Nick Drake

La fascination du vide

Pourquoi vous parler maintenant d’un drôle dejeune homme triste, dormeur au monde vulgaire, et qui a refusé de seréveiller un 25 novembre 1974.
Près de lui, des boîtes d’antidépresseurs deTryptisol, le « mythe de Sisyphe » de Camus ouvert, unconcerto brandebourgeois de Bach, à vide sur le pick-up. Certainementencore dans sa tête avant qu’elle ne se vide des images de FrançoiseHardy qu’il aimait et qui s’émerveillait de « cet ami venu desnuages », et les odeurs de sa vie en péniche sur les bords de laSeine.
Mort comme il a vécu, dans un étrange sourire,sans ce poids vital des révoltes, non, tout au plus, une indifférencepolie. Il venait de retrouver sa chambre d’enfant et sans doute sonenfance. Il était revenu à Tanworth-in-Arden, chez ses parents commepour leur laisser son enveloppe charnelle, lui déjà en route vers lesétoiles. L’étrange homme pâle se retirait doucement.
Nick Drake s’est effacé du monde, l’a-t-ilréellement foulé ? Quelques témoins l’affirment, des traces sonoresont été déposées. Par lui, par son double astral ?

Parmi ses pièces à conviction demeurent quatredisques. Mais ces météorites étranges n’ont pas fini de vous tordre lecœur de tendresse feutrée, de vertige du vide qui s’avance « Five leavesleft » disque étrange, d’ailleurs, d’un ailleurs où vivrait lafolie douce de Hölderlin, et des statues de pierre pleines de mousses.
Mélodies d’un souffle, à peine murmurées,incantatoires. Et l’on est pris à l’âme. Pourtant, les paroles semblentbien douces, la musique bien simple.

Pourtant quelque chose de l’autre côté desmiroirs vous a saisi, vous ne vous en remettrez pas comme après lalecture du Grand Meaulnes.
« Bryter Layter », première et dernièretentative d’être au monde avec ses apparats nécessaires (arrangements,orchestre de Cale) mais tout à fait décalé « à côté de sespompes ».
Ce disque dégage un profond malaise. Une bouteille àla mer vers les autres, mais la bouteille s’est voulue vide. Ce disquese veut heureux, la notion du bonheur chez Nick fait alors froid dans ledos. « Pink Moon » le dernier disque jeté dans la boîte auxlettres de sa compagnie d’enregistrement qui crut à une simple maquettedevant cet objet extra-planétaire, sans rien, si ce n’est ce chant del’âme nue totalement désespérée, et appelant infiniment doucement levide pour tout effacer.Ce disque est un morceau de basalte noir dans lejardin de la musique, par sa puissance d’autodestruction,d’introspection, de mysticisme aussi, car s’est-on plus approché d’uneâme qui souffre ? Plus de nappes d’orchestration, de cordesromantiques, non la nudité absolue du désespoir. Il constatera après« " Je n’ai plus rien à dire ". Ce disque très court est un autismequi nous hèle. Il sera fait en deux nuits dans un studio désert, en uneseule prise. Seule sa guitare et quelques touches de pianol’accompagnent. Les textes avaient été écrits tout seul dans unechambre, abandonné au monde, déjà en partance.Cette lune rose est maléfique, et éclaire presqueimpudiquement la mise au tombeau d’un homme qui ne croit plus en rien.
« Time of No reply » drôle d’objet posthume, arrivé en 1984,fait d’inédits, de maquettes, de chutes, de tentatives, pour approcherla clarté où l’on se dissout.

Nick Drake était voué à la disparition, auvertige, au souvenir secret de quelques-uns. Et voilà qu’un coffret trèsbien présenté de ces 4 compacts nous rend ce mythe ce chant d’ailleursÉcoutez le « Sad Young Man » Nick Drake et sa désespérance, àodeur de lilas, vous touchera pour longtemps, rendant bien cabotinecelles des Lou Reed, et autres ténébreux qui ont su toujours mettre ungarde-fou entre le vide et eux.

Nick Drake lui n’aura pas une décoration d’unquelconque ministre de la culture, il ne sera pas anobli, et sa musiquene la mendie pas. et du haut de ses éternels 26 ans, il est enfin levoyeur du vide.« Know that I love you
Know I don’t care
Know that I see you
Know I’m not there »

So long, Nick. Là où tu es tu es bien. Plus dedix ans après ce texte, on peut découvrir une nouvelle actualité de NickDrake (Sacd Treasury, album d‘inédits Made to love magic), articles dejournaux (Télérama !). Sa mort n’avait pas provoqué la moindrevaguelette dans aucun milieu musical ou pas. Maintenant un véritableculte s’installe, presque mortifère et l’on s’arrache les reliques,cherchant encore des morceaux de la vraie croix. Il sort de cet anonymatde légende pour rejoindre avec sa voix diaphane d’ange de passage, ilrejoint le malaise existentiel d e notre époque. Son intensité voilée,sa mélancolie à couper au couteau, sa solitude palpable font de samusique une musique fantôme qui nous hante encore plus. Une atmosphèrede douce brume mystique s’élève de ses chansons qui sont devenues laconsolation d’un monde fissuré. Les paroles désabusées, la beauté de sonjeu de guitare le rendent intemporel.

