Leoš Janáček

La flamme toujours allumée

Chaque son est un déferlement de passion

(Janacek)

Janáček le flamboyant

Janacek est ce compositeur morave qui a mis dans la musique toute la vibration de la vie, tout le déferlement des passions. Et sa vie et son œuvre en portent un témoignage incandescent, qui encore maintenant nous réchauffe.
Profondément humaniste, il aura, surtout au soir de sa vie fait couler les plus belles laves musicales, les plus fécondes. Elles nous fertilisent encore.
Et étrangement ce musicien très provincial, enclavé dans son territoire, dans sa langue, dans son système et sa technique de composition, aura été l’un des apports les plus vigoureux à la musique du XXe siècle.
On a du mal à réaliser qu’il était né avant Mahler et Debussy. Longtemps ignoré, il n’était pas un volcan éteint, mais un volcan inconnu qui s’est réveillé, tombé follement amoureux d’une femme et surtout de la vie. Et à soixante-deux ans son flamboiement éblouit toute l’Europe.
Sa musique immédiatement émotionnelle reste une des plus vraies et des plus sincères de son temps.
En fait Janacek n’aura fait que chanter son amour de la nature et sa foi en l’homme. Sa profonde compassion au monde.
Janacek était perpétuellement à l’affût de la vie immédiate. Il se mêlait aux marchés en plein-vent pour capter le parler populaire, qu’il transposait en musique fraîche et étonnante par sa verdeur, son aspérité parfois, ses redites voulues, son impact immédiat.
Il était aussi un grand dévoreur de journaux, et particulièrement des feuilletons du dimanche qui l’enchantaient. « La petite Renarde rusée » et « le Journal d’un disparu » proviennent de là.
Malgré le fait d’avoir été ignoré longtemps, puis redécouvert et célèbre avec le succès de la reprise en 1918 à Vienne de son opéra Jenufa, Janacek n’a jamais varié dans sa trajectoire et ses convictions obstinées. Et des convictions, l’homme râblé de Brno en avait à revendre, et savait les défendre avec son caractère difficile, et intraitable. « Rude tête de caboche, belle, dure, consciente de soi, obstinée » disait de lui Vaclac Talich, grand chef d’orchestre.
Rugueux, généreux, il était l’incarnation de la vigueur. Force déferlante et lyrisme incantatoire font de lui un fleuve puissant et toujours en crue.
Sa musique emporte tout sur son passage comme fonte de neige au printemps. Longtemps trésor national tchèque peu connu en France, il devient un repère essentiel hors de ses frontières, ainsi Pierre Boulez, lui aussi au temps où seul l’essentiel compte, le joue souvent et refuse dorénavant de diriger tout autre opéra que ceux de Janacek, « De la Maison des morts » en particulier.
Issue du traditionalisme des musiques populaires sa musique est devenue une des plus novatrices de son temps. Ce compositeur « qui fut d’abord un décrypteur de la tradition a fait une musique si inattendue, semblant venir de nulle part et pourtant enracinée dans son temps, son histoire, son pays, ses propres racines En fait Janacek a décrypté l’homme » a écrit Guy Erismann qui fut son passeur en France par ses émissions, ses concerts lectures. Parmi ceux-là l’un fut consacré au « Journal d’un disparu ».
Depuis Janacek a pris sa place et sa forte et tonitruante personnalité, sa musique à son image, nous touche et nous émeut comme peu d’autres musiques. La musique de Janacek nous touche car c’est celle du parler vrai, de la fraternité humaine. Seul Moussorgski l’égale dans la « sanctification » de la mélodie parlée, lui aussi poussé par cette compassion envers la destinée humaine, son amour pour les êtres simples, sa haine des mensonges et des hypocrites. Effectivement il était un curieux mélange de libertaire face à l’ordre établi, de conservateur comme citoyen, et d’iconoclaste" dans les mœurs.
“Cherchez en vous et soyez vrais », ce conseil de Janacek décrit sa musique. Puissante, tendre, drue souvent, expressive et dramatique toujours. Vraie en somme.

Parcours de vie

« La musique de Janácek condense toute la vie, avec son enfer et son paradis » Milan Kundera.

