Lluis Llach

La mer en héritage

Je ne reproduis pas le passé, je chante mes chansons comme je les ressens aujourd’hui.

Et Lluis Llach, le chanteur catalan de toutes les musiques, revient toujours parfois seul avec son piano, parfois avec ses compagnons de route, nous chanter ses plus de quarante ans de chansons.

Comment peut-on après tant d’années de scène, de tournées, et sans doute de déceptions, garder aussi intact et le sourire et la révolte.
Lluis Llach est resté lui-même, rebelle aux lâchetés, aux compromissions des pouvoirs en place. Il continue à chanter en Catalan, obstinément, merveilleusement, et tout le monde a le sentiment de comprendre cette langue maturée entre soleil, vigne et mer rebelle.
"Comme le public ne comprend pas le catalan, je passe l’examen du langage esthétique, à travers la mélodie, la voix, l’émotion".

"Nu" ou paré des moirures des instruments, Lluis Llach revient avec ses chants d’amitié fidèle aux ports de l’amitié.

Souvent quand nous nous rencontrons, il me prend à témoin du tragique du monde, lui qui fut présent, à Toulouse avec moi, lors des tentatives de coup d’état en Espagne, accablé les bras ballants sur une scène devenue dérisoire.
Il me dira aussi que nous sommes devenus vieux et l’émotion le fera souvent trébucher dans son récital, la voix nouée, tant la ferveur de la fidélité le trouble profondément.

Ces dernières créations "Porera", "Un pont de mer bleue" l’avaient entraîné vers des nappes de musiques complexes et envoûtantes comme la houle, car Lluis a reçu la mer en héritage.

Le voici qui redescend vers nous, fraternel et vibrant et toujours insoumis, universel, chanteur "intranquille". Dans ses chansons, on voit toujours la mer, les olives et les mouettes. L’amitié des voisins et la lucidité de la révolte continuent à ensemencer son sourire et ses paroles, avant que ne revienne « le temps des révoltes ».
Car notre exilé des oppressions tisse toujours son chant contestataire. Son dernier spectacle s’appelle « Jocs » et reste fidèle à ses valeurs. Les années passent, il reste le troubadour du peuple comme il aime à se définir.
À contre-courant, toujours ardent défenseur des différences entre les êtres, et amoureux passionné de la liberté et de la sexualité, toutes les sexualités, Lluis Llach nous attend.

Il nous apprend aussi que dans chaque être humain, aussi humble soit-il dans son petit intérieur, il y a l’explication du monde.

"Allons voir ailleurs si nous y sommes" est sa fière devise de voyageur des Ithaque. Et lui toujours poussé par le désir fou et la peur d’être esclave, chante la lumière du soleil et le noir de la nuit. De ses longs voyages dans les Ithaque, depuis des ports ignorés, jusqu’aux cités maudites, la sagesse de la mer l’aura sauvé. Lui le rêveur des utopies, il espère tout, il exige tout, « nous voulons le possible pour atteindre l’impossible ».
La dure réalité le rend plus amer mais toujours fou d’espérance. Il reste le guetteur des ramblas, mais pour lui l’amour est devenu la fontaine de toutes les eaux.
Lluis Llach est né le 7 mai 1948 à Gerone et passe son enfance à Vergès, un petit village catalan entre vignes et vent, manèges et absence. Dire qu’il a entrepris des études d’ingénieur et plus tard d’économie. Ce que la mondialisation a perdu, le chant des hommes l’a gagné. Sa naissance à la réalité de la vie d’homme se fait par le groupe des "16 juges" qui va lancer le Nova Canço.

Ce mouvement de chant en langue catalane va devenir le flambeau, le porte-drapeau de la contestation antifranquiste. Lluis Llach devient totalement chanteur et son premier concert a lieu le 22 mars 1967 à La Terassa. En 1969 il écrit et chante pour la première fois L’Escata, un chant d’espoir qui va devenir l’hymne catalan de résistance au fascisme. L’oppression fasciste le pourchasse et il doit s’exiler de 1971 à 1976 à Paris. La mort tant espérée de Franco survient en 1976 et le retour triomphal de Lluis se fait dans un Palais des Sports de Barcelone plus que plein.
La suite est une odyssée de chansons vent debout et l’histoire d’une fusion d’un barde et de son peuple. Ainsi Le 6 juillet 1985, Lluis se produit au Nou Camp, à Barcelone, devant plus de 110 000 personnes !

