Neapolis, ou les chansons du ventre de Naples

Naples la belle, Naples l’outragée

Naples ploie parfois sous les ordures, et toujours encore sous les clichés de romantisme à quatre sous avec ritournelles, tarentelles, villanelles, couchers de soleil chromos. Derrière ce folklore touristique, il existe une ville qui crie, qui vit, qui chante, et qui souffre, mais jamais n’abdique.

« Voir Naples et mourir ! », mais comme le dit Neapolis c’est toujours Naples qui meurt et jamais ni les amoureux aux baisers de feu, ni les hordes de visiteurs aux appareils photos obscènes, à l’argent servant d’aumône, ni les spéculateurs mettant même le soleil en boite payante.
Et par-dessus tout les monceaux de cartes postales ont fini par recouvrir le cœur battant des gens et de la ville.
Une divagation douloureuse et douteuse nous a longtemps caché la véritable face de Naples, lumineuse et martyre.

Naples ville ouverte à toutes les soumissions, toutes les possessions, depuis les Turcs jusqu’aux politiciens du Nord de l’Italie, et souvent les bras de la pieuvre maffieuse. Là où la mort ne prend même plus la peine de se cacher ou d’attendre dans la rue, elle est chez elle.

Au fond de la botte italienne, il n’y a que les semelles de la misère.

Naples est faite de toutes ses laves : la musique enchaînée à son âme, les traditions, les colères et les révoltes, la prostitution et les combats.

Et pourtant toujours Naples est belle et fière.

Les sources de Neapolis

Petit aperçu de l’histoire de Naples et de Roberto De Simone

L’histoire de Naples est emblématique de celle de l’Italie, mais plus encore de toute l’Europe. Cité fondée par les Grecs sous le nom de Parthénope, puis en 475 avant l’ère vulgaire Neapolis. La suite n’est plus qu’une suite de douleurs, de possessions, de viols et de massacres car cette capitale culturelle, si belle, si merveilleusement lovée entre la mer et le volcan attira toutes les convoitises. Et les envahisseurs déferlèrent et le millefeuilles des rapines monta haut dans le ciel indifférent. Les envahisseurs passèrent un à un sur le corps d e Naples : byzantin, normand, français d’Anjou, Turcs, Aragonais, les Bourbon, Joseph de Bonaparte et Murat…
Je dois en oublier, car les bourreaux savent effacer leurs traces.

Et l’indépendance italienne ne peut faire oublier le massacre de la république de Naples (1799). Le rôle trouble de Garibaldi qui remit Naples au roi de Sardaigne entraîna d’autres massacres (1860).

« L’état italien fut une dictature féroce qui mit à feu et à sang l’Italie méridionale, crucifiant, massacrant, enterrant vivant les petits paysans sur lesquels les écrivains officiels tentèrent d’apposer la marque infamante de brigands »(Antonio Gramsci)

Ce rappel historique, incomplet et partial, est indispensable pour comprendre pourquoi Neapolis chante et ce qu’il chante.

Il faut y ajouter un mot sur un personnage immense et mythique, Roberto de Simone.

Ce napolitain né en 1933 aura été un musicologue, un ethnomusicologue de l’envergure d’un Bartok ou d’un Kodaly pour la Hongrie. Compositeur, comédien, directeur de théâtre, Le San Carlo de Naples entre autres, il aura irrigué de sang neuf et généreux son pays en le réconciliant avec sa culture populaire, avec son histoire, avec son présent déchiré.
Il fut aussi un formidable pianiste, mais avant tout un immense passeur de cultures avec une conscience de gauche aiguë et militante. Quand en France on s’extasie sur la bonne Giovanna Marini on oublie Roberto De Simone autrement plus fondamental.

Ciro Costabile vient de lui, Neapolis donc aussi.

Neapolis, chants de résistance et d’amour

Cet ensemble, sous la direction artistique de Ciro Costabile s‘est constitué non pas pour fonder un groupe de musiques du monde supplémentaire, aussi chatoyant soit-il, avec cette hallucinante chanteuse Maria Marone qui irradie dans cette troupe, mais un noyau de résistance. Résister à la mort des langues, des mémoires, des traditions, des tendresses d‘antan, qui reliaient socialement et amoureusement tout un peuple, le peuple d’en-bas.

Dans ce tourbillon marchand et cynique qui engloutit les cultures, les rabote, les lobotomise, une troupe s’est dressée, debout, vibrante, en colère, en ferveur révolutionnaire. En 2003 des gens lucides et responsable ont dit « assez » aux roucoulades napolitaines qui endorment les gens pour mieux les dépouiller de leur âme, de leur sang.