Janáček n’est pas ce rustaud autodidacte sorti des champs moraves, tout mal dégrossi. Bien qu’il affectât un certain mépris pour la « science musicale » il avait suivi une formation solide.
Il était né le 3 juillet 1854 à Hukvaldy (Moravie), un petit village montagneux et mourra dans ce même territoire à Ostrava le 12 août 1928, le samedi 12 août à 10 heures du matin, en pleine jeunesse, refusant véhémentement tout prêtre. D’une pneumonie contractée, dit un peu la légende, en secourant un enfant perdu dans les bois.
Janacek était le neuvième enfant d’une famille de treize enfants dont neuf parvinrent à l’âge adulte. Sa maison natale était l’école du village.
Son père fut instituteur et organiste, il le sera aussi. Sa famille étant trop pauvre pour continuer à l’éduquer, il fait à onze ans ses études à Brno au couvent des Augustins, puis à Prague de 1874 à 1875 où il se perfectionne à l’orgue et la direction de chœurs. En 1878 il continue sa formation au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, puis en 1879 au Conservatoire de Leipzig et enfin en 1880 pour la composition et pour le piano au Conservatoire de Vienne, qu’il détestera. Donc on est loin de l’image d’Épinal à la Bruckner que l’on veut bien faire de lui pour exalter le paysan en musique, qu’il n’est pas. Il est homme de nature et de savoir. Sa carrière, modeste à son image du moins au début, va se dérouler à Brno de 1880 à 1904. Il se marie juillet 1881 avec une de ses élèves de seize ans, Zdeka Schulzová. Mais la mort frappe leurs deux enfants, la fille Olga à 21 ans en 1903, le fils Vladimir à 2 ans en 1890. Janacek en sera à jamais blessé et le couple se délite et se séparera en 1916. Deux photos décoraient d’ailleurs son bureau en permanence, celle d’Olga et celle de son ami Dvorak.
Janacek se lance dans la collecte des mélodies populaires et, bien avant Bartók et Kodaly, son œuvre va en être irriguée. Son compagnon d’excursions s’appelait Dvorak, son ami. Il se forge une identité slave et après la révélation de la culture russe et polonaise, il épouse également les besoins de justice et il va lutter dans les mouvements sociaux, fustigeant la petite bourgeoisie étroite et bornée (Les excursions de Monsieur Broucek), devenant solidaire des mouvements d’étudiants durement réprimés en écrivant sa Sonate pour piano 1-X-1905.
Tout semble d’abord lent et discret dans sa vie et sa carrière, dix ans auront été nécessaire pour écrire Jenufa. Dans les replis de Brno, de son office de pédagogue et de chef des chœurs, on ne pouvait encore deviner l’orage à advenir. Puis comme en un printemps tumultueux, tout en lui va proliférer, amour et musique. Tout va se jouer dans les années 1916-1918.
Mais tout ce bouillonnement intérieur et musical n’aurait pas provoqué les immenses jaillissements musicaux de la fin de la vie de Janacek, sans sa passion pour Kamila Stösslova, rencontrée en juillet 1917 dans la station thermale de Luhacovice. Elle a 25 ans, elle est mariée, Janacek plus de 60 et il l’aimera jusqu’à sa mort onze ans après, en 1928.

Cette jeune femme sera véritablement l’inspiratrice, le point focal, de ses dix dernières années. Elle ne le méritait sans doute pas, jouant avec une certaine perversité et avec la complicité intéressée et plus que complaisante de son mari, de la folie passionnelle de Janacek, déjà riche et célèbre à ce moment. Il avait cristallisé sur elle toutes ses passions latentes, ses éruptions créatrices et érotiques. Qu’importe l’ambiguïté de la relation, les preuves d’amour de Janacek resteront ses œuvres, et quelles œuvres !
Une nouvelle jeunesse le transfigure au travers de sa passion, sans doute aussi par la création de la République tchécoslovaque en 1918. Il avait toujours férocement lutté contre l’oppression sociale et culturelle germanique.
La plupart des chef-d’œuvres que nous connaissons datent de sa vieillesse : à près de 70 ans.
Quel torrent alors, quel réveil du vieux volcan !
Katia Kabanova (1919-1921) La petite renarde rusée, (1921-1923), L’Affaire Makropoulos (1923-1925), la Messe glagolitique 1926, La Maison des morts (1927-1928).

