Gil Pressnitzer

Les amis par procuration

Amis trouvés, amis perdus et retrouvés en loques nous nous sommes croisés, frôlés par les ailes, par les mots, en tendant l’amitié comme une guirlande de linges. Nous y mettions nos sentiments à sécher, de fenêtre en fenêtre nous jetions l’ancre entre nous et le vin par-dessus nos épaules. C’était demain la veille et cela durait plus que nous.
Savions-nous les reconnaître autrement que par « le mal que l’on leur fit » ? Amis je vivais d’autres vies grâce à vous, je prenais d’autres femmes par vos histoires, nous les partagions par les mots et la salive. Tous ces amis dans les fossés maintenant, encore une chanson aux lèvres, un couteau de trahison au fond du cœur, je les regarde, ils me regardent, nous nous faisons signe.

Vous, laissés pour compte sur les embarcadères du temps, pris comme papillons dans les néons de la nuit, ce soir, je vous hèle, je vous désire, je vous attends. Je vous appelle avec ma lente impatience de vous voir vous asseoir dans ce bar, vos vies sur l’épaule, vos boires et déboires mal tenus en laisse.
Ces amis auront été mon argile et ma paille, mon toit et mon moi. Des amitiés qui brûlent, des amitiés qui sont sources fraîches, tout cela aura été. Et celles, méfiantes, liserons lents qui finissent par vous recouvrir.

Ainsi celui qui disait : « Je fais confiance à l’homme, mais pas aux hommes. Je suis un homme en forme de femme, un homme qui a peur. J’ai peur ».
Celui-ci, Claude Nougaro se disait mon ami, il me l’écrivait. Je me disais son ami, j’écrivais sur lui. Mais que savait-il au fond de moi et moi de lui ?
Ma fascination, mon admiration, ces étincelles de mon père en lui, et mes désolations quand sa frivolité reprenait le dessus. Ce bout d’homme tendu vers le sang des femmes était aussi un artisan, un maçon luttant corps à corps pour que le mur tienne, pour que le vent siffle comme il faut sur le mur. Sur les notes.
Et lui, intrigué par ce drôle de type qui avait voulu sceller son nom sur une salle de spectacles, qui l’avait harcelé de musiques et de livres, se livrait parfois brusquement. Il se laissait alors entrevoir dans ses abîmes et son hurlement contre la mort, dans son rempart de corps de femmes et d’alcool fort, d’amis d’éphémères et d’oubli, une cour fêtarde.

Parfois présent, souvent absent, bizarrement toujours complice et hanté par la peur de me décevoir et de ne pas être à la hauteur de mes exigences, il se faisait la plupart du temps, très rare, distant. Je n’existais que certains jours de hasard plus profond, et j’attendais qu’il soit à nouveau saoul d’infini pour le revoir. Son écritoire face à la Garonne, ses bibelots entassés comme barrage au temps, ses émerveillements de pouvoir « niquer la page blanche », ses bandes-mères de nouvelles chansons, portaient témoignage de ses luttes. Il craignait tant qu’on le découvre tel qu’il se croyait : médiocre, pauvre rimailleur, bambocheur. Et parfois il se voyait superbe, sortant en sueur d’un combat avec les mots, fier du miroir de ses images, rassuré par les autres.

Il était pourtant un bel écrivain-artisan, un chanteur fraternel qui n’osait croire en lui que dans les louanges vraies ou fausses de son entourage fort hétéroclite.
J’ai bien aimé cet homme.
Ses sautes d’humeur comme grains soudains en mer. Les « Viens, on se casse ! » lancés à Hélène, la douce Hélène, ses colères, ses éclats d’yeux de gosse quand la vie battait tambour.
Un jour de juillet pourtant, il m’annonça presque fanfaron son cancer du pancréas, affreuse confidence faite en premier en arrachant le téléphone des mains d’Hélène alors que je le harcelais pour une préface. Alors étonnamment le sol me manqua brutalement.
Il était pour moi immortel à force de parler de sa mort.

Je n’avais déjà pas vu venir la mort de mon père, suicidé. Je voyais venir la mort de Claude, à qui la mort mettait ses doigts dans le nez, se vengeant des mauvais tours qu’il lui avait joué jour après jour, femme après femme, verre après verre. Je me tus longtemps, laissant peu à peu les rumeurs rampert comme des rats. Non, je crois qu’il va bien, pourquoi ?
La peur de lui téléphoner trop souvent, la rage de ne s’être finalement pas dit grand-chose, la reconnaissance de m’avoir fait rencontrer son ami écrivain vivant à Toulouse, tout se mêle encore. Cendres et sourires.