Cette osmose entre des chansons et l’histoire n’a d’équivalent qu’au Québec avec Leclerc et Vigneault. Toujours cinglant vers de nouveaux rivages de la musique(Astres, Un pont de la mer bleue, Torna, Nou, Le temps des révoltes, Poètes, Jocs...). Il se sait un enfant de la Méditerranée et la Grèce comme le Levant résonne en lui. Puis de tournées en tournées, de créations en créations Lluis LLach décide de vivre pleinement le temps qu’il lui reste.
Llach décide de mettre un point final à sa carrière. Il annonce sa décision de se retirer en présentant son nouvel album" jocs "
Rien ne le fera hélas revenir sur sa décision et l’ultime concert a lieu dans le village de son enfance à Vergès le 24 mars 2007.
La boucle se referme ainsi.
« Après 40 ans d’une chanson d’amour avec le public, je veux que cette chanson se termine bien, sur un accord défini, propre et magnifique ». Cet accord a résonné et après plus de quarante ans de chansons "le jeune vieux" est parti.

Nous sommes depuis orphelin de sa voix, de ses chansons, de sa conscience, de sa lucidité. Nous nous souviendrons longtemps aussi de ses longues paroles entre ses chansons, de sa belle timidité, de la splendeur de sa voix, de sa générosité.

Ainsi pour amitié il vint un jour de 1996 en voiture tout seul de Barcelone en repartant dans la nuit, pour cette salle Nougaro qui l’avait tant accueilli. il avait seulement emporté une guirlande lumineuse et toute son amitié.

Ses chansons restent comme des parcours initiatiques soulevés par l’immémoriale caresse de la Méditerranée et de tous ces hommes, qui l’ont faite, polis et repolis par elle. Comme coquillages de mémoire, ces chansons sont un journal de bord qui parle des hommes au-delà des statues.

Il chante toujours et exclusivement en catalan, langue maturée entre soleil, sang, vigne et mer rebelle. Dans ses chansons passent le vent, son grand ami de toujours depuis son enfance à Vergés dans son petit pays, jusqu’à sa lucidité éperdue d’homme. Après avoir goûté aux houles de la mer ancestrale, aux houles des arrangements symphoniques qui exaltent sa belle voix de velours noir, lui le méditerranéen absolu s’ouvre aux musiques d’autres cultures.

Les nappes moirées des synthétiseurs, les incantations des horizons d’ailleurs, l’entraînent vers une "géographie du cœur", vers un blues catalan où son "si petit pays" devient immense comme l’espoir irréductible.
Il a laissé derrière lui l’ombre du porte-parole anti-franquiste, de l’identité catalane sans se laisser momifier dans un culte passéiste, pour parler d’un autre monde celui de tous les jours.
"L’amour s’est brisé sur les rochers du quotidien" disait l’autre, et Llach apprend à aimer la vie quand la vie nous fait mal.

"Torna Aviat", reviens vite, et Llach nous parle autant de son enfance avec le vent comme ami séculaire, que des astres qui tournent en lui et autour de lui. et maintenant du simple mal d’aimer.
"Je marche dans le noir, en cassant les ombres que tu as laissées dans ma chambre vide".

Llach a toujours su mêler à ses accents d’insoumission permanente une grande sensualité, un lyrisme déferlant, qui remplace les marées absentes de son pays.
Agnostique, militant, Lluis reste "le guetteur des ramblas".

"Moi, le genre humain m’intéresse, mais l’amour est la fontaine de toutes les eaux. Derrière les utopies, pour lesquelles je combats, il y a forcément de la sensualité, de la complicité".
Llach a entrepris de longs voyages à Ithaque, depuis des ports ignorés, jusqu’aux cités maudites, et sa sagesse acquise lui a permis de comprendre qu’il fallait rester engagé du côté du rêve. Ce soir un ami revient, inspiré et tendre, cinglant parfois mais jamais tragique, et sa langue, odeur de thym, devient la langue de tous les hommes.