La musique de Janáček

« Je veux seulement ressentir les vagues de la musique céleste du vent »

Le style de Leos Janacek est marqué par les inflexions de la voix parlée donnée à la musique et l’emploi des harmonies tonales sans les règles d’enchaînement du langage tonal. Linguiste éminent il se veut aussi acousticien et il repense la disposition et l’enchaînement des accords, et joue souvent sur les harmoniques et les frottements d’accords.
Sa musique est extrêmement originale, appuyée par l’extraordinaire sens théâtral du musicien. Tout est théâtre musical chez lui.
Sa musique est authentique, rageuse, comme les partitions griffées, nos sens sont exaltés, surpris par ce flot musical original qui joue souvent de la dissonance, de motifs très brefs et sans cesse assénés, répétés.
« La passion de la vérité » était le titre du maître livre de Guy Erisman, il s’agit bien de cela la passion de la vérité et le refus de toute hypocrisie en musique, de tout truc plaqué artificiellement. Sa musique est éthique.
Il est loin des harmonies traditionnelles, des règles tonales, car il est plutôt sur les chemins de la modalité, voire parfois de l’atonalité. Farouchement indépendant il demeure unique.
Mais ce qui frappe le plus c’est la narration musicale. Car toutes les œuvres de Leos Janacek sont des conversations passionnées en musique, que ce soit bien sûr dans ses opéras, mais aussi dans sa musique de chambre. Car tout chez lui est tourbillon émotionnel. Vif et tranchant, tendre et poétique, comme la vie en somme.
Sa musique est exactement comme lui : âpre et généreuse. Elle ne doit rien aux courants ambiants, école de Vienne, debussysme, vérisme, folklorisme, romantisme attardé straussien. Elle est, tout simplement, un peu comme celle de Sibelius, autre loup solitaire.
Bâtie sur la prosodie, et comme Messiaen notait les chants des oiseaux, Leos Janacek notait les chants des hommes. Son obsession fondamentale du « parler » habille sa musique, qui est souvent « mélodies du langage » :
“Il avait la certitude acquise que la musique populaire en tant que témoin de la réalité, est calquée sur la rythmique des mots et de leur enchaînement, donc du parler”. Il voudra rendre compte de cette sève et la faire couler dans la musique dite savante. Ces élans du langage et de l’humanité on les retrouve dans sa musique, authentique, vibrante, humaniste, engagée dans l’espoir en l’homme et la célébration de la nature éternelle et qui sans cesse poursuit son travail de vie toujours recommencée.
Et comme la vie en houles la musique de Janacek procède par des courts motifs obstinés, repris sans cesse, modifiés sans la technique habituelle des variations. Ces motifs apparaissent et disparaissent rapidement. La forme s’efface devant le contenu. L’expressivité emporte tout. La musique de Janacek paraît immédiate, évidente, concise et forte. Elle procède par contrastes, par ruptures.

Un contresens serait de l’enfermer uniquement dans le nationalisme musical, ces fameuses écoles nationales. Car malgré son apport fondamental à la musique tchèque, son refus de la langue dominante, la langue allemande, il embrasse le monde entier par son universalité. Certes il est slavophile jusqu’à l’os, tchèque tout entier et hypernationaliste, mais il voit l’ouvert. Et seule l’injustice le révulse, il voit par-dessus les clochers et les drapeaux. Il est révolte contre les médiocrités en non pas simple porte-parole d’une cause, bien qu’il soit intensément patriote. Et lui qui était pris pour ses pairs comme un aimable folkloriste provincial est devenu la figure emblématique de la musique tchèque.
Leos Janacek, avait pour seul temple la nature, et la mère Nature était sa vérité. Panthéiste, il revivait sa prime enfance dans ce nid de verdure d’où il fut arraché. Cet arrachement il le portera toujours en lui, et cette nostalgie profonde des forêts, des animaux, il saura aussi l’a muée en amour profond pour l’humanité, influencé par Dostoïevski. Homme d’humeurs, sa musique est faite d’humeurs.
Leos Janacek était sans doute un mystique, mais un mystique de l’homme et de la nature, curieux de vivre. Avant tout il chante la dignité humaine et celle de la nature. La musique de Janacek est une musique de vie. Un hymne à la vie.
« Je m’émerveille de rencontrer des milliers et milliers de phénomènes de rythmes des mondes lumineux, colorés et tactiles et mon ton rajeunit par l’éternelle jeunesse rythmique de la nature éternellement jeune ». Leos Janacek.
Pour entrer dans la musique de Janacek, les deux portes d‘entrée les plus évidentes pourraient être celle du merveilleux et de l’érotisme. La petite Renarde rusée étant bien connue maintenant, il est proposé un court éclairage sur cette œuvre si personnelle, Le journal d’un disparu.

