Modeste Moussorgsky

Boris Godounov

L’opéra de la compassion

Décidément cette musique sentait trop le « moujik », le paysan russe, pour les élites culturelles russes et - Boris Godounov - fut très tôt un opéra maudit. Sa plus grande malédiction étant qu’il devint reconnu, voire célèbre dans des adaptations bien éloignées de la force âpre et franche de l’original.
Étonnante aventure de cet opéra qui est à la musique russe ce que Dostoïevski est à la littérature russe : le fondement d’une identité nationale, la réappropriation de la dignité d’une culture méprisée.
Ces frères d’âme contemporains (Moussorgski vénérait Dostoïevski qui lui ne sut comprendre le musicien) sont issus du même creuset d’inquiétude des années soixante dans une Russie qui craque de partout, et s’en va comme une toupie folle entre les bombes des terroristes et l’absolu rétrograde tsariste. La Russie vacille, les fondements craquent, les tabous se brisent (on a osé tenter de tuer l’empereur en 1866 !).

Cet écartèlement entre un ordre nouveau qui ne parvient pas à venir au monde, malgré l’ère des réformes ouverte en 1860 et une soif d’absolu et de sang des « hommes nouveaux », (« Prenez vos haches », clament les nihilistes) conduit à un climat de doutes et d’inquiétudes. À ce besoin de parricide, naîtra en contrepoint l’infanticide de Boris, et la hache sera levée contre Dimitri, le tsarévitch. À cette Russie traversée de cauchemars s’oppose une volonté de rédemption, une quête d’absolu, vécues avec la même subjectivité extrême chez Dostoïevski et Moussorgski. Cette immense amour-compassion pour les pauvres, les malheureux, le peuple enfin est inspiré, par une foi messianique dans l’amour de la Russie.
Boris Godounov devient l’équivalent de Crime et Châtiment et des Possédés et porte en lui cet oppressant poids de la culpabilité et cet élan prophétique des héros dostoïevskiens. Cette volonté de combattre l’analphabétisme de l’âme et de la musique est bien commune à ces frères-là, qui vénéraient « la primitive sainteté » face aux dissolutions venues d’Europe. De l’Innocent de Boris qui a la prescience des malheurs, de Boris l’écartelé, aux personnages de Dostoïevski, il y a plus qu’une ressemblance, il y a résonance de personnes torturées et lucides que l’inconscient inonde. Cet édifice russe lézardé avec l’énorme corps paysan entre pulsions et engourdissements, à donc accouché de ces deux "voyants - témoins" de la montée des malheurs. Moussorgski homme de progrès, admirateur de Darwin, Proudhon et de la Commune, voulait communiquer avec les hommes, mais de manière authentique et intense. Ce vaste mouvement vers la vie, vers le réveil du peuple russe, ne pouvait passer par la transposition des modèles européens, si polis, si « à la mode », surtout à St-Petersbourg.

Moussorgski sera donc le sauvage, qui mettra les doigts clans le nez de la musique, et choquera tout le monde, quitte à passer pour un ivrogne, ce qu’il devint d’ailleurs. Pourtant à 30 ans, quand il s’attaque à sa première œuvre majeure, Moussorgski n’est pas ce « rustre musical » que l’on retiendra plus tard.
Provincial, aisé, immergé dans les contes populaires, mais aussi dans la culture européenne (il parle parfaitement l’allemand et le français) il est le parfait « petit lieutenant de livres d’images ».
Libéral sincère, socialisant, il a eu le choc de la rencontre avec le gourou Balakirev, tyran éclairé du groupe des Cinq et il vivra là « sa commune », partageant idées, pain, chambre et piano et un jour la tombe avec sa communauté, dont le plus proche sera Rimski-Korsakov.
Ses crises d’angoisse métaphysique, son besoin total de liberté rétif à l’académisme, aux conventions (Debussy saura reconnaître son frère) le conduit à refuser les règles de bienséance musicales, les moules acceptés. Lui le terrien, il partira vers le grand large de l’aventure musicale, quand son ami marin restera à quai de la musique.
Donc, Moussorgski en 1868 va écrire ses Boris Godounov, car il y a presque autant de Boris qu’il y eut de faux Dimitri et ce ne sont pas les plus légitimes qui ont régné sur la scène musicale, mais les imposteurs revêtus des apparats de Rimski-Korsakov, de Stravinsky, de Chostakovitch. Même maintenant, qui a vraiment entendu la version originale de 1866-69, voire celle tout aussi originale de 1872, remaniée en 1874. La surprise est que le plus moderne, le plus bouleversant est bien le Boris initialement écrit.
Cet « opéra raté », fait encore tellement peur qu’il attend encore d’être découvert. Pourtant les partitions totalement achevées et approuvées par l’auteur, existent et nul Viollet - le - Duc musical n’est nécessaire pour saisir cette musique cinglante et novatrice.

