits », subissent le même sort. Schönberg, Berg et Webern. Korngold, Weigl, Rathaus, Glanzberg et Zemlinsky, beau-frère de Schönberg font partie du pilori.
Sont tout particulièrement visés la « musique nègre », autrement dit le jazz, et les compositeurs juifs, dont certains, comme Schoenberg, sont les représentants d’une avant-garde pour laquelle les nazis n’ont que haine et mépris. Ainsi, la musique atonale - dont un critique de l’époque considère qu’elle détruit « cet élément très évidemment allemand qu’est l’accord parfait » - est pour les nazis le produit par excellence de « l’esprit juif ». Les nazis lui opposent Wagner, non sans quelque absurdité, si l’on garde à l’esprit ce que lui doit la musique moderne et Mahler et Schönberg en particulier. Wagner, auteur d’un pamphlet antisémite, Le judaïsme en musique, incarne, aux yeux des idéologues du régime, une musique censée régénérer l’âme allemande, sur laquelle les Juifs sont accusés d’avoir exercé leur influence néfaste.
Interdits de concert, chassés des orchestres et des conservatoires, privés de toute possibilité de gagner leur vie au pays de Bach et de Beethoven, nombreux sont les compositeurs et interprètes, juifs ou non, qui choisissent de s’exiler, notamment aux États-Unis.

C’est le cas de Kurt Weill, d’Hindemith ou de Schönberg, Klemperer, Walter.

Mais beaucoup d’autres, malgré la qualité de leur œuvre, et quel qu’ait été leur destin, sont tombés dans l’oubli. Ils commencent à peine d’en sortir.

Les compositeurs et les interprètes de la musique dégénérée

La liste est longue de plus de 200 noms aussi citons simplement :

Compositeurs :

Schönberg, Schreker, Kurt Weill, Hans Eisler ami de Brecht, Victor Ullmann, Joseph Marx, Pavel Haas, Franz Schmidt, Richard Stein, Errwin Schuloff ou Jefim Golyscheff, Erich Korngold, Miklos Rozsa, Eric Zeisl, Franz Waxman (oratorio La Chanson de Terezin ), Paul Hindemith, Zemlinsky (symphonie lyrique), Rathaus, Rudolf Karell, Léon Jessel, Norbert Glansberg Stravinsky aussi, qui lâchement protesta en hurlant qu’il n’avait jamais été«communiste, matérialiste, athéiste ou bolchéviste. » lettre du 14 avril 1933.
Darius Milhaud certes, mais aussi Webern mis lui aussi à l’index tout en étant pro-nazi, et qui voulut convaincre Hitler que le dodécaphonisme assurerait la domination allemande sur la musique pendant mille ans !

Bartók considérant comme un honneur le fait d’être traité de « dégénéré » par le régime Nazi aurait lui-même demandé que sa musique soit incluse dans l’exposition.

Mais c’est essentiellement sur trois compositeurs que s’acharnèrent les nazis : Meyerbeer, Mendelssohn, Mahler.
Ces trois compositeurs sont jugés comme la source de la dégénérescence juive au sein de la musique romantique allemande au XIXè siècle. Ainsi Blessinger, grand théoricien antisémite, voyait dans Mendelssohn le modèle du "Juif assimilé", dans Meyerbeer celui du "Juif affairiste sans scrupules" et dans Mahler "le type fanatique du rabbin d’Europe de l’Est" (Mahler est né dans les territoires de l’actuelle République Tchèque). Meyerbeer restait le rival heureux de Wagner, donc un ennemi.
D’autres furent également maudits.

Ernst Krenek, qui n’est pas, lui, d’origine juive, est également flétri parce qu’il utilise le jazz - « cette invasion nègre », Goebbels, encore ! - dans son opéra Jonny mène la danse (1927). L’auteur, qui met en scène les amours d’un homme noir et d’une femme blanche, est accusé d’être le « pionnier du mélange racial ». Avant-gardiste, il détourne à dessein l’opéra sérieux, son retour à la mélodie, au conte, au mythe, au sol et au sang, tels que prônés par Richard Strauss. Ce dernier, malgré ses démêlés avec les autorités, fit l’objet d’un consensus car ses compositions répondaient parfaitement aux attentes du régime : prédominance de la ligne mélodique et nostalgie d’un monde révolu.

