Philippe Léogé & Jean-Marc Padovani

Les anges au fond des yeux

Cela était au TNT dans l’espace convivial du bar, véritable lieu de vie, où s’est déroulé un concert où les yeux des anges ont dû avoir des larmes de rosée, et aussi un sourire certain les consolant de leur état ambigu, face à cette pluie de plumes faites notes.
La rencontre entre Jean-Marc Padovani, maintenant toulousain hors des Jardins d’Assier, et Philippe Léogé, le directeur artistique de Jazz sur son 31, notre seule source encore existante quasiment pour nous abreuver, nous les assoiffés du jazz, avait donné déjà un concert historique au festival de Marciac l’été dernier, d’ailleurs le 12 août ils vont remettre le couvert dans le même décor.
Une autre rencontre dans le cadre d’une « heure avec » du dernier festival Jazz sur son 31, avait scellé leur union, leur fusion. Nous savons que de nombreux bébés sont déjà annoncés et vagissent en cadence.

Jean-Marc Padovani, l’orpailleur des sons et des mots

Donc l’Espagne a poussé en lui profondément sa corne et le chant torturé et prodigieux du flamenco, entre sang et lumière, est aussi son chant naturel. Le pasodoble aussi, car aucune cage ne saurait emprisonner cet oiseau multicolore, né sans doute aussi dans le fleuve Amazone du jazz. Chaleur et partage sortent comme bulles irisées de son saxophone. Si sa vénération pour Eric Dolphy, Charles Mingus, Albert Ayler, John Coltrane et d’autres, demeure, il est toujours prêt à appareiller vers de nouvelles aventures, de nouvelles Amériques.
Compositeur, arrangeur, musicien inspiré, Padovani est à la croisée des mondes, des styles entre modalité et tonalité,entre écriture stricte et improvisation débridée.
Passé d’abord par le piano, puis plus longuement par la guitare, il réalise que pour s’immerger dans l’océan du jazz, il lui fallait un bateau mieux armé en gréements d’infini. Alors il s’embarque en passager non clandestin dans les saxophones ténor et soprano, depuis il vogue au sommet des vagues. Et le chant des cigales l’a rejoint. Profondément du sud, même du sud du sud, méridional jusqu’aux fonds de ses écorces faites d’olivier et de transes musicales, il déploie sa chaleur, sa nostalgie parfois. Toutes les traditions du soleil sont les siennes : monde occitan, monde africain, monde du flamenco, monde brésilien ou argentin.

Depuis les années 1980 il multiplie l’expérience et les rencontres, musicales mais aussi théâtrales, jazz-poèmes et musiques de scènes, pour le cinéma et pour la danse.
« Je suis éclectique, le pur produit de hasards objectifs, reconnaît le saxophoniste. Je crois beaucoup aux rencontres. Avant d’être un musicien professionnel, je suivais des études de philo à Montpellier. Le contact avec des artistes a décidé de mon avenir. J’ai travaillé avec Bernard Lubat sur les musiques traditionnelles, je me suis rapproché du théâtre en collaborant avec Enzo Cormann. Je suis pluridisciplinaire : j’aime aussi le flamenco et le paso doble. » (Interview à la Dépêche).

Et avec son complice Enzo Cormann il fait se rencontrer les univers de l’improvisation et des mots hallucinés.

Porté par les « grandes figures de l’excès », il aura façonné de véritables oratorios secoués de « jaseries jazziques » et de « trompétages de langue ». Directeur du festival d’Assier pendant 8 ans, il l’aura sorti de son ghetto, avant de devoir lâcher prise face aux intolérances.
Certes le socle de sa musique est cet alliage « jazz-musiques du monde », jazz-flamenco, mais il laisse la fenêtre ouverte à tous les vents de la création et chemine toujours et toujours sur le sentier des cigales et du soleil.

Philippe Léogé, l’élégance et la profondeur

De l’amour des harmoniques rares de son maître, le grand Lennie Tristano à la délicieuse fanfare parfois du Big Band 31, Philippe Léogé est le pivot incontournable de la scène jazz toulousaine. Il est un arrangeur superbe, un pianiste profond, et aussi un directeur artistique avisé et dès la fondation à l’automne 1987 du Festival Jazz sur son 31, il l’aura irrigué de ses coups de cœur.

Ce gersois, est né en 1957.