Lluis Llach notre semblable, notre frère, nous apprend la géographie du cœur, sa nostalgie de vie.
"Nous sommes le monde entier et aussi le néant, l’infini tout à coup, et le silence absolu" nous rappelle Lluis.

Chanteur de la condition humaine, de la liberté et de l’amour, finalement Lluis Llach nous aura toujours dit, pendant trente ans: Ouvrez les yeux! ouvrez les fenêtres pour voir les passants, et apprendre des bateaux les histoires du monde !

Comme le dit un des plus grands poètes actuels, le catalan Miquel Mari i Pol, son ami, récemment disparu le 11 novembre 2003 :
« Et je vais et je viens jusque dans l’architecture
De moi-même, en un tenace effort
Pour courir après la vie et l’épuiser.
Par les yeux, je peux sortir dehors et boire de la lumière »

L’ami André Breton avait fait du rêve le moteur de la subversion. Llach a ajouté à cela sa générosité, son rire, son humour.
« Nous rêvons toujours
et nous espérons tout, nous avons appris l’art d’attendre
l’art d’espérer en d’interminables nuits d’impuissance,
nous savons espérer et
nous espérons tout, tout
et nous voulons tout, nous voulons l’impossible pour attendre le possible
nous voulons le possible pour attendre l’impossible."(Somniem).

Rêveur en liberté, il continue à nous dire :
"Ne brade pas le rêve, il est comme une étoile au bout du chemin".

Gil Pressnitzer

Un lien précieux et complet, le site de Katia Gortchakoff Bigot sur Lluis LLach

Choix de textes

Textes de chansons de Llach traduits à l’occasion de ses spectacles à la Salle Nougaro

À FORCE DE NUITS

À force de nuits
j’aime la vie
et je m’en suis fait
ma meilleure amie,
à coups de vérités,
à force de mensonges
tantôt elle ne blesse
tantôt elle me fascine.

À force de nuits
j’invente l’aurore
qui chaque matin
éveille la plaine
j’attends qu’elle m’appelle
et ne dise : c’est l’heure
pour être ses côtés
si je peux servir encore.

Pendant ce temps
j’apprends l’alphabet du cri,
le spasme des pleurs
le prix d’un désir
et le temps ainsi
devient mon allié
car chaque seconde ne rapproche du lendemain.

À force de nuits
je désire le jour nouveau
malgré les bourreaux
des raisons et des vies
n’oubliez aucun nom
il va falloir se souvenir
pour ne pas répéter
le cours de l’histoire.

Sommien

VOUS REVEZ ?
NATURELLEMENT, OUI !
VOUS REVEZ ?
Naturellement, oui ! nous rêvons constamment.
VOUS ESPEREZ TROP
Naturellement, oui ! nous avons appris à espérer, et nous espérons tout.
VOUS VOULEZ TROP
Naturellement, oui ! nous voulons trop, plus, tout, avidement
VOUS ETES TROP PRESSES
Oui ! naturellement, marcher, arriver, recommencer, nous sommes pressés, très pressés.,
VOUS REVEZ
OUI, INEVITABLEMENT ! le rêve d’aujourd’hui comme possibilité du demain.
VOUS ESPEREZ TROP
Naturellement, oui et ça ne nous fait aucune honte d’être esclaves de l’espoir.
VOUS VOULEZ TROP
Naturellement, oui ! c’est notre droit enragé, et bien plus, c’est notre devoir.
VOUS EXIGEZ
Naturellement, oui ! passionnément ou avec tristesse.
Et quand même
Et quand même c’est mieux comme ça
c’est mieux un peuple qui bouge,
même quelquefois précipité, même quelquefois prudent,même quelquefois sale, bas, misérable même quelquefois sublime,
c’est mieux comme ça, avec toute sa condition humaine, rare, simple
c’est mieux comme ça qu’un troupeau de mutons soumis au calcul des ordinateurs d’intérêts.
C’est pour ça que personne ne doit avoir de honte de dire
Rêvons, oui, constamment, rêvons sans limites dans les rêves, rêvons jusqu’à l’inimaginable
Nous rêvons toujours.
et nous attendons tout, nous avons appris l’art d’espérer, cet art d’espérer pendant des nuits interminables d’impuissance, nous savons espérer, et espérons tout, tout.
Et nous voulons tout, nous voulons l’impossible pour arriver au possible nous voulons le passible pour arriver à l’impossible, c’est mieux comme ça –
Nous le savons tous, c’est beaucoup mieux comme ça, même quelque fois précipités même quelquefois sales, bas, misérables.
C’est mieux comme ça, avec toute la condition humaine, rare et simple.
C’est mieux comme ça qu’un troupeau de moutons soumis au calcul des ordinateurs.
C’est pour ça que si jamais on nous dit, si jamais on ose dire :REVEZ!
Naturellement, OUI ! constamment, nous rêvons toujours
Si on nous dit: VOUS ESPEREZ TROP
Naturellement, OUI ! Nous avons appris à espérer et nous espérons tout.
Si on nous dit : VOUS VOULEZ TROP
Naturellement, OUI ! nous voulons trop, plus, tout, avidement
Si on dit : VOUS ETES TROP PRESSES
Naturellement, OUI ! marcher, arriver, recommencer, oui, nous sommes pressés.