Interprètes :

La vie culturelle à Berlin était portée par Klemperer et le Kroll Opera, à Vienne avant l’Anschluss par Bruno Walter, et qui faisaient rayonner la musique, Fritz Busch régnait sur la musique de chambre. Tous durent fuir.
Par contre l’ordre nazi délivrera de faux certificats d’aryanité pour Johann Strauss, Franz Lehar, idoles de la vie viennoise qui ne pouvait valser sur des notes juives. On en vint à détourner les paroles de jazz pour en faire sur les mêmes airs de belles chansons allemandes.

La musique officielle national-socialiste

Plusieurs compositeurs s’arrangèrent plutôt bien avec le régime. Cérémonie des jeux olympiques, celles des grandes messes nazies, pour cela ces musiciens furent mis à contribution. Mais il n’y eut pas de musiciens véritablement emblématiques de ce nouvel ordre fasciste. Trop de talents avaient fui et les compositeurs favorables aux thèses nazies étaient en fait Werner Eck et Carl Orff, dont les célèbres Carmina Burana connurent un grand succès après leur création en 1937, Hans Pfitzner et Richard Strauss, monstre d’égoïsme qui poursuivait son bonhomme de chemin sans révolte ni soumission.
Aussi on fit appel aux morts qui ne pouvaient pas contredire le Führer.
Bach, Beethoven, mais surtout et avant tout Wagner et Bruckner. Bayreuth devint la résidence secondaire d’Hitler. Il y célébrait ses anniversaires et pouvait se vautrer dans les mythes dont il enveloppait sa tuerie. Bayreuth sera donc le temple du nazisme et Wagner son Dieu : l’ouverture de Rienzi est l’hymne officiel des cérémonies du parti, Les maîtres Chanteurs de Nuremberg l’opéra culte.
La recherche d’une musique pure conforme à la pureté aryenne ?

L’art nazi, figé en stéréotypes, fondé sur la dynamique du groupe agressif, a besoin d’harmonie et de sons rassurants selon les lois de l’habitude. Musiques chorale et classique, qui favorisent les élans de foule, sont souhaitées. Exaltation des blocs orchestraux. Rythmiques répétitives, d’où ne se détache aucun élément particulier, retour à la mélodie, au conte, au mythe, au sol et au sang.
Des rituels de " grande messe " contre la pratique de la réflexion solitaire évitent tout risque de pensée négative.
Les Nazis espérèrent mettre en place la preuve du beau par le laid, et entretenir l’illusion d’un monde paysan atemporel par le discrédit des œuvres travaillées par les affres de la modernité industrielle…
C’est ainsi que face à l’exposition des " arts dégénérés ", le citoyen allemand était convié à apprécier, dans un autre pavillon, l’exposition des " Arts allemands ", un ensemble d’œuvres académiques et rassurantes.
Il fallait flatter le conformisme des classes moyennes, apeurées par le dérèglement du monde traditionnel par l’économie capitaliste industrielle. Donc la modernité effrayait et le bon peuple se réfugiait dans les mythes éternels et la propagande édifiante du guide. " La culture Nazie " fut réactionnaire par essence, elle se positionna en s’opposant à toute innovation. Cette "épuration " des arts (qui provoqua l’exil des plus grands créateurs) ne rencontra pas de résistance majeure dans la population, les goûts de Hitler rejoignant ceux de la classe moyenne en flattant son conformisme et son anti-intellectualisme.

" En vérité, à l’universalisme de la culture progressiste, les nazis ont opposé une culture de race, une culture populiste. Inspirés par l’ultra-conservatisme, ils ont défendu l’archaïsme et la tradition contre l’évolution, le classicisme contre l’expressionnisme, la figuration contre l’abstraction, l’ordre contre la provocation dadaïste, la musique tonale contre le dodécaphonisme. Voyant l’incarnation du métissage dans le jazz, ils le dénoncèrent comme décadent, lascif, immoral, premier dans ce qu’ils nommèrent « musique dégénérée ».(Laure Laufer dans Musique tuée, musique tue)

Entre 1933 et 1945, les hauts dignitaires nazis décident de ce que le peuple doit aimer en matière de musique.

Pour la musique sérieuse, les maîtres baroques, du moins Bach surtout, Beethoven, Bruckner et surtout Wagner (dont les œuvres sont ancrées dans la mythologie germanique), les marches militaires, les chants de propagande et les mélodies évoquant le “terroir” (la fameuse Heimat). Pour la musique légère, il faut avant tout distraire les foules et créer une impression de bonheur et d’insouciance. On voit donc fleurir les comédies musicales, les bluettes et les revues dansées. Le régime nazi engage d’excellents compositeurs et musiciens dont il exige des œuvres de qualité, modernes, mais exemptes de toute trace d’influence américaine. Ils doivent travailler selon des formes fixées par la censure. C’est ainsi que naît un genre musical étrange, fortement sentimental, où les improvisations sont en réalité prévues dans la partition.

