Louis Sclavis

Le jazz qui veille la nuit

Au bout d’un moment le vécu se patine - et ce qui n’était au départ qu’une formule occasionnelle devient une entité. La maturité, c’est quand chacun apporte une proposition et qu’on sait tous quoi en faire. Alors on atteint la simplicité qui est la chose la plus difficile.

Ainsi parle Louis Sclavis clarinettiste (clarinette basse surtout), saxophoniste (soprano, baryton, alto) mais surtout défricheur de sons. Il va au fond de la nuit pour faire sonner des sonorités étranges et superbes sur ses instruments. Même quand il a cessé de souffler, les sons d’ailleurs se prolongent en nous.Louis Sclavis est né le 2 février 1953 à Lyon.

Il aborde maintenant le versant serein de son âge et de sa vie musicale. Et lui, fondu dans le creuset effervescent du free-jazz, l’homme de toutes les rencontres - Workshop de Lyon, la Marmite Infernale,Anthony Braxton, Portal, Didier Levallet, Joachim Kuhn, Trilok Gurtu, le Brotherhood of Breath de Chris Mac Gregor et surtout le lumineux trio avec Aldo Romano et Henri Texier qui fut la plus brillante association actuelle d’improvisateurs -, ne se contente plus d’être un des phares qui porte loin dans l’océan compliqué des musiques actuelles.

Sa musique doit tendre vers l’universel car son site officieux http://sclavisfansite.jp/sclavis est tenu par une admiratrice japonaise habitant Tokyo ! Elle s’appelle Mikiko. Ce site est remarquable. Une discographie exhaustive peut y être consultée, ainsi que des renseignements fondamentaux sur le bonhomme.

Nous lui empruntons ce mot de Sclavis:

Tokyo le 20/03/99Ceux qui veillent la nuit.Ceux de partout et de toutes sortes.Ce sont ceux qui éteignent des brasiers aux odeurs nauséabondes dans certaines nuits du Monde.Ce sont aussi ceux, comme Mikiko, qui allument de petites lanternes sur les plages que le yen le dollar et l’euro n’ont pas encore recouvertes de béton d’ennui et de vulgarité.Des petites flammes qui balisent tous les dériveurs voguant sous les vents de l’alternative, des chemins changeants ; des routes à choisir.Ceux qui veillent de lointaines lumièresdans la nuit de l’inculture.Louis Sclavis

Et Sclavis est un beau veilleur de nuits, chassant les cauchemars, tissant les rêves bleus. Il est un grand voyageur et ses « carnets de route » sont balisés de musique. Comme la terre sa musique est en mouvement, en gestation continuelle, en éruption parfois, en vie toujours :

Le voyage commence à partir du moment où, après s’être déplacé, on s’arrête quelque part. C’est pour ça que je dis qu’on se déplace mais qu’on ne voyage pas forcément. C’est comme pour la spontanéité et l’improvisation, les mots ont un sens. S’il y a deux mots, voyage et déplacement, il y a forcément une raison. Il y a des choses qui rentrent dans l’idée du voyage quoi se déclenchent à certains moments d’immobilité dans ce mouvement. Ou au moment du retour.

Homme d’aventures musicales, de voyages dans le son, il peut nager dans les eaux plus chaudes des musiques mieux balisées, voire écrites. Mais il s’ébroue vraiment dans les eaux moirées et pleines de tourbillons de l’improvisation.
Il crée l’improvisation improvisée comme on fait du feu en frottant les bouts de bois de la mémoire et en cognant les silex de la vie. Il puise dans les musiques anciennes, dans les musiques traditionnelles, les musiques classiques, folkloriques et expérimentales et tout se côtoient dans ses oreilles. Il sait tout des violences de Rameau ou des volutes de Duke Ellington. Sauvage, farouche il se bat contre la solitude des sons, il arrache la matière de ses notes à un ciel hostile :
Pour composer, mon moteur essentiel est la colère. Je dois parfois la provoquer pour trouver quelque chose. Une colère sourde, qu’il faut amplifier, lui faire percuter une idée musicale pour mettre cette dernière en mouvement. Du noir, le charbon de ma locomotive.

Les graffitis des murs de Naples sont chaleurs et affiches qui battent au vent dans sa musique.
Les empreintes qu’Ernest Pignon-Ernest, artiste conceptuel, a semées dans l’espace public, sur les murs ou les fenêtres, comme un jeu de pistes pour retrouver l’identité humaine, ces empreintes Sclavis les a retrouvées dans sa musique. Les signes magiques cachés au fond des dessins.

La liberté est dans son souffle, son souffle pousse les navires de la mémoire.
Ces moments-là devraient allumer quelques bûchers de naufrageur sur les rochers du jazz !
Louis Sclavis définit ainsi sa trajectoire :
Après toutes ces années ici ou là, ensemble, un esprit se dessine. Du blanc, des pas dans la neige.

Mais ses pas n’ont pas fondu, ils font rêver plus que tous les Pères Noël.

Gil Pressnitzer