AVRIL 74

Camarades si vous savez où dort la lune blanche
dites-lui que je la veux mais que je ne peux aller l’aimer
parce qu’il y a encore le combat. Camarades si vous connaissez le chant de la sirène
là-bas au large de la mer un jour j’irai la voir
mais il y a encore le combat.

Et si un triste sort m’arrête et que je tombe
portez tous mes chants et un bouquet de fleurs vermeilles
à celle que j’ai tant aimée
si nous gagnons le combat.
Camarades si vous cherchez les printemps libres avec vous je veux aller
c’est pour pouvoir les vivre
que je me suis fait soldat.

Et si un triste sort m’arrête et que je tombe
portez tous mes chants et un bouquet de fleurs vermeilles
si nous gagnons le combat.
Camarades si vous cherchez les printemps libres avec vous je veux aller
c’est pour pouvoir les vivre que je me suis fait soldat.

Et si un triste sort m’arrête et que je tombe porte
tous mes chants et un bouquet de fleurs vermeilles
à celle que j’ai tant aimée
quand nous gagnerons le combat.

LE GLAS

Les cloches de la mort sonnent
le glas pour la guerre des trois fils qu’ont perdu
les trois cloches noires.
Et le peuple se recueille
quand la douleur s’approche voici encore trois peines
dont il faudra garder mémoire.
Les cloches sonnent le glas
pour les trois bouches closes
malheur au troubadour qui tairait les trois notes.
Qui a ôté le souffle ces trois corps
si jeunes qui n’avaient d’autre trésor
que la raison de ceux qui pleurent
Assassins de raisons et de vies,
que jamais vous n’ayiez de repos de toute votre existence
et que jusque dans la mort vous poursuivent nos mémoires !

Ouvrez-moi le ventre
qu’ils y trouvent repos,
de mes jardins apportez les plus belles fleurs.

Pour ces hommes-là
creusez-moi bien profond
et dans mon corps gravez leurs noms.
Et qu’aucun orage
ne vienne troubler le sommeil
de ceux qui moururent sans baisser la tête.
Dix-sept ans seulement,
et toi si vieux
Jaloux de la lumière de ses yeux
tu as voulu lui ferrer les paupières mais en vain car tous nous conservons cette lumière et nos yeux lanceront des éclairs dans tes nuits
Dix-sept ans seulement,
et toi si vieux ;
Envieux d’une beauté si jeune
tu as voulu lui arracher les membres
mais en vain car nous conservons l’image de son corps
et chaque nuit nous apprendrons à l’aimer.
Dix-sept ans seulement
et toi si vieux ;
incapable d’un amour comme le sien
tu lui as donné la mort pour compagne,
mais en vain car au nom de tout ce qu’il aime
notre corps sera un éternel printemps.
La misère s’est faite poète
et a écrit dans les champs
en forme de tranchées,
et les hommes sont allés vers elles…
Chacun devient parole
du victorieux poème.

