LÉO

The last

Le roi Léo est mort. Pas celui des odeurs mélangées de moules marinières et d’encens, mais le râleur cinglant à l’immense mauvais goût, à la provocation d’enfant, aux braises douloureuses des mots.

Léo Ferré est parti, et sans doute avec lui bien de nos rages, de nos violences et ennuis de n’avoir été que nous-mêmes.
Faux prophète de l’âge d’or, Léo à la fois dans l’attente et dans l’oubli, un pied dans l’art, l’autre dans la survie financière, mais toujours cœur fidèle, Léo aura enfin rejoint Pépé son chimpanzé, son âme sœur, un jour anonyme de 14 juillet, quelque part en Toscane, au milieu des fanfares des imbéciles.

Insomniaque dans un monde qui ronfle, Léo Ferré a veillé très tard pour nous laisser avec la gueule de bois de la lucidité face aux temps modernes, toujours plus toc, toujours plus informes.
Qui donc va réinventer le monde après lui ?

Le temps du plastique nous ronge. Pourtant, quand la bêtise pesait de tout son poids, lourd et bas comme un couvercle, venant de la face lugubre du monde, certains se passaient des textes de Léo, presque clandestinement comme des mots de passe, pour résister à la connerie du monde.

Étranger à la vie sociale, il faisait claquer des mots sur des musiques parfois emphatiques, le plus souvent prenantes car venues du fond des boîtes à musiques du temps et de l’enfance. Parfois son complexe de chef d’orchestre manqué lui a donné certes l’invective sonore, mais aussi des robinets d’eau tiède de violons et de violonades.
Mais sa joie d’enfant devant un orchestre symphonique l’absoudra de tout, et j’attends encore Ivry Gitlis venir tendrement le surprendre, même là où il est maintenant, et ce beau sourire embué de larmes devant la seule valeur qui comptait pour lui : l’amitié fervente.

Il a su faire la courte échelle à Apollinaire, Baudelaire, Rimbaud, Aragon, qu’il fît descendre dans la rue, lui « le provocateur des gens à l’intelligence". Mai 1968 lui aura apporté un public, une éternelle jeunesse, après qu’il a longtemps vécu caché derrière les portes des cabarets et des écluses de la Seine.

Voulant desserrer les mains de l’oppression, Léo Ferré gueulé à tort et à travers, Léo le hurle tout, Léo le « hurlevent ». Et, dans le flot parfois torrentiel de ses textes fleuves, il y a tant de saisissements superbes, de slogans lumineux, de mots consolateurs, de hennissements de « chansons des nuits quand y’en a marre» que nous n’avons plus faim malgré nos jours maigres.

Le vieux lion à la crinière d’argent, sans Dieu ni maître si ce ne sont ses amis, laisse une ombre immense et revigorante. Sans doute a-t-il rejoint l’eau « cette glace non posée, cette procédure mouillée ». L’eau de-là car ses fleuves de mots font les paradis fluides et toujours en crue.

Certains sont appuyés sur le ciel et ils ne le voient pas.
D’autres sont porteurs de feu, nous consument et se consument. Ils voient et l’enfer et les hommes.

Léo Ferré est le magma du monde. Volcan à la lave des mots rouges et noirs, il ne se sera jamais endormi. Il nous fait toujours chaud aux os et à l’âme. Il nous fertilise encore. Sur lui poussent les blés de nos paroles.
Il reste le grand actuel et, si parfois nous nous laissons aller à nous mettre à genoux devant la vie qui va, il ose gronder en nous.
Léo Ferré est notre grand actuel.

Il nous laisse à « proclamer nos reverdures, pour faire au froid bonne mesure».
Léo le printemps contre les débâcles, Léo le rire au milieu de la nuit.

Des souvenirs de Léo, il m’en revient : Léo face au public hostile et stupide, envoyant lâchement des pièces de monnaie sur son pianiste aveugle, Léo m’engueulant d’abondance et me plantant le repas à la figure pour divergence d’opinion sur Breton ou Bartok.

Et puis tant et tant : Léo seul, face à sa bande-son, Léo massacrant sciemment ses textes, Léo tout à coup devenant une houle de mots, et notre frère.

Cette cruelle exhalaison qui monte des nuits de l’enfance, quand on respire à reculons une goulée de souvenance, dit Léo dans un de ses plus beaux textes (FLB).

Léo irritant, et merveilleusement généreux, Léo le dernier, est parti.
Son grand rire satanique résonne encore dans les couloirs. Ses yeux embués de larmes quand la méchanceté du monde l’atteignait, seront toujours à consoler.

