Miles Davis

Tout ange est terrible

Pourquoi donc vous parler de Miles si longtemps après sa mort ?
Tant de fleuves noirs d’encre l’ont déjà enseveli.
Il se trouve qu’il aura marqué mes plus beaux souvenirs de concerts.
A Marseille au stade Vallier, puis à Aix-en-Provence en tout petit comité, et ce furent mes premières organisations maladroites de concert. Puis plus tard, à Toulouse dans le cadre de Jazz sur son 31.

Des souvenirs de lui il m’en remonte tant, sa façon insolente de jouer, souvent tourné le dos au public, autant pour lui signifier son détachement que pour contrôler ses musiciens, ses disparitions de la scène pendant de très longs moments. Il était alors tout occupé à s’approcher d’une belle jeune femme qu’il avait repérée en jouant, et toutes n’étaient pas Juliette Gréco.

Sa voix rauque, ses yeux sortis des fleuves, son orgueil absolu et son drame de ne point être une pop star en faisait un personnage irritant, provocateur.
Mais le pacte avec le diable fait par cet homme, nous aura évité l’enfer.
Lui le veuf, le ténébreux l’inconsolé, le prince de la mélancolie à la trompette abolie, il aura traversé les fleuves pour nous, et revenu vivant, il nous aura faits vivant par sa musique.

Miles n’a pas joué sa jeunesse aux dés, il a joué l’éternité de sa musique avec le Diable. Et le prince des ténèbres, ce fut lui. Il aura réussi à garder l’âme de sa musique dans tous les différents cercles de l’enfer, qu’il aura traversés sans se retourner.
Parfois halluciné, parfois tordu de manque et de douleur, il sera resté lucide tout entier dans sa musique.
Le jazz est un dessus-de-lit qui aura connu bien des traversées d’astres, parfois féconds, des soleils flamboyants qui terminèrent leur course en éclatant, et des soleils noirs dont le moindre ne fut pas Miles qui lui revint d’à peu près de tout, même de son long silence créateur, de ses douleurs atroces crucifiant son corps qui ne voulait plus le suivre. Il ne pouvait admettre l’immobilité dans sa vie et dans sa musique. Il ne pouvait se répéter, sauf dans ses relations avec les femmes où il rejouait toujours les mêmes scènes d’échec. Et les rares fois où il accepta de se parodier, il dut se mépriser autant qu’il méprisait ce public qui faisait des triomphes aux stars du rock, et le boudait parfois pour Jimi Hendrix ou autre.

Lui, le fils de bonne famille, il sera fasciné par la pourriture du monde, attiré par le sexe, les drogues, la mafia et la gloire.
L’homme exigeant des limousines roses pour ses concerts, était aussi un des grands compositeurs de son siècle. Il ne venait pas de la misère, son vrai manque fut celui de la cocaïne et surtout de la gloire ;
L’homme mendiant à qui Max Roach glissa deux cents dollars par pitié avait voulu arpenter tous les cercles de l’enfer.
Il sera souvent au seuil de ses enfers.

Miles fut d’abord un arbre à l’ombre des hautes futaies de Bird et Dizz puis un arbre seul jetant l’un après l’autre ceux qui l’entouraient.
Alors que certains faisaient jaillir la lumière claire ou blême lui avec sa tonalité charnelle, fêlée et avec ses bouts de lèvre à tout jamais collés dans nos mémoires.
Il dressait des fils d’étoiles en étoiles et il dansait.
Il est un démiurge changeant tant de fois de formes et de figures, prince noir des métamorphoses jetant loin un jouet cassé, quand d’autres en auraient fait leur paradis fermé pour l’éternité.

Avant tout il était le patron, la vigie se guidant à ses constellations intérieures, le guetteur pressentant les nouveaux horizons avant tout le monde
Quand il se laissait rattraper par le monde qui avait changé sans lui, il changeait à nouveau le monde.
New Thing, Funk, pop, rock, rap, be-bop, cool jazz, il aura vu apparaître ces nouvelles îles, il les aura rattrapées ne voulant pas rester à la traîne puis englouties en lui.
De savantes études parlent de ses périodes musicales, mais parle-t-on des périodes des astres, lui aura tracé ses trous noirs qui auront tout absorbé.
On attendait sa musique comme on attendrait les barbares car il était toutes les voix du monde et les plus sombres surtout ; aigle et soleil hors du quotidien du jazz, énigme souvent, avec les cendres mêlées de Kind of Blue, de Silent Way, d’On the Corner, ou Bitches Brew autant de fanaux, de trajectoires pour ce musicien cannibale.

Jamais il ne voulait se répéter ouvrant la voie et laissant à d’autres le loisir de la poursuivre jusqu’à l’écœurement. Sauf à la fin de sa vie dans ces tristes « revivals » à Montreux ou ailleurs.
Trompette à paroles, loin d’être un virtuose de son instrument d’ailleurs à partir de 1981, après son exil douloureux de 6 ans, son instrument ne l’intéressait que comme ponctuations, sirènes pour guider ses marins dans ses nuits tumultueuses.
Seul, lui seul savait la route et le carnet de bord. Lors d’un de ses derniers concerts en 1991 il eut cette phrase éclairante, s’adressant à Wallace Roney « Vieux, si tu oublies comment tu pensais quand tu étais enfant, tu perdras toute ta créativité ».
Lui se souviendra toujours de ces rêves d’enfant.

L’homme des exils, le grand « disparaisseur », pendant de si longues années, avec des absences comme autant de purgatoires, de Xanadu hautain, voulu ou subi, était un homme sûr de sa sorcellerie et de son importance, mais doutant de son pouvoir face aux nouveaux public des jeunes noirs
L’homme des retours improbables, de ceux de la cocaïne qui faillit le tuer, de la solitude qui le poussa en un « Silent Way » qui aurait dû être définitif.

Parfois sa musique vire au rouge, il masquait son angoisse par un jazz existentiel.

La vigne vierge des mélodies, il en fait un vin très noir sauf quand il s’entiche des thèmes simplistes de la pop !
Que de nocturnes sanglants dans sa trompette.

Il aura joué au démon, fasciné par les nuits noires de péchés.
Amant autant que souteneur de toutes les nuits du jazz, il aura été Miles, c’est tout, coup de soleil noir au plafond des jours.
Je me souviens ainsi de Miles, du sang de sa musique comme rosée sur l’herbe de nos vies.

Et tout à coup le soir après lui.

Gil Pressnitzer