Genèse de l’œuvre « Le journal d’un disparu »

(Zapisnik Zmizeleho en tchèque)

Leos Janáček a souvent mis en musique et théâtralisé les conflits entre l’amour et la morale. Si cela se termine souvent mal (Katia Kabanova), la lecture d’une histoire qui elle glorifie la liberté morale le séduit. Janacek utilisa le journal Lidove noviny, dont il était aussi un rédacteur. Et il dévorait tout autant les faits divers que les articles sérieux.
L’histoire du journal évoque la disparition soudaine d’un jeune travailleur dans un village de Moravie. En réalité, il a été séduit par une jolie tzigane et s’est enfui avec elle. Avec cette œuvre pour ténor, alto, trois voix de femmes et piano, nous sommes en présence d’une sorte de petit opéra dans lequel, à nouveau, l’amour est plus fort que la morale.
Cette œuvre doit beaucoup à la rencontre récente du compositeur, déjà mûr et marié, avec son égérie de 38 ans sa cadette, Kamila Stösslová.
Dans l’esprit de Janacek, les visages de Kamila et de la tzigane se confondent certainement. Il l’appelait d’ailleurs « ma petite tzigane ».
Elle ressemblait effectivement à une tzigane avec ses yeux noirs pétillants et sa chevelure brune et frisée, sa peau mate.
La réalisation du Journal d’un disparu aura duré deux ans dans un grand jaillissement, mais aussi dans des doutes. Janacek avait été attiré par la parution d’un cycle de poèmes anonymes intitulé : « De la plume d’un autodidacte » signé de mystérieuses initiales J.D. publié en 1916 dans ce journal de Brno, en deux dimanches de mai. Ces textes sont en dialecte valaque — nord de la Moravie — décrivant la disparition soudaine d’un jeune paysan dans un village de Moravie. En réalité, il a été séduit par une jolie tzigane et s’est enfui avec elle et leur enfant. Pour Janacek qui veut briser la morale étroite de sa ville et de la religion pour afficher en plein jour son amour pour Kamila, ces textes ont une profonde résonance, en plus de parler son « patois natal ». Cette tzigane est pour lui Kamila et cet hymne au désir sera le sien. « Personne n’échappe à sa destinée » dit le texte et pour Janacek la sienne est maintenant écrite, et se nomme Kamila. "J’ai croisé une jeune tzigane, elle avait l’air d’une biche », dit d’ailleurs le premier vers du cycle.
Lui était le jeune paysan, Janik. " Et la tzigane brune de mon journal, ce fut précisément toi. Voilà pourquoi il y a tant de chaleur émotionnelle dans ses pièces. Tant de flammes que si elles nous prenaient tous les deux, il ne resterait de nous que des cendres ", confie Janacek à Kamila.
Le Journal d’un disparu est la première œuvre inspirée par Kamila, d’autres suivront.
Peu importe que les textes soi-disant d’un paysan soient en fait la supercherie d’un poète morave Josef Kalda, ils auront parlé à Janacek qui se lance dans un véritable petit opéra. Aux textes concis, il va donner une musique concise, n’employant qu’un tout petit effectif.
Il composa ce cycle en trois crises de fièvre créatrice : en août 1917, avril 1918 et février-juin 1919. Il la révisera en 1921, remplaçant la voix de soprano par la voix d’alto, et lissant les notes aiguës du ténor.
Il est curieux qu’une fois terminée en juin 1919, Janacek rangea sa partition dans un coffre pour l’oublier. Sans doute Janacek trouvait son œuvre trop révélatrice, trop personnelle, avec à la fois ses élans et ses hésitations. Retrouvée par un élève, Bretislav Bakala, elle sera donnée dès le 18 avril 1921 et même à Paris le 15 décembre 1922.

