Odetta

Les bras puissants du fleuve de la liberté

Parfois elle crie, parfois elle miaule de rage ou d’ironie, parfois elle fait s’effondrer les colonnes du temple du conformisme. Toujours elle chante d’une voix d’airain, et les ombres reculent.

De sa voix étonnante entre mezzo-soprano et baryton, entre acier flamboyant et velours rougeoyant, Odetta aura été la conscience des noirs américains. Cette longue chaîne autour des anciens esclaves, elle l’aura, de sa voix de forgeron de la colère, brisée. Elle gémit, elle hulule à la lune blafarde des injustices et la mer s’ouvre, le peuple libéré passe vers l’autre rive. En fait elle a une voix de contralto, sorte de Kathleen Ferrier du blues, elle plonge aussi profond dans les chants de la terre.

Seule avec sa guitare, la machine à tuer les fascistes disait Woody Guthrie, elle a secoué tous les arbres d’où pendaient ces «strange fruits», ces étranges fruits que faisaient les pendus noirs. Elle les a remis debout, poings serrés contre les bourreaux. elle fut la première femme à chanter en solo les "protest songs", les chants de révolte. Militante emblématique des droits civiques, elle incarne tout simplement la liberté.

Sa voix est un Mississippi qui déborde et emporte les injustices. Alouette plongeant de l’aigu vers les moires sombres de la révolte, la voix d’Odetta a changé le monde américain. Elle est une légende qui a traversé tous les Jourdain et elle chante encore aujourd’hui. Dans l’histoire de la musique noire, elle est aussi essentielle que Leadbelly auquel on l’a comparée si souvent. Mais sa voix est à elle seule un miracle. En fait, elle n’a de comparable à ce niveau de génie que Bessie Smith. Et sa pureté essentielle la sauve des lourdeurs emphatiques de Mahalia Jackson.

Du haut de son âge, coiffée d’une sorte d’auréole, elle fait encore se déverser les flots tumultueux de sa voix. Et les alluvions de tout le folk roulent vers nous. Avoir chanté pour les présidents américains, ne l’émeut pas plus que de chanter devant un campus universitaire.

"Thank you, bless you" dit-elle étonnée de se voir encore vénérée, elle qui fut le feu merveilleux de la fin des années soixante.
En l’an 2000 son disque Blues Everywhere I go (son 27e), a été nominé aux Grammy awards !

Bob Dylan, Joan Baez, Janis Joplin, Joan Armatrading, Harry Bellafonte, Tracy Chapman lui doivent presque tout. Elle aura été le grand précurseur du chant libre et populaire. Jamais elle n’aura fait ce que l’on appelle une carrière, elle n’aura pas voulu chanter des succès mais des fusions avec son auditoire, des moments de grâce, «d’amazing grace». Avec une force d’engagement total, elle fut la première chanteuse à relier le fond des chants populaires au monde moderne.

Elle aura chanté le blues, les gospels, les spirituals, les chants d’esclaves, les chants de prison et les chants de travail - ceux des porteurs d’eau, ceux des champs de coton,... Depuis des décennies elle a maintenu la lampe de la fraternité allumée envers et contre tout, contre les malheurs et les ruines qui dérivent, les racismes qui restent des plaies ouvertes et toujours réécrites. Elle a commencé à chanter comme chanteuse folk à San Francisco en 1950, et sa voix continue de planer plus haut que les eaux de l’oubli et de la gloire 55 ans après. Pas de guitare électrique saturée pour masquer la vacuité, non, tout est nu, intense et fervent. une voix. Une guitare sèche (la sienne s’appelle Baby et va l’accompagner pendant cinquante ans), et l’univers est là en entier. Et parfois seules les mains et la voix. Le fleuve coule à même la respiration.
Elle projette sa voix vers les étoiles.