LAURA

Puisque aujourd’hui je peux t’écrire une chanson,
je me souviens quand tu es arrivée,
pleine du mystère des humbles,
les yeux inquiets, le corps altier.
Et avec le sourire de tes doigts
tu as rempli mes accords de chaque note
de ton nom Laura.
Il m’est difficile d’évoquer tous les lieux
qui ont connu notre angoisse pour le présent,
notre joie pour l’avenir.
Chez nous, au milieu de tant de compagnons
ou dans un triste exil au-delà des mers,
jamais ton souffle n’a manqué, Laura.
Et si le hasard t’emporte au loin,
que les dieux veillent sur ton chemin,
que les oiseaux te fassent compagnie,
que les étoiles te bercent.
Et dans un coin de cette voix,
tant que je pourrais la faire entendre
LAURA

NOUS VENONS DU NORD NOUS VENONS DU SUD

Nous venons du Nord
nous venons du Sud
de l’intérieur du pays d’au-delà des mers
et nous ne croyons pas aux frontières si derrière il y a un ami
la main tendue vers un avenir libéré.
Et nous marchons pour exister
et nous voulons exister pour marcher.
Nous venons du nord
nous venons du sud
de l’intérieur du pays d’au-delà des mers
et aucun drapeau ne nous guide
qui ne proclame liberté
la liberté de pleine vie qui est la liberté de mes compagnons.
Et nous voulons exister pour marcher et marcher pour exister.
Nous venons du nord
nous venons du sud
de l’intérieur du pays d’au-delà des mers
et nous ne savons pas d’hymnes de triomphe
pour marquer le pas du vainqueur
parce que si la lutte est sanglante ce sera avec la honte du sang.
Et nous voulons exister pour marcher. et marcher pour exister

Nous venons du nord
nous venons du sud
de l’intérieur du pays d’au-delà des mers
inutiles seront les chaînes d’un pouvoir toujours prêt à rendre esclave
quand c’est la vie elle-même qui nous pousse à accomplir chaque pas.
Et nous marchons pour exister et nous voulons exister pour marcher.
Derrière les montagnes Derrière, les montagnes
avec la tristesse qui laboure mes champs
je fais des chansons nostalgiques
pour ne pas oublier votre chant qui m’a fait si éloigné
si je peux vous entendre si près.
Aie de toi, la plus malheureuse, aie de toi. Derrière les montagnes
encore chante le rossignol dont les fils doivent aller en France
et ainsi son arbre s’effeuille en pleurs.
Si les voleurs m’ont fait pauvre,aussi je suis pauvre de votre amour.
Aie de toi, la plus malheureuse, aie de toi.
Derrière les montagnes,
je vis l’incertitude de mon destin,
mais le chemin que je fais
vous trouvera au-delà du crépuscule.
Adieu terres sœurs,
chantez bien fort, que j e vous entende.
Aie de toi, la plus malheureuse, aie de toi. Nous venons du Nord, nous venons du Nord.

LA MULE SAVANTE

La mule de Jean me parlait
je sais que peut-être je suis trop mule
mais si je fais cas des lectures je vois le futur noir pour Jean.
Si mon psychique de mule ne me trompe pas,
je sens un nid de pièges conceptuels.

Pacifisme veut seulement dire que celui qui le demande
peut te donner une plus grosse ration de luzerne.
Toi, en échange tu te fais et te sens encore plus mule,
et tu dois tirer la charrette bien plus fort.
Ce n’est pas qu’il soit contre le masochisme
mais par vice, il me ressent le mors.

Le centralisme démocratique ça oui, ça me fait éclater de rire,
c’est comme dire que, quand je fais une ruade,
il a la grâce d’un sourire bien fait.
Moi qui connais bien mes ruades cela veut dira que Jean aussi,
pour autant que je m’efforce,
il n’y a pas moyen qu’il puisse me faire oublier cette invention.

Pour moi, le travail est toujours un châtiment moins pour celui qui s’y réalise.
Et quand je sens que la gauche programme
une augmentation de la productivité, cela veut dira que pour Jean,
le châtiment facilement peut être encore plus long.
Si le système est une lampe à huile
et la flamme le capital, je ne comprends pas trop la stratégie de mettre l’huile à la lanterne.

J’ai regardé fixement cette mule
en disant, Lluis, il faut "foutre le camp",
et pendant que j’allais à Vergès,
il ne me sortait pas de la tête, l’animal.
Il ne me manquerait plus que ça qu’à cause d’une mule savante
j’aie des doutes sur ces vieux dogmes
que j’ai appris par d’autres animaux.
Comme dernière conclusion,
si jamais je dois me faire paysan,
ne me cherchez pas avec une mule,
j’achèterai un tracteur moderne.

