Mal Waldron

Le cigare des jours qui se consument

Le petit cigare finit de se consumer sur le bord du piano, les cendres ensevelissent les notes. La main élégante qui le tenait est partie depuis longtemps, un jour gris, un 2 décembre 2002 à Bruxelles, où il vivait depuis plus de dix ans après avoir fait de Munich sa ville.

Discrètement, lui l’homme secret, casanier même, fuyant les journalistes et ne vous parlant presque pas après les concerts, il avait juste réalisé deux albums ultimes : « Left Alone revisited » et « One more time ».

Lui le lent qui en avait tant vu qu’il ne se pressait plus, qui toujours prenait le temps du temps, temps de finir à boire, temps de fumer pour faire apparaître dans les ronds de fumée ses rencontres. Semblable à un vieux sachem sachant tout des tambours de la terre, il savait faire tomber la pluie lourde et égrenée de sa musique goutte à goutte formant ainsi les stalactites du jazz, que l’on découvrirait dans cent ans, émerveillés et faisant silence. Sa crinière blanche se mêlait à sa fumée intérieure.

Il semblait si loin que l’on n’osait le ramener dans notre univers trivial. Il était revenu de tout, de ses amis partis, de sa grave dépression qui lui avait fait oublier même la moindre note de piano, du cancer qu’il savait en lui. Son jeu lourd, sa main gauche si présente sur le clavier, et toujours un certain sourire, un détachement courtois. Les Japonais l’appelaient « the lonely poét » le poète solitaire.

Cela le faisait sourire mais il croyait que la musqué était comme la vie, un cercle, alors sans doute qu’il fut japonais dans une autre vie. Il nous disait ses « chants d’amour et de regrets », comme parle un long fleuve quand il aperçoit la mer au loin, et qu’il va être temps. Il n’a plus peur de l’au-delà quand ses amis l’attendent ailleurs : Miles, Billie, Coltrane, Éric Dolphy, Mingus. Tous déjà là-bas.

À quoi bon dès lors se presser. Il faut mieux tenter d’extraire de la vigne noueuse du piano les derniers jus sucrés de la musique. L’hiver pourrait être froid on a vu les touches blanches éternuaient.

Là une note, en voici une autre, un petit motif de blues, et ses silences, il en pleuvait des silences. Son lyrisme dégagé de tous les effets de pianiste avait besoin d’espace pour s’écouler, majestueusement.

Sa musique n’avait plus de compte à rendre à personne, alors elle sortait comme elle était, sans prendre le temps de passer chez les couturiers de la mode du jazz. Non elle sortait avec le foulard qu’avait porté Billie, les lunettes noires de Miles, et les chapelets de son de Coltrane.

Sa musique, on la croisait dans la rue et on la reconnaît, on s’écartait à son passage;
« Mec tu sais ce gars était le dernier accompagnateur de Billie Holiday, presque trois ans ! Ouais, vrai dans les mêmes tournées, buvant à la même bouteille. Il devait sans doute faire le guet quand Billie voulait se taper une admiratrice bien ardente. Ce mec-là il a tout entendu des blues de la nuit. Il est là et il semble s’en foutre. »

Blasé ? mais non, il y a des secrets trop lourds à dire, et puis si on laisse les fantômes vous parler, ils deviennent trop familiers et finissent par coucher avec vous, après avoir lapé votre whisky. Non.

Mais il n’est pas très bon de vivre dans le passé, même si, humainement, les rapports étaient peut-être plus intéressants. Je m’efforce de penser au futur, j’essaye de jouer une musique plus libre, à tous les niveaux. J’y arrive peu à peu, je fais de mon mieux, mais je suis très lent. (Jazzmag octobre 1997)

Et Mal semblait un patient pécheur à la ligne, assis sur les rives du piano, sachant à quel moment cela mordrait.

Le cigare se consume, la fumée envahit le visage de Mal, avec les lumières obliques des projecteurs, on le voit en ombres chinoises émergeant des brumes du souvenir. De longues phrases serpentent et se déroulent sous les doigts d’hypnotiseur de Mal. Ce mode de parole incantatoire tu l’avais avec ton ami Marion Brown quand vous tissaient vos méandres du désespoir, des regrets qui toujours poussent dans l’ombre l’amour.

Sans doute lui revient le contre chant des voix tant aimées dont il était l’écrin : Jeanne Lee, Billie, Abbey Lincoln. Les envolées vers les astres de Coltrane, Miles ou Éric, Charlie Mingus ou le frêle Steve Lacy. Où sont ces amis que vent emporte ?.Billie, Billie la douce chipie:

J’ai énormément appris auprès de Billie Holiday, sur le plan musical, mais aussi humain. Elle était comme une grande sœur, pour moi, et m’a beaucoup aidé dans ma vie. Nous discutions comment contourner les obstacles, éviter les pièges... C’est elle qui nous a offerts, à ma première femme et à moi, notre lune de miel. Elle était la marraine de notre première fille.

Et l’art suprême de Mal Waldron est dans l’écoute de l’autre, dans l’accompagnement de la voix

Le cigare brûle encore, la fumée se dissipe, Mal Waldron n’est plus là. One more time, encore une fois, encore une fois revient à ton piano nous chanter les berceuses du jazz jadis, celui qui libre vole très haut, hors d’atteinte.

Dans ce pays lyrique et sombre, avec les malices de tes citations se forment les rites d’initiation. « No more tears », cela n’aurait pas plus à cet introverti.

Mal Waldron a fait du jazz la terre de la fascination, comme cela, dans un sourire lourd et narquois.

Gil Pressnitzer