Mísia

La voix chavirée du fado

Je porte la Saudade oubliée/Gardée en vers passés/Quasi morte, endormie/Dans la rue de mes pêchés/Et maintenant je chante le courage/De chanter de chanter jusqu’à mourir/Comme un fleuve sans berges/Qui ne s’arrête pas de couler/Je chante les étoiles et la mer/Je chante le soleil qui réchauffe la douleur/Et c’est par un léger soupir/Que je n’oublie pas l’amour/Et maintenant qu’elle est déjà oubliée/Cette Saudade d’aimer/Je ne garde pas la Saudade de la vie/Qui m’a appris à chanter.

(Hélder Moutinho)

Noire vêtue, immobile comme la douleur, elle chante pourtant le fado de façon lumineuse. Les sables mouvants de sa voix font se lever la lune dans le port de Lisbonne et dans la mémoire de tous les marins.

Ce qui aurait pu être austère et douloureux devient avec cette grande dame envoûtement, langueur, gaieté et mélancolie.
Comme une poupée barbare et blanche elle fait tourner les ailes des chemins de la nostalgie, elle est la flamme noire du fado.
Mais comment définir le fado ?
« La saudade c’est la poésie du fado » Fernando Pessoa.

Le fado est un style musical né dans le port de Lisbonne, ses bouges et ses marins, ses bars et ses bordels. Depuis, cette complainte vieille de plus de deux cents ans est la musique de l’âme et de l’exil. Ce sentiment poignant de nostalgie, appelé « saudade », sorte de « bonheur-malheur », doux et amer, irrigue aussi bien les rues, les têtes, les gorges et les mots des Portugais. Il n’y a pas un fado mais des fados: le Fado humoristique, religieux, anarchique, amoureux, voyageur…

Pulsation de la nuit des temps, des amours perdus, de la condition humaine, de la nostalgie des morts, ce mot mythique porte en lui tout l’éphémère. Le fado est sa plus belle traduction musicale. Chanté presque exclusivement par les femmes - une diva généralement à la voix lancinante sur le tapis de larmes des guitares portugaises à douze cordes -, et plus tard de l’accordéon, le fado ancien cohabite maintenant avec le nouveau fado, toujours ancré dans Lisbonne.

" Le fado touche au rituel de la douleur féminine. Particulièrement ses douleurs d’amour. C’est peut-être pour cela que les femmes chantent si bien le fado, parce qu’elles tutoient intimement les souffrances de la vie. "(Misia).
Le fado revient pourtant de loin. Comme le tango, le flamenco, mais plus encore, il aura servi d’étendard à la dictature de Salazar, et dame Amalia Rodriguez, fort imprudemment mais consciemment, servait avec sa voix d’azur, les narcotiques du passé à tout un peuple. Pourtant le fado ancien reste sublime malgré ces récupérations. Les années de plomb du fascisme portugais en avaient fait le chant de résignation avec le culte annexe de la religion et du silence pour anesthésier un peuple : Fado et Fatima !

"Nous sommes pauvres, mais nous sommes heureux. car nous avons le fado et Amalia Rodriguez pleure pour vous".

On était passé des chansons de prostituées, pleurant leurs hommes aux chansons aux hymnes de consolation piétiste de la dictature de Salazar " le fado était le chant de l’analphabétisme, du conformisme." dit Misia.

Une réaction violente de rejet s’est faite après la chute de la dictature, quand les œillets fleurissaient au bout des fusils en 1974, et cela a donné un nouveau fado, ouvert vers les bruits actuels du monde, plus léger en harmonies. Maintenant les deux fados se rejoignent, sombres tous deux, mais avec le souci des poètes et des musiciens d’aujourd’hui de renouveler le genre.

Tradition populaire le fado passe entre les mains des intellectuels mais il reste toujours le blues de l’âme portugaise.
Le fado ancien a sa musique codifiée, ses textes populaires que l’on se passe de bars en bars, ses formes et sa magie demeure, réapproprié par tout un peuple.

"Il lui fallait retrouver sa liberté. Il est une des dernières chansons urbaines d’Europe. Mais il faut avoir beaucoup vécu pour chanter du fado, il faut avoir beaucoup souffert... " (Misia)

Mísia est le plus bel exemple ce renouveau. Une voix sans égale et un répertoire érudit. S’abreuvant à l’intraduisible "saudade" elle a mis en musique des textes de grands écrivains de langue portugaise contemporains, comme José Saramago, Lobo Antunes, Augustina Bessa Luis et Lídia Jorge.

Capable d’immenses envolées cristallines, comme un oiseau blessé de l’intérieur, Misia renouvelle profondément l’art du fado, parfois figé. Son chant devient universel et comme le dit le titre de son album "Les Griffes du Sens", elle sait traduire l’émotion sans la convention.

Elle a su raviver le fado avec recueillement et passion intérieure, théâtralisé en rite "no" japonais. Elle a mis le fado en tragédie intime.

Elle a su épanouir cette musique avec de nouveaux instruments non traditionnels (accordéon, violoncelles, piano,...). Même son nom de scène est recherché, elle a pris celui de Misia Sert, muse de Mallarmé, amie de Picasso et aussi de Proust.

Elle apparaît dans une blancheur des origines, ruisselante de poésies et elle fait du fado une nouvelle liturgie de l’attente et de la douleur. Elle semble une blanche pythie nous révélant les avenirs dans nos peines passées.