CHANSON D’AMOUR

Si aujourd’hui je parle d’amour
c’est peut-être pour vous dire,
sans force et sans habileté
que j’ai fait force chansons
où je cachais les vérités
sous des jeux de paroles.
Peut-être n’ai-je pas raison,
mais il me faut maintenant le dire
Je parlerai des lois
qui ont fait de notre corps
un si grossier mensonge
qu’il faudra peut-être dire que les lois ont confondu
famille et plus-value.
Je ne sais si j’ai raison peut-être est-ce toi, peut-être est-ce moi.
Et je parlerai de ceux
dont le corps est prison
les passions condamnées,
qui dans un lit clandestin
quand enfin arrive la nuit
se caressent en cachette.
Je ne sais si j’ai raison
peut-être est-ce toi, peut-être est-ce moi.
L’amour est le plaisir
gratuit et sincère d’un jeu plein de frissons,
un poème d’épidermes où le sexe est l’accent d’un très simple langage.
je ne sais si j’ai raison peut-être est-ce toi, peut-être est-ce moi.
Si j e parle aujourd’hui d’amour peut-être
est-ce pour vous dire sans force ni habileté que je ferai mille chansons
cachant des vérités sous des jeux de paroles.
C’est seulement pour cela qu’il ne faut le dire maintenant.

VIE

Peut-être les paroles me quittent
ou peut-être vous me quittez
ou seulement les ans me mettent
à la merci d’une ondée
à la merci d’une ondée.
Pendant que tout cela m’arrive qu’à force
cela doit m’arriver peut-être ai-je encore le temps
de le voler à la vie et de remplir mon bagage
pendant que tout cela m’arrive... vie, vie

Je vois encore par moments,
par moments, je vois encore
mes yeux d’enfant qui cherchent
au-delà de la glace de la fenêtre
une couleur de tramontane.
Elles m’ont dit, les voix sensées,
qu’il était inutile de me fatiguer,
mais à moi, un rêve ne se fatigue jamais
et malgré ma barbe,je suis un enfant dans le regard.
Par moments, je vois encore... vie, vie

Si je me fais vieux dans les paroles.
Si je me fais vieux dans les paroles.
S’il vous plaît, fermez la porte
et fuyez la nostalgie d’une voix qui s’éteint
qu’à moi, cela ne doit pas faire de peine
qu’à moi, cela ne fera pas de peine
et j’irai de branche en branche
pour écouter ce que chantent
les nouveaux oiseaux de mon paysage
qu’à moi cela ne fera pas de peine, c’est la vie, vie !

Si la mort vient me chercher.
Si la mort vient me chercher.
Elle a l’autorisation d’entrer à la maison
mais qu’elle sache, dès maintenant,
que jamais je ne pourrai l’aimer.
Et si avec elle je dois aller.
Tout ce que de moi restera
que ce soit des vers des vers
ou de la cendre nue
un accord de mon voyage,
je veux qu’ils chantent ce signe,
vie, vie.
Peut-être les paroles me quittent
ou peut-être vous me quittez
ou seulement les ans me mettent
à la merci d’une ondée
à la merci d’une ondée.
pendant que tout cela m’arrive...
vie, vie !

pendant que tout cela m’arrive…
vie, vie !

SI MON CHANT EST TRISTE

Je n’aime pas la peur
je ne la veux ni pour demain, ni pour aujourd’hui,
ni même pour m’en souvenir
mais j’aime le sourire d’un enfant près de la mer
et ses yeux, bouquet éclatant d’illusions.
Et si son chant est triste
c’est que je ne peux
effacer la peur de mes pauvres yeux.
Je n’aime pas la mort ni son pas glacé
je ne la veux ni pour aujourd’hui
ni pour m’en souvenir
mais j’aime le battement de ce cœur qui, en luttant,
donne vie la mort à laquelle on l’avait condamné.
Et si mon chant est triste
c’est que je ne peux oublier
le sort des camarades ignorés.

