Lhasa

La pleureuse de l’infini

L’oiseau chante ce qu’il a goûté. dit Lhasa, elle a goûté à bien des lacs de larmes souterrains. Elle le chante.

«J’invite les gens chez moi quand je chante», elle chante sur un fil. Fil de rosée, fil tendu, fil fragile.

Farouchement timide, Lhasa de Sela chante pourtant l’impudeur de la douleur, chanteuse nomade toujours sur les chemins elle change de vie comme toute vraie saltimbanque quand elle entre dans le cercle de lumière. Elle est autre en encore plus elle-même. Forte quand elle prend la parole, petite fille au milieu de ses musiciens. A la fois à nu et ailleurs à part, toujours à part, Lhasa est là-bas. Ce «là-bas» qu’elle nous laisse juste entrevoir.

Lhasa est une chanteuse sans toit ni loi.

Elle se sent coupable des maux de l’univers. Mais elle supporte mal les contraintes. Elle va jusqu’au bout de sa tristesse, de la réalité de ce qui se passe en elle. Le respect des émotions est sa règle, et elle refuse le défaitisme des sentiments, le déprimant.

Léon Zack, Bob Dylan, Carmen Linares, Björk, Radiohead, Harry Potter, des livres de magie sont ses repères.

Alors elle devient équilibriste sur le fil tendu des émotions, trapéziste des vertiges et oublie qu’elle a peur des autres.

Aussi elle parle beaucoup entre ses chansons, des tranches de ses amours, de sa vie, de ses petits malheurs, des nôtres. Et les rumeurs des routes du monde lui reviennent. La route elle connaît, avec son enfance passée dans le bus familial qui sillonnait les routes de poussière, de part et d’autre de la frontière américano-mexicaine. Sept ans de miles et d’école de vie cela vous forge une âme errante.

Aussi elle a la liberté aventurière et toujours en marche captant là où elle passe, des copeaux d’amitié, des traces d’une sagesse d’avant le monde «civilisé». La route vivante de la vie plus que les voyages géographiques, le chemin intérieur unique.

Il y a de la pythie en elle. Alors même qu’elle bouge peu en scène; souvent en robe noire comme une jeune veuve des malheurs du monde, des ondes étranges émanent d’elle. Son charisme est celui des magies des sorcières.

Sa présence tangible, douce, opère par sa voix qui glisse comme fumée, ses regards, ses quelques gestes. Elle retrouve l’économie de l’envoûtement.

Elle palpite plus qu’elle ne chante. Elle tremble plus qu’elle ne bouge. Elle est totalement enclose dans son chant. La poésie s’accroche sur elle comme un rayon de lune, elle est « à cheval sur la marée haute ».
Mariant les influences de Tom Waits et de Chavela Vargas, elle apporte une nouvelle fraîcheur à une vieille terre.

Du haut de son très jeune âge, cette frêle jeune fille chante en espagnol ses lamentations entre terre brûlée mexicaine et rock triste.
Mais c’est, en français teinté d’accent québécois, qu’entre chaque chanson elle égrène des histoires noires et intimes trouvant écho dans les chansons mélancoliques et passionnées, qu’elle écrit elle-même ou emprunte au répertoire traditionnel mexicain. Le tout avec le sourire lumineux d’une aurore. Lhasa parle de « Création et de survie de cette musique mexicaine », mais il s’agit de cette face noire tracée vers les vieilles légendes qui transforment les hommes en pierre et l’amour en rivière.

Métaphysique de la nostalgie sa voix est un piège d’émotions. Voix feulée, voix roulant sur des sanglots cachés, voix du vent en maraude, voix d’un souffle qui se fêle, voix tremblée, oui sa voix est un piège dont on ne ressort pas.

Je suis venue enflammée dans ce désert pour brûler car l’âme prend feu quand elle cesse d’aimer.

Lhasa, « des larmes dans la voix » tout entière tendue vers un Mexique mythique, mais vivant au Canada après huit ans passés dans son pays de légende, assume son exil éternel. Elle a vécu au hasard de ses pulsions d’oiseau migrateur, dont quatre ans en France dont deux ans et demi à Marseille. Elle a suivi un cirque, le cirque Pocheros, aux côtés de ses sœurs, Skye, Ayim et Myriam - trapéziste, funambule, acrobate. Et sur la route again and again. Le chapiteau aux étoiles est sa maison.

Ma réalité, c’est de suivre mon chemin, de voir où il me mène, de vivre l’instant présent. La route, la route vivante la route de la vie la reprendra bien sûr: « Bientôt cet espace sera trop petit/et j’irai dehors ».