"Mon enfer et mon paradis, ma vie et ma mort sont contenus dans ce disque. Mon Fado." dit-elle.

"L’ineffable se joue dans le vibrato de sa voix". Elle a un grand châle de musique sur les épaules, ce n’est pas un châle de silence. Elle n’a pas peur de rêver et donc de souffrir ! Souffert, elle a souffert il y a quelque temps. Les brouillards et les départs font la sinuosité fauve de sa voix. Si le public a été bon, elle revient souvent chanter Édith Piaf " Les mots d’amour".

Misia parle très bien le français et toute la nuit elle peut vous parler de poésie dans le hall d’un hôtel. Nous avons souvent dit ensemble le poème de Milosz "Et surtout que":

« Et ne raconte rien au vent du vieux cimetière.
»Il pourrait m’ordonner de le suivre.
»Ta chevelure sent l’été, la lune et la terre.
»Il faut vivre, vivre, rien que vivre… »

Des années plus tard elle s’en souvenait parfaitement. Les paroles tiennent un rôle fondamental dans ses choix et elle a su rendre hommage aux grands poètes portugais. Elle suscite des textes, elle interprète des poèmes lors de récitals littéraires.
Misia, avec son équipage de musiciens, (violon, accordéon, piano, contrebasse, guitare portugaise), chante les amours comme des pas perdus et nous embarque telle une blanche caravelle.

Cette caravelle est remplie de peines et de larmes. Elle va si loin "qu’elle prolonge la mer". Et la mer et le chant se rejoignent dans le fado. Elle n’est pas née dans le fado, bien que native de Porto, elle est retournée au fado dès 1990, comme l’on revient à sa source après des années japonaises et madrilènes. Elle y est d’autant plus attachée sans être engluée dans les lourdes traditions.

« Je n’ai pas choisi, le fado s’est imposé à moi. Ce n’est pas un choix intellectuel, mais un piège qui se referme sur vous. »

Beauté des mots, rivière de la langue, tension dramatique de la voix, un récital de Misia est un moment violent et tendre.

Ce voyage intense et immobile à la fois dans l’exil, le chagrin et le tragique des sentiments.
Misia est une marée de clarté lumineuse qui efface toute tristesse. Elle est un navire en partance vers l’ailleurs et ses chansons sont les mouchoirs qui s’agitent.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Lamento das rosas bravas Letra: Vasco Graça Moura
Música: Carlos Paredes

Ailes d’un mouchoir
sur un bleu de moire
oiseau qui s’élance
navire en partance
te voilà si loin
de chez toi où rage
le triste refrain
aux roses sauvages /
à la fin /
du tourment
le jardin
prend le vent
vie qui se voit
dévastée bien,
brouillards en moi,
pénombres, rien.
s’immisce
la saudade
ce supplice
qui vibre en moi c’en est fait,
elle vient s’en va
et t’appelle bas
mon amour
mon amour imparfait
et si un jour dans un envol soudain
la saudade emprunte les ailes du destin
par-dessus un monde
elle fera que mon cœur monte
et vagabonde
jusqu’à ta main
te voilà si loin
de chez toi où rage
le triste refrain
aux roses sauvages
à la fin du tourment /
le jardin
prend le vent
vie qui se voit
dévastée bien,
brouillards en moi,
pénombres, rien.
ailes d’un mouchoir
sur un bleu de moire
oiseau qui s’élance /
navire en partance.

(Cd Canto)

Sombras da sombras

Letra: Vasco Graça Moura
Música: Carlos Paredes

à présent cette valse en la lente spirale
du bal d’ombres où quelquefois tu viens danser
lorsque tombe la nuit et que pierres chaulées
dans tous mes souvenirs ce miroir nu s’installent,
à présent cette valse à l’envers des journées,
dans la mélancolie de toutes ses octaves,
répète sans peser aux heures les plus graves
les mots fous que tu m’as si souvent murmurés
à présent cette valse - et toi tu te traverses
filigrane de solitude dans un châle - une par une me rappelle tes promesses
dans les lampions éteints de cette fin de bal
une valse à présent ce sont des pas en rond,
la vie privée de cap rend l’adieu plus cruel,
dénouées les nuées galopent et s’en vont,
je n’ai que le désert, au goût toujours de miel
je vois ta silhouette et c’est déjà très tard
dans cet éloignement qui n’a pas de retour
peut-être que la vie me rendra plus couard
si je fais mes aveux à ton absence un jour
et je ne saurai rien de tout ce qui m’attend
et je ne saurai quel rosaire d’amertume
ne saurai si s’est fait hiver le beau printemps
et si c’est de folie que cet amour écume
à présent cette valse en la lente spirale
du bal d’ombres où quelquefois tu viens danser
lorsque tombe la nuit et que pierres chaulées
dans tous mes souvenirs ce miroir nu s’installent,
une valse à présent ce sont des pas en rond,
la vie privée de cap rend l’adieu plus cruel,
dénouées les nuées galopent et s’en vont,
je n’ai que le désert, au goût toujours de miel
et je ne saurai rien de tout ce qui m’attend
et je ne saurai quel rosaire d’amertume
ne saurai si s’est fait hiver le beau printemps
et si c’est de folie que cet amour écume

(Cd Canto)

Discographie en France

Drama Box mars 2005
Canto 2003
Ritual 2001
Paixoes diagonais 1999
Garros dos sentidos (dans les griffes du sens) 1998
Tanto menos tanto mais 1996
Fado 1993