À trente ans donc, Moussorgski fait « s’élever un chant ineffable, intelligible pour tous » et lui toujours en mouvement et qui ne se baigne jamais deux fois dans son propre fleuve musical va choisir l’affaire Boris Godounov (1591-1613), datant de cette « période des troubles » qui enfanta Michel Romanov.Cette histoire connue de tous par les chartes, les historiens et les légendes avait été récemment (1842) reprise par Pouchkine.
Ces années noires marquées autant par la mort du tsarévitch Dimitri en 1591 que par les années de cataclysmes et de complots qui marquèrent le règne de Boris, amenèrent déjà les contemporains à considérer ce tsar comme maudit et usurpateur. Même la mort brusque de Boris, le 13 avril 1605 ne fit taire ni les rumeurs, ni les massacres.
Pouchkine s’empara de cette incroyable histoire (par exemple Marina se maria avec trois « vrais-faux » Dimitri) et il l’inclina vers le fatalisme historique et la malédiction des passions.Moussorgski lui, pensait que l’histoire avait un sens, une signification, et il fait du peuple, le héros de son opéra au même titre que le tsar maudit.
Il irrigua sa partition de tous ses chants d’enfance, de folklore imaginaire aussi, mais surtout de cet amour et de ce pathétique qui montait de lui pour la détresse des autres. Donc le 15 juillet 1869, Moussorgski avait terminé la partition de Boris, il en était très fier et satisfait.
Seul le rejet par le Comité de Lecture du Théâtre Mariinsky de St-Petersbourg, lui fit écrire une version « définitive » en 1871 - 72. Les prétextes invoqués (pas de ballet, pas de rôle féminin…) ne marquent que l’effroi devant cette nouveauté absolue. Cet opéra où la parole devient vivante et refuse le chant conventionnel est étrange en ce temps.
125 ans plus tard, Boris reste toujours aussi surprenant si éloigné de la normalité musicale, avec ses harmonies spéciales, ses rythmes curieux, son âpreté, son orchestration émaciée.
Boris fut composé très vite entre octobre 1868 et juillet 1869, et se compose de sept scènes, ramassant sept années d’histoire troublée. Le texte de Pouchkine est fortement réorganisé, en vue d’une plus grande efficacité dramatique.

Scène I - NOVODIEVITCILI

À l’intérieur du monastère où il fait retraite, Boris élu tsar par la Douma, refuse de se faire couronner. Le peuple manœuvré par les boyards et excité par la police, le supplie d’accepter.

Scène 2 - PLACE DES CATHEDRALES A L’INTERIEUR DU KREMLIN

Boris est couronné tsar, sous les acclamations du peuple et la frénésie des cloches. Il apparaît à la foule, déjà torturé intérieurement.

Scène 3- LE COUVENT DE TCHOUDOVO

Cinq ans plus tard, le vieux moine Pimène rédige la chronique historique de la Russie. Le novice Gregori s’éveille et raconte ses rêves de gloire et de folie et il s’aperçoit qu’il pourrait avoir l’âge de tsarévitch assassiné, Dimitri.

Scène 4- UNE AUBERGE A LA FRONTIÈRE LITUANIENNE

Recherché par la police, Gregori en fuite avec deux moines vagabonds et ivrognes, Vaarlam et Missail, trouve refuge dans une auberge. Il échappe aux gardes grâce à la complicité de l’hôtesse.

Scène 5 - PALAIS DU KREMLIN - LES APPARTEMENTS DU TSAR

Boris apparaît sous son aspect humain et paternel avec sa fille Xenia et son fils Fedor. La montée des remords est attisée par l’arrivée du prince Chouisky auprès duquel Talleyrand n’est qu’un amateur, et qui joue des remords et des angoisses du tsar.