Ithaque

Quand tu entreprendras le voyage à Ithaque
prie pour que le chemin soit long,
plein d’aventures, plein de découvertes.
Prie pour que le chemin soit long,
et nombreux les matins où tes yeux découvriront un port ignoré,
et nombreuses les villes où tu chercheras le savoir.
Garde toujours au cœur l’idée d’Ithaque.
Tu dois l’atteindre, c’est ton destin, mais ne force pas la traversée.
Mieux vaut qu’elle dure longtemps
et que tu sois vieux quand tu jetteras l’ancre,
riche de tout ce que tu auras amassé en chemin
sans en attendre plus de richesses encore.
Ithaque t’a donné le beau voyage,sans elle tu ne serais pas parti.
Et si tu la trouves pauvre, ce n’est pas équivaudrait trompé.
Le sagesse que tu as acquise te permet de comprendre le sens des Ithaques.

Plus loin, vous devez aller plus loin
que les arbres qui vous emprisonnent
et quand vous les aurez dépassés
tâchez de ne pas vous arrêter.
Plus loin, allez toujours plus loin plus loin
que le présent qui vous enchaîne encore
et quand vous serez délivrés reprenez la route à nouveau.
Plus loin, toujours, beaucoup plus loin, plus loin
que le lendemain qui s’approche, et quand vous croyez être arrivés,
sachez trouver de nouveaux chemins.
Bon voyage aux guerriers
qui sont fidèles à leur peuple.
Que le dieu des vents soit favorable la voilure de leur vaisseau
malgré leur vieux combat qu’ils trouvent le plaisir des corps
les plus aimants.
Emplissez les filets d’étoiles convoitées plein de félicités,
pleins de connaissances.
Bon voyage aux guerriers s’ils sont fidèles à leur peuple.
Malgré leur vieux combat que l’amour comble
leur corps généreux qu’ils trouvent les chemins
des vieux désirs pleins de félicités,
pleine de connaissances.

À LA TAVERNE DE LA MER

À la taverne de la mer est assis un vieil homme aux cheveux blanc,
la tête inclinée sur un journal étalé devant lui,
car personne ne lui tient compagnie.
Il sait tout le mépris que les regards ont pour son corps,
il sait que le temps a passé sans plaisir aucun,
et qu’il ne peut plus offrir l’antique fraîcheur de sa beauté passée.
Il est vieux, il ne le sait que trop, il est vieux,
il ne le voit que trop, il est vieux,
il ne le ressent que trop à chaque fois qu’il pleure,
il est vieux, et il a le temps, trop de temps pour le voir.
C’était, c’était quand, c’était hier, encore.

Et n se souvient du "bon sens", ce menteur !
et comment le fameux "bon sens" lui a préparé cet enfer
lorsqu’à chaque désir il répondait
"Demain, demain il sera temps encore".
Et il se souvient du plaisir retenu,
de chaque aube de jouissance refusée, de chaque instant perdu
qui se rit maintenant de son corps labouré par les ans.
À la taverne de la mer
est assis un vieil homme
qui, à force de penser, à force de rêver,
s’est endormi sur la table…

À cet instant même ( Ara mateix) Miguel Marti i Pol

À cet instant même, j’enfile cette aiguille
avec le fil d’un propos que je tais et je me mets à ravauder.
Aucun des miracles qu’annonçaient les très éminents prophètes
n’est advenu et les années défilent vite.
Du néant à si peu, toujours face au vent, quel long chemin d’angoisse et de silences.

Et nous en sommes là: mieux vaut le savoir et le dire,
les pieds bien sur terre et nous proclamer les héritiers d’un temps de doutes
et de renoncements où les bruits étouffent les paroles
et la vie en miroirs déformés.
Plaintes et complaintes ne servent à rien,
pas plus que cette touche d’indifférente mélancolie,
qui nous servent de gilet ou de cravate pour sortir.
Nous avons si peu et nous n’avons rien d’autre :
un espace concret d’histoire qui nous est octroyé,
et un minuscule territoire pour la vivre.

Redressons-nous encore une fois et faisons tous entendre
notre voix, solennelle et claire.
Crions qui nous sommes et tous l’entendrons.
Après tout que chacun s’habille comme bon lui semble, et en avant !
Car tout reste à faire et tout est possible.