Nous avions tenté de régler les voiles de l’amitié au plus près, en prévision des grains à venir, des changements de vent, et nous avions été pris de vitesse. Je ne suis jamais allé au 14 rue Saint-Julien-le-Pauvre, je ne suis jamais allé en sa présence à Paziols, il y avait trop de gêne entre nous, trop de ses amis bavards et vains, trop à dire alors ne disons rien.
Nous savions, les autres non.

Ta mort, j’ai pu heureusement la vivre à deux avec cet ami que tu m’avais offert, Yves Charnet, et que j’avais pu remettre dans tes bras juste à temps. Pas de commémoration, une présence anonyme à tes funérailles et cette phrase qu’il me radotait : « Je veux que mes cendres soient dispersées au pied de cet arbre si vieux, ce robinier au jardin de Saint-Julien ». Cette phrase qui trotte encore.

Toulouse t’a repris, tu lui appartenais malgré toi. Tu ne pouvais lui échapper. Cette ville récupère et recycle tout ce qu’elle ignorait. Le trou dans la Garonne est toujours là. Le trou en nous aussi. Ta mort s’avançait avec cette lente dolence des caravanes de sel, parfois une halte pour croire aux oasis, et puis l’ordre de marche qui claque sèchement : « Monsieur Nougaro on nous attend la scène est prête, le public frémissant, allez ! Je sais, vous avez le trac comme vous l’avez toujours eu, pas question de rester caché dans les rideaux, de voir s’il y a des amis dans la salle, juste la permission de boire un dernier coup, allez en scène ! »

Qui dira un jour ta folle quête de reconnaissance, ta joie d’enfant à vouloir graver ton nom sur les arbres qui restent - salle de spectacle, jardin, médaille, statue en chocolat, objets et gens dérisoires ?
Méticuleusement, du bout de tes perfusions et de tes consolateurs chimiques tu dessinais, toi le chimiothérapé, tu écrivais, tu décrivais le moindre détail de tes funérailles.

Dansez sur moi, bien sûr, mais tu avais réglé tous les pas, et ton dernier texte sur l’espérance en l’homme, tu le drapais comme un tailleur de pierre dans les fleurs bleues et une foi de faïence qui revenait sans crier gare.

La seule chose à te dire est cela, écrit entre larmes et tristesse de voir cette momification de toi par les autres, écrit le lendemain de ta dispersion parmi l’eau du fleuve :

Claude au fil de l’eau

Il est où le Claude ?
l est caché dans la Garonne !
Mêlant le roulement de ses mots à la houle de l’eau qui le rejoint enfin, l’étreint et le console, il s’en va vers la mer retrouver ses sirènes sexuées et mouillées.
Parti avant les lilas, tu les verras au milieu de toi, de la rive des amours, toi le sensuel, le charnel qui savait des femmes la haute liqueur, des mots la pulsation cardiaque
.

Les cloches se sont tues, les amis vrais ou ceux qui sont en papier crépon sont repartis, Les papillons noirs traînent encore un peu vers ce vitrail liquide d’où sourd encore ta lumière. Hélène rejoint son île, et ton dernier texte entouré de fleurs bleues brandit l’espérance en l’homme.
Les chiots de tes paroles ne seront pas noyés, ils grandiront pour venir lécher nos ombres
.

Toi le petit taureau tu auras ensemencé toutes les reines des abeilles et ton arène était la planète bleue. Toi le gourmand des femmes, tu les auras magnifiées dans les bras de tes chansons, l’érection de tes notes. Quelques-uns savent ta tendresse gloutonne de l’enfant devant les fruits de la vie, les étincelles de joie que tu savais donner et ce respect profond de l’autre depuis cette rencontre avec ce père de substitution, Jacques Audiberti. Homme de partage et de générosité bourrue en armure, tu étais un homme jonglant avec ta désespérance et ta soif d’assoiffé du monde. « Un homme qui sort ses glandes » comme tu te décrivais, toi l’homme tribal, toi qui mets ton oreille sur le ventre de la terre et l’entends jacasser son magma sonore.
Les mots t’auront travaillé, taraudé, creusé jusqu’à cette lave de chansons qui en sera sortie si abondamment. Le basalte noir des « chantssongs » était donc à ce prix
.