Scène 6- LE PARVIS DE SAINT-BASILE

Au milieu d’une foule qui crie sa misère, se situe la rencontre entre l’Innocent (le «Iourodivi» des légendes russes, mi-fou, mi-voyant) dépouillé par les enfants, et Boris - «Fais mourir ces enfants, comme tu as fait mourir Dimitri». Boris bouleversé, épargne l’Innocent qui prie sur les ténèbres et les malheurs à venir.

Scène 7- LA DOUMA
Convoqués par Boris, les boyards tiennent une assemblée houleuse et inquiète. Chouisky joue de leur angoisse et accentue le délire de Boris. Pimène évoque la tombe miraculeuse de Dimitri et Boris s’effondre, après avoir fait ses adieux à son fils.

Ainsi était conçu cet opéra quasiment sans femme, comme dans la vie de chambrée de Moussorgski dont la seule étoile-femme était «La Sainte», sa mère, tout le reste n’étant que conquêtes plus que passagères et sans importance.
La version définitive de 1872, introduira l’acte polonais et de profonds remaniements (surtout la cinquième scène) et de nouveaux ajouts (révolte de la forêt de Kromy venant après la mort du tsar).
La version primitive met plus l’accent sur un Boris maudit et profondément humain, la version définitive renforce le poids du peuple, sorte de chœur antique du destin, toujours trompé, toujours malheureux mais porteur d’espoir.
Coulez, coulez, larmes amères, chante l’Innocent et pour réaliser cela, Moussorgski utilise des orchestrations étonnantes, des mélodies poignantes, un style de déclamation totalement nouveau proche de l’intonation de la parole et qui donnera «Pelleas» et aussi les opéras de Janacek, un univers modal, des motifs musicaux attachés aux personnages, une écriture chorale inouïe rendant sa pleine gorge au peuple méprisé.

Audace et originalité, instrumentation très légère (opéra de chambre a-t-on dit de Boris), très éloignée du style symphonique plaqué par d’autres, la musique de Boris reste aussi neuve qu’au premier jour.
Cette œuvre se veut analphabète, « idiote » comme l’Innocent, et elle ne sera jamais normale. Pour cela, elle demeure étonnante, actuelle. C’est aussi un opéra de dualité, celle-là même de la voix de Boris (baryton et non basse) écartelé entre les graves impérieux du pouvoir et les aigus soutenus de l’inquiétude, entre le malheur du peuple et le remords.
Né des convulsions d’un empire et des pulsions messianiques pour hâter l’éveil d’un peuple, Boris Godounov opéra de la compassion, de l’empathie des souffrances, est devenu universel car il touche à l’intime des êtres.Tout le monde souffre dans Boris, le peuple et le tsar.
Boris Godounov peut se réduire à un opéra à deux personnages, d’un côté Boris et son remords, de l’autre le peuple russe et son incarnation symbolique : l’Innocent, ainsi il y aura évolution de la folie individuelle du pouvoir à la sainte folie d’une nation.
Boris Godounov est aussi une œuvre de regard, regard de compassion de l’un sur l’autre, de Boris au peuple, du peuple à ses futurs bourreaux. Tout baigne dans le climat oppressant de la culpabilité de Boris, et de l’attente du peuple qui le fixe comme un chien fidèle et affamé. Boris impuissant ne peut plus le protéger, se protéger.
La version 1872 introduira d’autres ressorts politiques.Vertige du pouvoir, tragédie humaine et collective, Boris Godounov est une musique visionnaire.

À la mort de Dostoïevski, le 28 janvier 1881, Moussorgski bouleversé improvisera une marche funèbre à partir des thèmes de son Boris. Lui-même mourra deux mois plus tard.
Dostoïevski, Moussorgski : la même attention au malheur collectif, la même pitié chaleureuse qui prend la douleur des autres sur l’épaule de l’art, ne serait-ce que pour soulager un instant.

« Je mets à jour les profondeurs de l’âme humaine », Dostoïevski), ainsi fait également son jumeau musical Moussorgski.

Gil Pressnitzer