Des années durant, les tubes du Troisième Reich, enjoués et populaires, prétendent ainsi véhiculer la joie de vivre et l’âme romantique des Allemands. Parallèlement, les nazis bannissent ce qu’ils décrètent être la musique “dégénérée” : le jazz et toute tendance musicale venue d’outre-Atlantique, les musiques “de nègres”, les œuvres dodécaphoniques, celles de compositeurs d’origine juive, ou de compagnons de route de Bertolt Brecht comme Kurt Weill, Paul Dessau ou Hans Eisler.

Les buts des nazis

Autant que de propagande, il s’agit de haine profonde, totale.

Ce n’est pas qu’une histoire du mauvais goût légendaire des Goebbels, Goering, Hitler peintre viennois raté dès 1908, mais cette volonté d’anéantissement de tout un pan de la culture, et cette peur panique de l’art moderne.

La pensée nazie va vers le paganisme des origines et rejette la raison éclairante. Il s’agit aussi d’édifier un nouveau culte, un nouvel ordre esthétique. Cette folie antisémite aura conduit à la haine totale.

La musique dégénérée aux yeux des nazis est bien plus qu’une catégorie esthétique, c’est un critère IDEOLOGIQUE illustrant la vision du monde nazie. Les deux se mélangent et se complètent, une musique acceptable pour les nazis est interdite si elle est celle d’un sous-être ou d’un opposant. Celle de proches idéologiques interdite si elle est trop avancée.
La hantise de la dégénérescence, de la souillure, le mélange d’idéologie et de goût petit-bourgeois ont donné cette notion d’art dégénéré.
La chasse à la dégénérescence en art aura donné dès l’arrivée au pouvoir en 1933 une implacable répression. Toute une éclosion artistique aura été brisée, et combien de carrières cassées, d’exils, de meurtres en camp de concentration ou de suicides. Des centaines d’interprètes et de compositeurs ont ainsi été frappés. Il y aura eu un Auschwitz culturel aussi.
Le nombre des musiciens persécutés par les nazis se situerait entre 5 000 et 10 000 selon les sources.

Le comportement du régime nazi envers la musique ou les arts est un révélateur important de sa folie meurtrière.

Qu’en est-il encore aujourd’hui ?

On a réhabilité toute la littérature interdite et tous les livres brûlés ont été réédités, mais la musique dégénérée n’a pas eu encore sa reconnaissance, pire on encense toujours les pires musiciens du nazisme : Carl Orff, Hans Pfitzner, et la vision de la musique allemande par les nazis n’a pas totalement disparu : Beethoven génie tellurique que l’on continuait à jouer à la Furtwängler avant la nouvelle génération des Abbado, Brüggen, Chailly. Wagner reste le dieu de l’art total et le pèlerinage de Bayreuth a recommencé. Le cas de Richard Strauss est particulier, car si avide d’honneurs il a composé l’hymne olympique des jeux de 1936 à Berlin, il ne fut pas attiré par l’idéologie nazie, mais opportuniste et lâche, ce qui est déjà beaucoup.

On peut aussi remarquer que certaines des œuvres mises au pilori commencent à peine depuis 1990 à réémerger, en partie grâce au producteur Decca et sa série "Entarte Musik" :

Ainsi des œuvres maudites qui n’ont jamais été jouées et dont on possède les partitions, en particulier pour les "Musiciens de Terezin" encore trop ignorés, mais qui commencent à être enregistrées: Krasa, Klein, Ulmann, Schuloff. Mais aussi les viennois Schreker, Korngold. Mais Zemlinsky émerge à peine maintenant.

On doit aussi signaler le long silence sur la connaissance et la reconnaissance de Mahler jusqu’en 1970, musicien revenu à la lumière grâce à Bruno Walter et surtout à Leonard Bernstein !

Il est maintenant l’un des compositeurs les plus joués au monde, et même à Vienne dont le prestigieux orchestre philharmonique fut de 1938 à 1945 un repaire de nazis et son meilleur agent de propagande. Et l’institution a également découvert qu’elle avait été dirigée de 1954 à 1968 par un ancien membre de la SS et collaborateur actif de la Gestapo, Helmut Wobisch.Six musiciens juifs avaient été exécutés sans le moindre geste de leurs collègues, tant l’idéologie nazie était prégnante dans l’orchestre. En 1966 l’Anneau d’honneur, une copie de la plus haute distinction de l’Orchestre philharmonique, a été remis au dirigeant nazi Baldur von Schirach, chef des Jeunesses hitlériennes, puis gouverneur de Vienne (1941-1945).