Commentaires sur « Le journal d’un disparu »

Le Journal d’un disparu porte le mieux la philosophie panthéiste de Leos Janacek. Vie et mort se complètent, s’enrichissent. Mais c’est aussi le récit musical du combat entre culpabilité et liberté que devait aussi vivre le compositeur dans sa vie intime.
Ce cycle met en scène Janik, jeune paysan, Zefka, la tzigane tentatrice, un chœur qui commente et le personnage principal qui recueille toutes les émotions : le piano. Le tout se fond dans un opéra de chambre, car la vie est un opéra permanent.
Il s’agit autant que de la perte de l’innocence, de la virginité du jeune paysan, du racisme surmonté envers les autres, les tziganes ici. La morale religieuse et bourgeoise est mise à terre. Et dans le petit matin rayonnant Janik s’en va loin des préjugés de classe avec sa femme et son enfant, quittant maison natale et morale natales. Mise à terre ? Pas complètement car au lieu d’installer sa tzigane chez lui, Janik s’enfuit, dans un mélange de liberté conquise mais aussi d’expiation, ayant toujours peur de la famille, de la religion, de la morale, de la tradition. Les barrières sociales et raciales sont ancrées dans sa tête, il saura les surmonter comme Janacek surmonte le scandale de sa liaison amoureuse face à la bonne société.
Et ce cycle est le récit de ses hésitations, de ses troubles.
Janik, le jeune paysan se dédouble entre le jour et la nuit, l’ancrage familial et l’aventure incertaine, son travail et l’attraction de la chair
La noire tzigane est le désir et le péché à la fois, le mystère et le triomphe du corps et de la liberté. Le flot du déferlement de la passion aura tout emporté. Autant que le corps de la tzigane Janik apprend à étreindre le corps de la nature.
Ce mini-drame est le récit de la perte des certitudes de Janik. Son écartèlement entre deux mondes. Disparu au monde des conventions, il renaît dans un autre fait d’incertitudes, d’errances et de joies. Il devient membre du peuple nomade et disparaît aux yeux des sédentaires.
Le Journal d’un disparu (ou Carnet d’un disparu) est un cycle de chants écrit par Leos Janacek en 1917 pour ténor, alto, chœurs de trois femmes et piano. Janacek avait prévu une dramaturgie avec le chœur en coulisse et des indications de lumière ou d’obscurité. Janacek demandait la pénombre jusqu’à l’entrée de la tzigane. Il s’agit bien d’un nouveau théâtre musical.
Il comporte 22 numéros, Janacek ayant lié deux poèmes entre eux, le numéro 10 et le numéro 11 et ayant fait du treizième, celui en points de suspension pour suggérer l’étreinte sexuelle, un « intermezzo érotico » pour piano seul. Ces numéros sont les suivants :
J’ai rencontré une jeune tzigane — pour ténor
La noire tzigane — pour ténor
Des lucioles dansent — pour ténor
Déjà de jeunes hirondelles pépient — pour ténor
Que c’est pénible de labourer — pour ténor
Ohé ! Mes bœufs gris ! — pour ténor
J’ai perdu une chevillette — pour ténor
Ne regardez pas tristement — pour ténor
Bonjour, petit Janik — pour alto, ténor et chœurs
Ô Dieu lointain — pour alto et chœurs
L’odeur du sarrasin fleuri — pour ténor et alto
Une charmille sombre — pour ténor
Piano solo
Le soleil monte — pour ténor
Mes petits bœufs gris — pour ténor
Qu’ai-je donc fait ? — pour ténor
Personne n’échappe à sa destinée — pour ténor
Je ne songe maintenant qu’à une chose — pour ténor
Une pie vole — pour ténor
J’ai une jolie aimée — pour ténor
Mon cher papa — pour ténor
Adieu, mon pays natal — pour ténor