Mais ils ne se sont pas enfermés dans la nostalgie ou la déploration. C’est avec allégresse, et violence qu’ils ont entonné « leurs chants de tendresse et de rage ». Ce groupe fait un mélange détonnant entre Antonio Gramsci et la musique la plus populaire.

« Utiliser les chants des siècles passés pour aborder les problématiques d’aujourd’hui » (Ciro Costabile), est sa volonté.

Chansons debout, chansons d’ironie et de combat, Neapolis les porte haut et fort. Et l’étonnant est qu’ils ont trouvé la même fraternité, le même écho fraternel, dans des chants allant du 17ème et le 19ème siècle.

L’oppression n’a pas d’âge, disait déjà un toscan de cœur, le grand Léo Ferré.
Et depuis Pinocchio la subversion contre les puissants, les sans-cœur s’organise, plus souterraine que les laves dans le ventre du Vésuve. Mais un jour elle sera là, bien là, comme ce navire de haut bord de la « Fiancée du Pirate » de Bertold Brecht, qui rasera la ville et ses pêchés d’argent et de lâcheté.

Cette destruction des totalitarismes de l’argent, des corruptions, par le chant est une valeur cardinale des Napolitains. Aussi, joyeusement, véhémentement, en danses folles et possédées, Neapolis tresse la corde des bourreaux en chantant.

Par des allégories de petit papillon « Palummella », d’oiseaux montant haut dans le ciel, du vent sous les portes des jours, Neapolis fait une oriflamme d’amour et de révolte.

L’Alleluia final du spectacle veut montrer l’ouverture au monde et non pas la défense passéiste des traditions. Il y parvient.

Neapolis est un immense chant de liberté.

Ce groupe, patiemment forgé, est composé de :

Maria Marone, voix

Edoardo Puccini, guitares

Salvatore Della Vecchia, mandola, mandoline

Marco Messina, flûtes

Wally Pituello, violoncelle, chitarrone

Raffaele Filaci, percussions.

Pendant le spectacle des images projetées montre l’aspect sombre de la création de l’Italie avec le massacre des gens qui refusaient de se fondre dans le moule général.

L’universalité de Neapolis

Mais au-delà de Naples il s’agit du monde entier, soumis à la même globalisation mortelle, éradicante.

Le socle du travail de Ciro Costabile s’appuie bien sûr sur Roberto De Simone et les travaux de Giovanni Mauriello et son ancien groupe « La Nuova Compagnia di Canto Popolare » qu’il nous fit découvrir à Toulouse.
Il dit cela : « On s’inspire du répertoire musical traditionnel de la région en y insufflant notre regard sur l’actualité. C’est intéressant de traiter de sujets brûlants à l’aide de textes ancestraux. »
Ciro raconte sa rencontre dans un bar avec une chanteuse de rue, Maria Marone, et l’idée fulgutante de créer cet ensemble qui dirait le soleil ancré dans le ventre de Naples, sans rien cacher des turpitudes actuelles.

Il aura pu ajouter qu’en plus la folle joie de vivre de la rue, sa vitalité et son ironie, sa lucidité, aussi charpentent ce groupe, versé aussi dans la musique baroque.

C’est dans les sources populaires, leurs chants, leurs petites vies, que pourra se dresser le levain des révoltes.
Mais si sont conviés des chants du XIIIe siècle jusqu’à nos jours, la trajectoire éclairante d’Ernest Pignon-Ernest sur les murs de la ville, a aussi servie de sémaphore irradiant.
Mélange parfois de musique baroque et de tarentelles chamaniques, de populaire et de savant, métissage intime entre la rue et le théâtre, volonté de faire entendre ces voix qui hurlent en silence, voici Neapolis.

Chants jusqu’au vertige, cela tourne et cela chante, cela danse, il n’y a pas de repos, comme pour toute révolte.

« Funiculi Funicula ! », Naples la baisée de part en part chante encore et toujours et autre chose que ces stupidités.

Naples, Napoli, Neapolis la nouvelle ville

Vole petit papillon vole « les sentiments de la liberté » dénouent tous les barreaux, tous les maquereaux.

Woody Guthrie disait que sa guitare était une machine à tuer les fascistes, les chansons de Neapolis sous leur aspect chamarré, séduisant, vénéneux parfois, le sont tout autant.