Le passé nazi aura longtemps rodé ainsi, et l’Autriche n’a pas véritablement fait son travail de mémoire. Pourtant Welcome in Vienna, trilogie d’Axel Corti, trois films sortis de 1982 à 1986, a parfaitement décrit cela.

Signalons que le Concert du Nouvel An, devant lequel se pâment plus de 50 millions d’auditeurs, avait été institué sous le nazisme, en 1938 et le premier concert eut lieu le 31 décembre 1939 et était dirigé par Clemens Krauss, nazi émérite.

Il est encore des œuvres dont on se méfie toujours un peu (Mendelssohn pas toujours reconnu comme le grand romantique de son siècle, la musique populiste comme celle de Kurt Weill, Eisler Dessau...)

Mais surtout les complices des bourreaux se sont souvent présentés comme les victimes voulant sauver l’âme allemande malgré la barbarie (culte de la chanteuse Elisabeth Schwarzkopf nazie jusqu’à sa mort, Wilhem Furtwängler déifié car incarnation de la musique allemande éternelle, Karl Böhm converti en mozartien, Clemens Krauss, Hans Knappertsbuschet bien d’autres.

Et pour la réouverture du festival de Bayreuth ce furent eux, Krauss et Knapperbusch qui furent conviés!

Le cas Karajan est plus compliqué et Hitler le haïssait, mais il fut l’un des premiers à s’inscrire au parti nazi par opportunisme. Il voulait être à tout prix à la place de Wilhem Furtwängler qui interceda auprès de Goebbeles pour lui barrer la route. Sinon que serait devenu le blond aryen Karajan au sein du régime nazi ?

Et on fera de ces collabos le cœur de la dénazification musicale des années 1950 et ils seront enregistrés et célébrés sans cesse. En effet pour les compagniesd e disque (EMI en particulier avec Walter Legge mari de la Scharzkopf, qui dès 1945 employa à bas prix ces interprètes pas encore dénazifiés et sans emploi à l’époque. La carrière de Karajan a ainsi était fondée.)

Le blanc-seing de Yehudi Menuhin à Wilhem Furtwängler aura été une lourde faute moral qui aura absous un être peu recommandable.

Le français collabo Alfred Cortot fait encore illusion maintenant, malgré son comportement qui aurait dû le faire condamner.

Mais peu à peu le voile se déchire et la vérité, surtout depuis 2003, éclate enfin. Le labyrinthe du silence finit par se dénouer.

Douze ans de totalitarisme absolu doivent nous rendre méfiants envers les pouvoirs de la musique et son dévoiement.

On est passé de Bach aux camps de la mort, presque sans problème.
Mais il ne faut pas rejeter la musique allemande ni les autres musiques d’ailleurs, car ces compositeurs ont été récupérés ou dévoyés. Et le tendre et mystique Bruckner est si loin de toute horreur dans son ineffable bonté.

La banalité du mal a tout souillé, il ne faut pas qu’elle continue à triompher.

Et ne plus faire de la musique une machine de guerre et de propagande, (l’autre exemple soviétique jusqu’en 1989 mériterait bien des études, mais jamais il n’aura atteint l’horreur nazie malgré ses goulags, et la dissidence intérieure comme celle du génial Chostakovitch pouvait exister), lui rendra sa liberté émotionnelle.

« La musique creuse le ciel» Baudelaire, cela reste toujours vrai, même si le ciel a servi de tombeau à des millions de gens.

Gil Pressnitzer

Les sources de ce texte sont :

- Closel, Amaury, Voix étouffées du IIIe Reich (Arles, Actes Sud)
- Coadou, François, Le concert de philo : 5 exercices en introduction à une philosophie de la musique

- Bruno Giner Survivre et mourir en musique dans les camps nazis

- Laure Laufer Musique tuée, musique tue

- Bertrand Demoncourt, La musique sous la botte nazie, article de l’Express du 11/10/2004

- Pascal Huynh, exposition mémorable à la Cité de la Musique, Le Troisième Reich et la musique, 2004-2005,

Catalogue Le Troisième Reich et la musique, sous la direction de Pascal Huynh, Paris, Fayard-Cité de la Musique