Odetta est une force déferlante, un ouragan de justice. Elle a tout le monde dans sa voix, les hivers reculent, les orgueils s’effacent. Odetta est la voix d’un peuple qui a attendu mille ans, pour recouvrer la voix. Elle est la dignité d’un peuple. Ses chants ne sont plus des chants mais des expériences dramatiques, des plongées au coeur des douleurs ou des joies.

Elle ne chante pas la chanson folk d’une belle voix fleurie et douce, sereine et «peace and love», non elle chevauche le verbe, et l’écume aux naseaux des injustices elle les cravache. Elle mène boire aux rives sombres de sa voix la beauté brûlée du peuple noir. Elle a la voix massive de tous ces humains déracinés de leurs forêts, de leurs âmes, de leurs feux, de leurs fruits.

Elle chante l’humanité non pas seulement du peuple noir mais de toute la terre. La marée d’amour qui monte de sa voix noie toutes les petitesses. Odetta est profonde comme la terre immémoriale.

«Shame and scandal» clamera-elle toute sa vie, et elle sera la grande imprécatrice contre la honte et le scandale. Sa trilogie de la liberté aura mis à feu et à sang les bûchers du Ku-Klux-Klan.

Sur l’enclume des jours, sa voix de marteau cogne et cogne encore, faisant jaillir les bonnes étincelles qui feront fondre les fers des esclaves. Pèlerin des simples croyances, elle édifie une cathédrale sonore avec sa voix cinglante ou caressante. Aussi émouvante dans les chants de noël que dans les blues profonds du Mississippi où fleurissent les bordels du Rising Sun, ou dans les ballades anglaises transportées par les émigrants du Mayflower. L’Afrique feule dans sa voix. Les bateaux des négriers vont par le fond de nos haines.

Foggy Dew reste l’un des plus beaux chants de l’humanité et quand Odetta le chante, la rosée du monde perle sur vous (disque "My eyes have seen"). Pourtant ce n’est qu’un chant de pauvres soldats morts au petit matin, le corps givré, l’âme gercée dans la mort. Plus de cornemuses, plus de sourires de fiancées, plus de cloches du village, la mort dans la rosée de la brume. Il valait mieux mourir sous le ciel de Dublin, si proche de ses proches. Et les tours de Dublin pleurent, la guerre nous tue tous. Ce chant nul ne le chantera jamais comme Odetta le fit, et les printemps pourront renaître, la douleur des hommes est dite pour toujours. La liberté a un trou au côté droit, au fond de toutes les vallées des hommes.

Berceuses, cantiques, blues puissants, sa voix peut tout et plus encore. Tous ceux qui un jour ont aimé la musique traditionnelle américaine garderont à jamais scellé dans leur mémoire le nom d’Odetta. Voix de basalte noir, voix de lave, voix d’amour incandescent.

À pleine voix, ou à bouche fermée le fleuve puissant a coulé. Nous a emportés loin de notre condition, celle qu’Odetta dit : un autre homme est parti, et seule la main d’en haut nous maintient vous et nous, frères et soeurs. La voix d’Odetta est la seule à déplacer les montagnes de l’indifférence. Là-bas les herbes vertes nous attendent, sa voix les fait pousser déjà en rêvant à haute voix. Sa voix s’enroule sur nous, nous tremblons devant cette révélation d’une telle force. Ces balades de nos temps d’indigence, nous bouleversent comme très peu, vraiment très peu de chanteurs purent un jour le faire. Quand du silence se déploie la longue chaleur plus large qu’un fleuve de sa parole, nous sommes révélés, à nous-mêmes, aux autres.

Si j’ai voulu changer le monde c’est seulement pour sauver les rêves. disait un poète grec, Odetta change le monde pour sauver les hommes.

Il y a des voix qui sont des cascades, et d’autres qui pourront jamais n’être que des fleuves indolents. On ne navigue pas sur le chant d’Odetta, les rapides sont là à portée de clameur. Elle aime chanter à voix nue, a cappella, et par simples claquements de mains ou de doigts toute la cérémonie des magies remonte vers nous. Elle gémit les douleurs de l’enfantement de la terre.