À l’enterrement de l’exilé, l’exilé marche devant.
Cette fois-ci, c’est Ferré qui est devant et nous derrière, et « ce balancement maudit nous met le cœur à l’heure ».
Tu es parti, et « c’est la mer qui ferme son livre».

Léo, je t’aimais bien, tu sais.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Casimir Prat

Lettre à Léo

Cher Léo,

Il y a dix ans que tu n’écris plus de musique.

Il y a dix ans déjà que tu vis là-haut avec la musique des anges – ou de Lucifer

(oui, je préfère…)

Il y a dix ans, au moins, que moi, je n’écris plus de poésie (mais cela n’intéresse personne…)

« À la galerie j’farfouille, dans les rayons d’la mort », disais-tu…

Là, pour le coup tu y es !

Cher Léo,

Sous le pont Mirabeau coulent toujours les cadavres de verre de Paul Celan et Ghérasim

Luca ;

De là-haut, qu’est-ce que tu vois ?

Le poignard gris de Baudelaire planté en plein cœur de mes vingt ans.

Ta guenon qui fait ses pompes dans le bois de Vincennes.

L’épaule bleue de la mer navigue dans le brouillard.

Qui a fumé le drapeau noir ?

Où se sont envolés nos poings levés ?

La BMW d’Alain Juppé roule à nos frais sur le périph de nos baisers.

Les lunettes noires de Pinochet flottent dans l’évier crasseux de la France d’En Bas.

Le pistolet à billes de Sarkozy fait le tapin à la sortie des collèges.

Mais que fait Guillaume Apollinaire ?

Qui donc encaissera le chiffre d’affaires de Mallarmé ?

Et la jambe coupée de Rimbaud, dans quel caniveau de Marseille ?

François Villon est-il passé aux 35 heures ?

On n’a pas retrouvé la pince à épiler les métaphores dans l’appartement d’André Breton.

Madame Misère n’a plus rien à voler dans les rayons de la Fnac. Il n’y a plus rien,

d’ailleurs

moi, je t’écoute encore : oh mon amour mon orpheline et je te dis de vivre et d’avoir

un enfant…

Sous le pont Mirabeau rouillent les voix de Paul Celan et Ghérasim Luca.

Aujourd’hui on rit, on pleure, on boit -- sans soif.

Flottent les cheveux de Sulamith dans la soupe d’Ernest Antoine Sellières.

Coca-cola a mis sur le marché sa version light de Garcia Lorca.

Mais que fait Guillaume Apollinaire ?

Casimir Prat

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un seul texte, mais superbe de Léo Ferré

FLB

L’eau cette glace non posée

Cet immeuble cette mouvance

Cette procédure mouillée

Nous fait prisonnier sa cadence

Nous dit de rester dans le clan

A mâchonner les reverdures

sous les neiges de ce printemps

A faire au froid bonne mesure

Cette matière nous parlant

Ce silence troué de formes

Et ces marins nous appelant

Nos pas que le sable déforme

Cette cruelle exhalaison

Qui monte des nuits de l’enfance

Quand on respire à reculons

Une goulée de souvenance

Vers le vertige des suspects

Sous la question qui les hasarde

Vers le monde des muselés

De la bouche et des mains cafardes

Nous prierons Dieu quand Dieu priera

Et nous coucherons sa compagne

Sur nos grabats d’où chantera

La chanterelle de nos pagnes

Mais Dieu ne fait pas le détail

Il ne prête qu’à ses lumières

Au renouvellement du bail

Nous lui parlerons de son père

Du fils de l’homme et du destin

Quand nous descendrons sur la grève

Et que dans la mer de satin

Luiront les lèvres de nos rêves

Nous irons sonner la Raison

A la colle de prétentaine

Réveille-toi pour la saison

C’est la Folie qui se ramène

A bientôt Raison à bientôt

Ici quelquefois tu nous manques

Si tu armais tous nos bateaux

Nous serions ta Folie de planque

On danse ce soir sur le quai

Une rumba pas très cubaine

Ça n’est plus Messieurs les Anglais

Qui tirent leurs coups Capitaine !

On a Jésus dans nos cirés

Son tabernacle sous nos châles

Pour quand s’en viendront se mouiller

Vos torpilleurs sous nos bengales

Et ces maisons gantées de vent

Avec leur fichu de tempête

Quand la vague leur ressemblant

Met du champagne sur nos têtes

Ces toits leurs tuiles et nous et toi

Cette raison de nous survivre

Entends le bruit qui vient d’en bas

C’est la mer qui ferme son livre...