Quand tu as su le moment de tourner la page, il paraît que tu es monté sur une table et que tu as dansé toute la nuit, non pas pour célébrer le néant qui s’avançait, mais les dernières goulées de la vie encore à laper.

Tu m’avais tant parlé de cet arbre unique à Paris, ce robinier de quatre cent deux ans, là au beau milieu du jardin de Saint-Julien-le-Pauvre, de ce banc, de cette église qui te fascinait par son silence protecteur et non pas par sa fonction de mystère d’au-delà. Aussi une partie de toi se soulève encore là-bas. Aussi je parle encore de Claude même si de notre silice élémentaire de feu et de lumière, de souffle et de passage, il ne restera que les néons qui tremblent.

Ta voix sur du vide ? Non, cela ne se peut.
As-tu repris trace dans cette terre qui nous fait passer ?
Et puis tu t’enfonces dans la gorge de tous les oiseaux
Ils sauront te redire et les cigales et le vent
,

La cheminée des notes bleues et des mots qui se tordent
Puis ce manque de toi qui monte à la gorge et alors
On tourne les talons et l’on grince en se refermant serré sur soi-même

Les blessures du visage sont le dernier des livres

Les mains s’abattent comme pelletées de silence
mains croisées sur notre perte
mains comme cailloux dans les poches de nos amours
l’absence se retire en laissant des îles en nous
l’enfance sèche sur la corde à linge
tout cela n’aura été que cela

mais un chant passe encore, le tien
et les veines de la terre se font plus lourdes
ce ne sont plus tes pas qui font crier la neige ou claquer les gouttes
mais ta voix qui donne la fièvre à la pluie
elle retombera sur nous les jours où cela n’ira plus.
Argile et feu
Chaque vivant a sa figure modelée dans la terre chaude
Argile et feu mêlés
Quand l’un s’efface l’autre le remplace à l’identique

Ainsi vont les apparences
Entre âme et faïence

Il suffit qu’elles ne se rencontrent pas pour vivre sans remous et sans vie, toi tu les avais fusionnées, et l’argile et le feu.
si tu te tais qui lui dira d’encore pleurer sur nous, à cette pluie qui t’aura suivie jusqu’à tes funérailles ?
Qui va déplier ces draps de neige pour que nous puissions enfin germer ?
Enfin consolés et puis souriants on s’allongera contre sa mort, la sienne propre qui vous attendait en faisant les cent pas.
Flanc contre flanc
Buée contre buée
Un doigt sur la bouche
Elle s’endormira avant nous prise dans la neige
Et le travail des journées qui passent
Petites gorgées qui se raréfient et cette vrille dans la tête :
Des mélodies et des mots qui raclent le fond de nos cales :
Tiens mais c’est Claude qui chante encore. La note bleue brille face au trou noir
.

Les sages hommes comme toi accouchent les enfants de l’âme.

Nougarat des villes, Nougaro des champs, Nougaronne

Nougaro qui a pris la clef des chants

Il est où le Claude ?

Il est caché dans la Garonne !

Aurais-tu aimé ce texte ?

Toi qui souffrais à crever de ton complexe d’infériorité envers « les vrais écrivains ». As-tu aimé notre amitié ?
Toi qui allais des amis humbles aux amis paillettes.
La réponse n’a pas d’importance. Tout file au fil de l’eau, fil et fils, étreintes serrées que nous faisions corps contre corps, sans un mot, quand les mots manquaient par trop.
Mais c’est toi qui dois avoir le dernier mot, comme toujours.

« et le noir aujourd’hui, et l’effroi qui déferle
s’enfuiront à jamais poursuivis par les murs,
les murs d’une maison qui se nomme le monde,
ouverte à tous les vents fredonnant des oiseaux...
Il renaîtra de nous, ma brune à l’âme blonde,
et la mort plus jamais ne fera de vieux os. »

De ces amitiés, il en fut d’autres plus solides, plus fraternelles, libérées de cette timidité réciproque qui ne nous aura pas lâchés une seule seconde.
Elles me portent à bout de bras dans mes chutes incessantes, c’est pourtant celle-là, la plus inaccomplie sans doute et qui peut-être n’en fut pas une pour toi, que je veux revivre ici. Par procuration, par tes chansons.

Gil Pressnitzer (« Procuration : la vie »)