Il reste ce funambule décrochant la lune, ce douxjeune homme enveloppé dans la tristesse comme un manteau. Son pâlesourire volette comme les anges mystérieux qui vous demandent de liresur leurs lèvres ce qu’ils n’ont pas le droit de dire. Sorte de petitprince de Hombourg, il rêve à mi-voix du haut des remparts de sessonges. La fumée de ses cigarettes faisait une clairière de brouillarddans laquelle il se cachait. Quelques voiles se lèvent sur sa vie etl’on apprend qu’il courait presque assez vite pour rattraper le vent,éminent sportif, qu’il adorait la musique baroque, Bach surtout, MilesDavis, la musique indienne.Ses études de lettres à Cambridge abandonnées endernière année, le poussaient vers la poésie. On saura même qu’il étaitné à Rangoon en Birmanie ! Il avait aussi après le piano et le saxoplongeait dans les arcanes techniques de la guitare pour se forger unstyle personnel et complexe, qui font de ses partitions la hantise desguitaristes en herbe. Dans l’univers tumultueux où hurlaient les notessaturées des Rolling Stones sa petite musique de province ne pouvaitêtre entendue. Son échec fut immense, il n’aura aucun public et il sereplia encore plus sur lui-même. Ce qui le rendit indifférent auxambiances de son époque et il pourra devenir cet ovni sonore qui nousfascine.

Ses derniers dix-huit mois, il se laisse coulerdans le dénuement, roulant sans cesse de nuit en voiture pour s’arrêterfaute d’essence, faute de sens. Apparaissant, disparaissant au gré deses douleurs, ne parlant plus, n’écrivant presque plus rien. Elle lesera plus tard quand des gens touchés par cette grâce se la passerontcomme amulettes contre la laideur du temps. Solitaire, très introverti,il fit de sa sauvagerie une maison dans laquelle il vécut. "J’étais népour n’aimer personne, personne pour m’aimer. Seulement le vent dans leslongues herbes vertes."

Il semblait un Lord Byron décadent, marchant dansl’éther vague de ses contemporains, lui l’intemporel. Le temps flotteautour de ses chansons, sa poésie d’un autre temps exige lerecueillement, sa voix vous entraîne au fond de l’eau. La fascinationincantatoire de Nick Drake vient de ses mélodies fraîches comme l’aube,vertigineuses aussi. Ses chansons sont des fils lancés d’étoile enétoile et il danse dessus, à deux doigts de tomber à chaque fois. Cettesérénité et ce déséquilibre à la fois le rendent proche et lointaincomme un trapéziste du vide et du vertige. Un enchantement des simplescoule de sa musique dépouillée.

Blues de la peau mise à nu. Musique d’une infiniedouceur qui vient mourir translucide aux rivages de nos oreilles. Lamusique de Nick Drake est une musique qui hante comme un éternelautomne. Un ange passe et n’est pas repassé.

Gil Pressnitzer

S’il vous plaît donnez-moi une seconde chance
S’il vous plaît donnez-moi un second visage

Pourquoi m’avait vous abandonné pendu à une étoile
Et quand vous m’avez mis si haut
si haut
Si haut vous m’avez mis
Et pourquoi m’avez-vous abandonné dérivant sur la mer
Quand vous m’entendez si clairement vous hélez
Quand vous m’entendez si clairement
Quand vous m’entendez si clairement
Et pourquoi m’avez vous abandonné pendu à une étoile

Voix de la montagne
Une voix vient des montagnes
et une voix vient de la mer.
Voici de mes voisins
et une voix m’appelle
Dis moi donc mon ami, mon ami
dis-le moi avec amour
où tout cela prendra-t-il fin, fin enfin
La voix vient du dessus
c’est le son des vagues de l’océan
et le son dans les arbres
le son dans un chemin creux de campagne
il nous dit que nous pouvons être libres
Dis-moi encore et encore
ta foule de gens en foule
Crie-le moi fort et fort
le son est la pluie
Un morceau de musique vient de la colline
et un morceau plein de lumière
une flûte dans le matin
un carillon dans la nuit
je connais ce jeu
je connais cette partition
je connais mon nom, mon nom
mais ce morceau est beaucoup plus
voix de la montagne
et une voix vient de la mer.
Voici de mes voisins
et une voix m’appelle
Dis moi donc mon ami, mon ami
dis-le moi avec amour
où tout cela prendra-t-il fin, fin enfin
La voix vient du dessus

un chien aux yeux noirs
un chien aux yeux noirs m’appelle à la porte
un chien aux yeux noirs m’appelle pour encore
ce chien aux yeux noirs connaissait mon nom
un chien aux yeux noirs
un chien aux yeux noirsJe deviens vieux et je veux rentrer chez moi
Je deviens vieux et je ne veux pas rentrer chez moi
un chien aux yeux noirs m’appelle à la porte
un chien aux yeux noirs m’appelle pour encore

Nick Drake est là-haut toujours pendu à sonétoile, hors d’atteinte de ce chien aux yeux noirs qui l’appelait devantsa porte, qui savait son nom, et l’empêchait de revenir chez lui.