Vivants, ils sont vivants et parlent de vie. Et Naples redevient belle.

Il s’agit d’une nouvelle approche dans les musiques du monde qui redeviennent « les chants des hommes », ceux que nous portons en nous, qui nous font vivre.

« Les chants des hommes

Sont plus beaux qu’eux-mêmes

Plus lourds d’espoir

Plus tristes

Plus durables…

J’ai toujours compris tous les chants

Rien en ce monde

De tout ce que j’ai pu boire et manger

De tous les pays où j’ai voyagé

De tout ce que j’ai pu voir et entendre

De tout ce que j’ai pu toucher et comprendre

Rien, rien

Ne m’a rendu aussi heureux

Que les chants

Les chants des hommes.

(Nazim Hikmet, extrait du recueil Il neige dans la nuit)

Et monte plus haut que les fumées, plus chaude que les laves du Vésuve, plus forte que les paroles dites, de fenêtre en fenêtre, sous toutes les portes, dans les rues intimes de la ville, la voix de soleil brûlant de Maria Marone et des cinq musiciens ses frères et sœur en beauté.

Le quotidien palpite, la pauvreté recule l’espace d’un chant.

Il fait enfin clair sur nous et en nous.

Vent

Ô vent souffle fort cette nuit
passe sous les portes
et fais-toi entendre
ô vent ô vent
il ne nous reste que le vent
pour montrer notre colère.
Ô vent envahis nos places
casse nos fenêtres
et ne t’arrête pas
ô vent ô vent
rapporte nous les voix de ceux qui veulent hurler
.

(Pino Daniele)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Tarentelle

Au bistrot de Tante Thérèse on trouve du bon vin
on le boit le matin ; il rafraîchit les intestins,
on le boit à midi, il éloigne les tracas.
on le boit à huit heures du soir,
on évite le choléra.
on le boit à minuit, un tonneau est déjà fini.

On le boit toute l’année
et on oublie tous ses soucis,
les soucis de la vie,
c’est quand il n’y a pas de travail,
les soucis des enfants qui sont toujours petits,
ils se pissent dessus, un autre tonneau est fini.

On tourne et on retourne,
il n’ya jamais assez de lires,
on tourne et on retourne,
on en reparlera une autre fois.

(E.Bennato)

Terra mia

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas toujours pareil
on peut changer tous les jours.
Aujourd’hui ça va bien, demain ça va mal
et cette vie s’en va.
Les vieux vont à l’église avec un chapelet pour prier,
c’est la peur de la mort qui ne veut pas nous quitter.
ma Terre, ma terre
Tu es peine de liberté
ma Terre, ma terre
maintenant je sens cette liberté.

(Pino Daniele)

Nascette’mmiez’ o mare

Elle surgit au milieu de la mer
une belle scarole et Michelemma
c’est l’histoire de cette cité
que je vais vous raconter
sans blagues, telle qu’elle est.
Elle st belle et Michelemma
de beautés seulement elle peut se vanter

Funiculi Funicula
mais si tu veux vivre de ses beautés
tu peux toujours te gratter.

……

Bienheureux soit qui la gagne
qui la gagne cette belle fille
mi-turque mi-espagnole
quand la gagne le Roi d’Espagne
elle baise et lui encaisse.
C’est oui ou c’est non.
Ils se la passent les vice-rois
tu me dénudes, je te dénudes
puis ils la prennent par-derrière
le quartier de Via Toledo…

Ah qu’il est beau ce quartier
une auberge pour faire le métier
le plus vieux métier du monde
qui fait vivre les escrocs
et ainsi ma pauvre Naples

Tu fais chanter une chanson
« Quelle belle lune à Marcchiato »
chantent tous les maquereaux.

…..

Ah, elle est ouverte une autre boucherie
il y a encore besoin
toi, tu chantes «O sole moi »
ce soleil qui est sur ton front
de qui veut Dieu
et ainsi ma pauvre Naples
ce soleil n’est plus là
tandis qu’aux portes du château
Franceschiello* est revenu.

…..

Elle surgit au milieu de la mer
une belle scarole et Michelemma
elle surgit et puis s’effondra
il y a vraiment très longtemps.

(Roberto de Simone)

nota : *Francechiello de Bourbon, dernier roi du royaume des Deux-Siciles fut aussi le roi oppresseur de Naples (1860)

Gil Pressnitzer

Discographie

Palummella, Calliope 2008
Napoli, Calliope 2006