Le déroulement du cycle décrit les phases de la « passion » du jeune Janik : la rencontre, la fascination, la répulsion, l’obsession, le désir triomphant, la perte, la fuite.
Le narrateur et le héros est Janik, rôle dévolu au ténor. La tzigane est une apparition confiée à la voix d’alto, ce qui plus étrange encore son apparition. Elle vient au numéro VIII et s’efface au numéro XI pour ne plus réapparaître par la suite. Janacek en fait deux personnages et non pas un seul avec les paroles de la tzigane n’existant qu’au travers de Janik.
Le commentaire est confié comme dans une tragédie grecque à un chœur de trois voix de femmes. Le cycle est formé de plusieurs parties :
- les émois du jeune Janik (numéros I à VIII)
- l’arrivée de Zefka, la belle tzigane, soutenue par un chœur invisible (numéros XIX à XII). C’est le centre du cycle, son noyau passionnel.
- la montée du désir (numéro XII) et son accomplissement (numéro XIII au piano, seul capable de traduire l’acte)
- la perte de l’innocence (numéro XIV)
- la culpabilité (numéros XV à XVI)
- l’accomplissement de la destinée (numéros XVII à XXI)
- l’adieu (numéro XXII)
La forme de ce cycle n’est pas celle des cycles de lieder romantiques mais celui des ballades populaires. La suite des mélodies trouve son ancrage dans le piano qui a le rôle essentiel du réceptacle des émotions, de leurs commentaires, de traducteur de l’inexprimable.
La mélodie qui va de la voix au piano et inversement est le cœur de la composition : « L’essentiel dans une œuvre dramatique est de créer une mélodie du parler derrière laquelle apparaisse comme par miracle, un être humain dans un instant concret de sa vie». Cette profession de foi de Janacek décrit bien l’œuvre, récit d’un moment de vie. Tout jaillit simplement, parfois dans un murmure, parfois dans un cri (la fin du cycle). La jeunesse et les troubles, l’enthousiasme et les remords, sont traduits par une musique immédiate, tourbillonnante et prenante.
La prosodie des vers rimés n’est pas suivie par la musique qui s’attache au sens et à l’émotion. Elle peut donc se permettre d’être contradictoire, véhémente ou tendre.
Mais Janacek n’a pas retouché les poèmes. Il a attribué au jeune héros des éléments mélodiques et rythmiques immédiatement identifiables. Comme son héros impulsif, la musique semble pure intuition, instinct profond. Mais le véritable héros et narrateur est le piano. Le Journal d’un disparu est une fresque pour piano avec voix. Mais ces voix sont le refuge de toutes les mélodies. Les nombreuses transcriptions pour orchestre sont inutiles et peu efficaces.
La mélodie parlée est ici souveraine, et les intonations du langage dirigent la musique. Les textes étant courts et compacts, la musique le sera aussi. Plus que des motifs il y a des fragments de motifs. Tendue, expressive, répétitive, cette musique est incantatoire. Elle est contraste entre l’utilisation de la voix du ténor dans l’aigu, et celle de la tzigane et du piano dans le registre grave. La tonalité retenue est aussi sombre, les rythmes haletants et obstinés. Les écarts entre le murmure parfois chuchoté du piano-confident et les élans passionnés de la voix du ténor participent à la magie de l’œuvre.
Le dernier morceau avec cette envolée de la voix vers l’ailleurs est inoubliable. Le Journal d’un disparu est le chant de la différence, de la rencontre de l’autre, de l’étranger. Et de l’union par l’amour de ces contraires.
« Vous savez, quelquefois, les sentiments en eux-mêmes sont si puissants que les notes cachent derrière eux une évasion. Un grand amour, une faible composition. Mais je veux qu’à un grand amour corresponde une grande composition ! ». Le Journal d’un disparu est une grande composition.

Le Journal d’un disparu est aussi le journal d’un "réapparu" par l’amour qu’est Janacek qui à 64 ans reverdit tout entier.

Gil Pressnitzer

Quelques autres œuvres essentielles

Jenufa (1894-1903) opéra en trois actes

Katia Kabanova, opéra en trois actes (1919-1921)

L’Affaire Makropoulos, (1923-1925)
De la Maison des morts, opéra en trois actes et quatre tableaux, (1927-1928)

Sinfonietta,(1926)

La Messe glagolitique pour quatuor vocal chœur mixte et orchestre,(1926)

Rikadla, rimes enfantines, pour chœur de chambre et dix Instruments (1927)

Quatuor numéro 2 “Les lettres intimes”,(1928)

Quatuor à cordes "Sonate à Kreutzer" (1923)

Les Voyages de Monsieur Broucek (1908-1917)

Mládí (Jeunesse, 1924), pour sextuor à vent

Concertino pour piano, deux violons, alto, clarinette, cor et basson (1925)

Capriccio (1925), pour piano (main gauche) et sept instruments à vent