Que cette sérénité soit claire en nous
qui fait résonner tant d’échos jusqu’alors impossibles.
Saisissons-la clairement et volontairement afin que nous emplisse
tout l’espace réel de cet instant même,
l’espace où le hasard ne doit pas être
où tout est vieux, et triste et nécessaire
Nous avons tourné la page depuis si longtemps,
et pourtant certains s’obstinent encore
à relire toujours le même passage.

Le secret c’est peut-être qu’il n’y a pas de secret
et que nous avons parcouru ce chemin tant de fois
qu’il ne saurait plus surprendre personne;
peut-être faudrait-il casser l’habitude en faisant un geste fou,
quelque action extraordinaire qui
renverserait le cours de l’histoire.
Peut-être aussi que nous ne savons pas su profiter
du peu que nous avons ici-bas: qui sait?

Qui donc à part nous - et chacun à notre tour -
pourrait créer à partir des limites d’aujourd’hui
ce domaine de lumière où tout vent s’exalte,
l’espace de vent où toute voix résonne?
Notre vie nous engage donc publiquement;
publiquement et avec toutes les indices.

Nous serons ce que nous voudrons être.
En vain fuyons-nous le feu même puisquei le feu nous justifie.

Très lentement la noria pivote sans fin,
et passent les années et passent les siècles, l’eau monte
jusqu’au plus haut sommet et, glorieusement, diffuse la clarté partout.
Très lentement alors et sans fin descendent les godets pour recueillir davantage d’eau.

L’histoire ainsi s’écrit. De le savoir
ne peut étonner ou décevoir personne.

Trop souvent nous regardons en arrière
et ce geste trahit notre angoisse et nos défaillances.
La nostalgie, vorace, trouble notre regard et glace au plus profond nos sentiments.
Entre toutes les solitudes, voilà bien la plus noire, la plus féroce, persistante et amère.

Il convient de le savoir comme il convient aussi
de penser à un avenir lumineux et possible.

Pas de levant éblouissant, pas de couchant solennel.
Mieux vaut savoir qu’il n’y a pas de grand mystère,
pas plus que d’oiseau aux ailes immenses pour nous sauver;
rien de tout ce que si souvent ont prophétisé
d’une voix insensible tant de noirs devins.

Posons une main sur l’autre, les années renforceront chacun de nos gestes.

Nous partagerons noblement, les mystères et les désirs secrètement enfouis en nous
dans l’espace de temps où l’on nous permettra de vivre.
Nous partagerons les projets et les soucis, les heurs et les malheurs,
et l’eau et la soif, avec grande dignité, et l’amour et le désamour.

C’est tout cela, et plus encore, que doit nous donner
la certitude secrète, la clarté désirée.

Ni lieu, ni noms, ni d’espace suffisant pour replanter la futaie,
pas plus que de fleuve qui remonte son cours et redresse notre corps au-delà de l’oubli.
Nous savons tous bien qu’il n’y a de champ libre
pour aucun retour ni sillon dans la mer à l’heure du danger.

Posons des jalons de pierre tout le long des chemins,
jalons concrets, de profond accomplissement.

Avec la clef du temps et une grande souffrance,
voilà commenous pourrions gagner le combat
que nous livrons depuis si longtemps, intrépides.
Avec la clef du temps et peut-être seuls,
accumulant en chacun la force de tous et la projetant au-dehors.

Sillon après sillon sur la mer sans cesse recommencée,
pas après pas avec une volonté d’aurore.
Nous préservons du vent et de l’oubli.
l’intégrité de ces quelques espaces, ces
ambitions où nous nous sommes vus croître et lutter.
Et maintenant, quel sombre refus, quelle lâcheté
éteint l’ardeur d’une énergie renouvelée
qui nous faisait presque désirer la lutte?

Du fond des ans nous hèle, turbulente,
la lumière d’un temps d’espoir et de vigueur.

Nous changerons tous les silences en or et tous les mots en feu.
Dans la peau de ce retour s’accumule la pluie, et les efforts
effacent certains privilèges.
Lentement nous émergeons du grand puits sur les lierres,
et à l’abri d’un désastre.
Nous changeons la vieille douleur en amour
et, solennels, nous le léguons à l’histoire.

Le domaine de tous les domaines, adaptation libre à partir du texte révisé pour Lluis Llach, Ara mateix.

Premier concert à la Salle Nougaro à Toulouse, 1978