Le Québec et l’hiver l’ont reprise avant de nouvelles fuites.

Je prie la face contre le mur, la vie se noie, je prie Santa-Maria. Et aussi :

« Je remercie ton corps de m’avoir attendu. Il a fallu que je me perde jusqu’à toi… Il a fallu que je m’éloigne pour arriver jusqu’à toi. Je remercie tes mains pour m’avoir soutenue. Il a fallu que je brûle pour arriver jusqu’à toi.»
Ces exemples de paroles campent son univers. Ce monde vu si souvent au travers d’une vitre de bus, de train, ou de voiture.

De père mexicain et de mère américaine, née en 1972 à Big Indian, minuscule village perdu dans les montagnes Catskill, dans l’état de New Yor,. elle est donc à la confluence des cultures.

Elle tente de faire sortir de ses rencontres musicales qui vont de Billie Holiday aux musiques juives d’Europe centrale et tziganes, un nouveau langage qui forme une traînée de plaintes.

Français et anglais, ces langues parlées et chantées dans son spectacle désormais, ont dû céder le pas à cet espagnol qui parle d’un Mexique d’avant la conquête, d’un Mexique retrouvant ses mythes en écho d’une civilisation aztèque réinventée.

Sa musique est complainte, fanfare mexicaine, séparation aussi. Elle compose: « Comme si nous étions des survivants d’après le déluge et que nous devions tout recommencer ».

Ce chant de renaissance est aussi un chant immémorial car elle se souvient du temps d’avant le déluge.

J’ai cherché à atteindre en composant ce chant d’os et d’étoiles qu’on entend dans la musique arabe, dans les dards de feu du flamenco. La musique est magique, elle déplace l’énergie, soulève les vagues, fait trembler la terre.

Cohorte de bribes des musiques du monde, sa musique fait défiler comme de doux spectres les ombres transfigurées et portées des rythmes sud-américains, du blues, des musiques gitanes, des chansons de cabaret, du folk-song.

Comme Lhasa sa musique est errante, mais aussi libre. Marginale elle dans cette marge qui fait tenir le monde. Elle fait une pelote de notes brisées de sa fragilité, et parfois rage et violence.

Lhasa nous donne des chansons «de fin du monde ou de nouvel an», cela va dépendre de nous.

Vent mélancolique coulant entre la terre et le ciel, Lhasa ensorcelle et étonne par la puissance de son chant, soupir et cri, envoûtement toujours.

Regarde les poissons qui boivent en voyant Dieu naître. (Los peces).

Et les poissons d’or nagent dans ses yeux.

Post-scriptum: Il nous faut hélas ajouter ceci à ce portrait écrit il y a quelques temps.

Lhasa de Sela est morte à Montréal, chez elle, dans la nuit du premier janvier 2010 juste avant minuit, comme si sa pudeur refusait de fouler l’an qui venait. Elle avait lutté pied à pied pendant 21 mois contre un cancer du sein qui aura eu le dernier mot. Elle avait même eu le courage d’enregistrer son dernier disque «Lhasa», à bout de souffle, mais pas à bout d’espoir. Son humour et sa légèreté d’elfe parmi nous ne l’auront pas sauvée. Et ses projets de rendre hommage à Victor Jara et Violetta Parraresteront en suspens maintenant qu’elle les a rejoints parmi le peuple des ombres. Pendant plus de quarante heures la neige est tombée drue et orpheline sur Montréal pour lui faire une dernière parure.

Lhasa de Sela c’était cette voix étrange presque éraillée d’émotions, au bord des gouffres.Toujours en confession, toujours coupable d’exister, elle chantait presque voilée dans sa voix.Il y avait de la rosée dans ses yeux, des charbons noirs dans sa voix. Ses mains flottaient dans les sensations d’ailleurs. Une sensation d’intimité immédiate nous saisissait à son écoute, notre sœur nous parlait de ses petits secrets. Sa solitude éclatait sur scène et son visage d’enfant étonné laissait entrevoir dans ses vocalises quelques plaintes enfouies. Une sorcière douce qui semblait tendrement prodiguer ses envoûtements, passait insaisissable près de nous, à portée de musiques, mais déjà si loin dans ses mélopées ancestrales s’étirant sur le dos du temps.
Parfois, murmure, souvent vent mystérieux qui passe sur les plaines de la terre, Lhasa fut tout cela.

Gil Pressnitzer