Odetta est la ferveur et la puissance. Sa voix, presque métallique parfois, est un culte vaudou à elle seule. Large, immense, occupant entièrement le ciel et la terre, sa voix est présence sacrée. Elle nous parle de la détresse des enfants quand la mère est partie, de ces trains vers le paradis qui passeront bien un jour pour nous consoler à jamais.

Et puis comme après la pluie, sa voix devient liane apaisée, et dérive sur le dos tendre des balades. Odetta sait d’où elle vient, du fin fond de l’Alabama raciste, et où elle va, vers la lumière. Elle a soif du chant du gosse porteur d’eau au milieu des ouvriers, elle a soif surtout de liberté. Ce cri du gardien de troupeaux qui fraie son chemin vers les étoiles, vers la liberté, c’est sa voix qui le porte. Sans revanche, sans haine, avec l’éclat invincible de l’étoile du matin. Les chemins de la liberté sont passés par sa voix. Les chiens se mettent en cercle au coin du feu, et racontent la légende de cette femme noire qui par sa seule voix a ouvert toutes les chaînes.

Take this hammer dit une de ses chansons, mais pour briser nos chaînes, c’est le marteau de sa voix qui agit. Elle aura été de tous les combats politiques et humains, une mère Courage pour nous tous.

Depuis si longtemps la voix d’Odetta berce nos jours, pour moi dès 1965, et jamais la rumeur du monde n’a pu recouvrir sa voix. J’aime passionnément Odetta et je ne rêve plus de la même façon depuis. Je crois à nouveau à la générosité du monde, à la beauté d’une voix de contralto descendant parmi les ombres.
Je n’ai jamais pu assister à aucun de ses concerts car elle a chanté surtout aux USA et au Canada, et je ne crois pas en France, mais la nuit douce qui tombe après son récital, tombe sur la grâce. Odetta est une femme haute jusqu’aux étoiles. Une femme noire proche d’une déesse.
Cinquante-cinq ans de concerts, et la voix intacte et puissante roule toujours les mots vers la mer.

Odetta est une présence, une aura.

Odetta est une légende, Odetta est la statue de la Liberté, le trésor national américain, notre Mère Courage depuis si longtemps.

Repères biographiques

Odetta est née Odetta Holmes la nuit du 31 décembre 1930 à Birmingham en Alabama, dans le sud profond et raciste. Ses parents étaient pauvres. Le père, Reuben, était employé dans une aciérie, et sa mère, Flora, servante et domestique. Très tôt elle perdit son père, et sa mère se remaria avec Zadock Felious, gardien d’immeuble et prit le nom de Felious, que porte encore Odetta.

Devant la misère et le racisme du Sud profond la famille émigra vers Los Angeles en 1937 quand Odetta avait six ans. Son beau-père l’encouragea dans la découverte de la musique noire. Très vite, à onze ans, sa voix miraculeuse la fait remarquer et elle songe même à une carrière de musique classique et elle donne des concerts dès l’âge de 14 ans. Elle avait d’ailleurs entrepris des leçons de musique classique assez poussées jusqu’en 1947. Elle n’aimait alors que les oratorios, les chants classiques. Marian Anderson était alors la grande chanteuse contralto noire célèbre partout, Odetta, qui la vénérait, aurait pu la remplacer avantageusement. Mais elle ne voulut pas être un clone.

La révélation de la musique folk balbutiante, du blues aussi par Sonny Terry, fut pour elle une illumination et une délivrance de ce carcan trop formaté où la sauvagerie de sa voix ne pouvait galoper. Et en 1949 s’accompagnant à la guitare elle entre à jamais dans cette religion du chant populaire. Elle sera "la déferlante Odetta" dès 1951, aidée par Harry Bellafonte et Pete Seeger. Et en moins de cinq ans elle sera reconnue et vénérée. C’est elle qui sera la locomotive de la chanson folk. La suite est un chemin de gloire.

En 1963 elle chante pour le président américain. Bill Clinton la décore de la médaille des Arts. Elle n’avait pas besoin de cela pour devenir une légende. Silencieuse pendant dix-huit ans, car la mode avait tourné et le folk était assassiné par le rock, elle enregistre de nouveau en 1987 Movin’ it on. Elle revient sur scène en 2000. En 2003 elle a enregistré un hommage à Leadbelly.
Sa gloire dure encore. Les braises de sa voix ne nous ont jamais quittés.

Post-scriptum

Et pourtant tant son coeur fut le chemin de halage de nos espérances, qu’il a fini par céder ce maudit 2 décembre 2008, à 77 ans.
À quelques encablures de la nomination de Barack Obama, qui l’aurait certainement invitée à chanter au Capitole pour son intronisation en janvier. Elle la voix de la liberté, la Pasionaria du Mouvement des Droits Civiques avait tant attendu et l’aube et l’homme nouveau, elle se tait quand semblent enfin poindre ces temps changés qu’elle aura invoqué et fait descendre sur terre par sa seule voix qui fendait les mers et les déserts. Furie de tes mots, chants des prisons, tu as transformé ta haine du racisme en voie lactée du chant. La maison du soleil levant ferme ses rideaux, tu n’es plus là pour plaindre les pauvres filles.
Tristes coulent les eaux du fleuve Mississippi, amères comme nos larmes.

Odetta fut révélation et foi pour nous. Colère et résistance, tendresse et rage. Ce soir meurt en même temps notre jeunesse. Tant de nuits à briser nos chaînes en suivant les étoiles, à marcher dans la rosée des brumes, à cingler vers Santi Anno, à échanger des gouttes d’eau contre des gouttes de sueur. "O freedom" ce cri de prophétesse passait par-dessus tous les bourreaux, même si tu disais « Je coucherai dans ma tombe avant d’être libre ». Toi aussi tu avais fait un rêve, tu l’avais hurlé, chanté, lancé aux cieux et à la face des hommes. Il avait autant pesé que celui de Martin Luther King. Ton amie Miriam Makeba, déjà au seuil de l’hiver, avait pris les chemins de traverse du temps.
Tu l’as rejointe en pressant le pas. Pourquoi ? Cela est déjà bien dur comme cela.
Il reste ton chant venu du fond des champs de coton, des cales des négriers, des insultes de l’Alabama, de l’amour des humains.
La musique américaine a changé de cours depuis. Tu es devenue, tu es, tu restes, le fleuve des consciences. Tous les alluvions de l’émancipation tu les as apportées dans les filets de ta voix. Le gravier de la révolte cogne encore dans tes chansons, silences et cris, paroles suspendues, la marée jamais ne s’arrêtera.
Les houles de Leadbelly, Woody Guthrie, Pete Seeger passaient dans cette voix unique qui s’envolait du plus sombre de la nuit au vol de l’alouette. "Take this hammer", prends ce marteau clamais-tu. Maintenant les clous du mal sont enfoncés un peu plus profond dans la terre, presque invisibles. Mais ce marteau du chant, de la parole, il est encore si nécessaire. Saurons-nous le manier comme toi ? Non, ton énergie venait d’ailleurs, tu étais flamme ardente. Au moins essayons de refaire tes gestes.

Odetta, cheval noir lancé contre les barrières de la bêtise, Odetta va dormir dans l’immense prairie d’en haut. L’espoir que tu as fait flamber dans tous nos hivers, va te tenir chaud comme à nous. Un baiser sur ta guitare, un baiser sur ton front, un dernier frisson de houle sur ta voix d’océan rauque.
Dors maintenant Odetta, nous veillons sur toi, comme tu as veillé sur nous.
Another woman is gone, c’était plus qu’une femme, une déesse aussi, une légende sûrement.

Gil Pressnitzer

Discographie

Elle est immense, aussi seulement trois disques essentiels :

1-The Best of the Vanguard Years [Best of]
2-The Essential [Import] Vanguard
3-The Best of Odetta: Ballads & Blues [Best of] Legacy International