À 17 ans il commence sa carrière en jouant dans des orchestres de variétés, des cabarets de chansonniers, et devient très vite un musicien phare de la scène toulousaine dès 1978 –1980 au Pharaon, à la Cave des Blanchers, au petit Bedon, enfin partout où l’on peut glisser un piano. Membre du All jazz trio, du quintette de Bernard Bigeardel...

Il part étudier la composition et aussil’arrangement et l’orchestration à la Berklee School of Music (Boston-USA).

Dès lors, malgré sa présence dans de nombreuses formations, le métier d’orchestrateur devient sa priorité. Il reste comme le fondateur du Big Band 31 en 1986. Dans cet ensemble de seize musiciens se retrouvent les jazzmen de Toulouse (Calleja, Magali Pietri, Serge Casero, Pierre Reynaud, Philippe Laudet, Paul Chéron, Jacques Adamo, Philippe Renault, Ton Ton salut. Ce groupe sera la véritable université du jazz dans la région. Et la merveilleuse disponibilité et le savoir de Philippe ont appris l’amour du jazz à bien des gens, dont moi aussi. Jusqu’en 1992 le Big band 31, plus connu sous le nom de « la bande à Léo » aura été un moteur du jazz à Toulouse.

Philippe Léogé reprend souvent sa liberté, et se lance dans une carrière de pianiste à la Nat King Cole en devenant à la télévision de 1992 à 1995 un accompagnateur de variétés très recherché. Smoking blanc, piano blanc, musique tendre, sourire de crooner, il fera « des sacrées soirées », lui l’homme des nuits du jazz.
En 96 Claude Nougaro lui confie la direction musicale de son spectacle « Chansons-fleuves ».

Il est avant tout un pianiste élégant et avec un tempérament de leader. Professeur de piano jazz au conservatoire de Toulouse il se reconnaît comme influences Bill Evans, Mc Coy Tyner et Maurice Vander dont il s’inspirera pour avoir un pied dans le jazz et l’autre dans les variétés. Mais toujours il revendique sa filiation avec Lennie Tristano. Arrangeur brillant, orchestrateur élégant, pédagogue, et pianiste, il est aussi le créateur et programmateur du festival Aux Frontières du Jazz au palais des Rois de Majorque de Perpignan.

Grand manitou de l’écriture pour cuivres et cordes, ses compositions font le tour de la planète jazz. Ouvert et éclectique il est soit en leader, soit en side-man de bien des aventures musicales avec de prestigieux partenaires (Dee Dee Bridgewater, Glenn Ferris, Steve Grossman, les Belmondo...).

Longtemps le show-man a pu brouiller la véritable image de Philippe Léogé, il y a surtout un musicien fragile et sincère. Philippe Léogé, est le pianiste de l’élégance et de la profondeur.

Les yeux des anges

Un « simple » duo piano, saxophone ténor ou soprano et le ciel des mélodies s’entrouvrent.
À partir le plus souvent de compositions personnelles, excepté un standard si bien nommé « Angel Eyes », un thème de Keith Jarrett, et un clin d’œil à ce farceur de Satie, les deux complices, unis dans la même respiration intérieure, le même souffle poétique, déroulent des rubans aériens de notes, de sensations lyriques. Parfois volubiles et chants croisés d’oiseaux, souvent méditatifs et mots doux échangés, la musique creuse ses sillons.

Ce qui émeut le plus c’est la qualité d’écoute de chacun à l’univers de l’autre, comment s’enroulent et se mêlent des rêves mis en commun.
Le toucher profond et doux, presque debussyste de Léogé, le son charnel et à la fois immatériel de Padovani font planer des moments d’émotion. Mais jamais le swing ne défaille. Ainsi un morceau magnifique comme « La vespre de la noçà », à partir d’un chant de mariage occitan, nous entraîne entre nostalgie et joie vers un passé transfiguré où le piétinement des sabots se mêle aux larmes de la mariée.

Autant que de musique il s’agit de songes éveillés. Voici la confirmation éclatante qu’un grand duo de jazz allait dorénavant éclairer bien des concerts à venir.
En attendant un cd, évidemment nommé « Angel Eyes » est disponible et prolonge l’enchantement. Mais il doit aussi y avoir une face nocturne de nos deux lascars, car ils préparent ensemble avec Enzo Cormann et le quartet habituel de Padovani une célébration du film noir.
Qui fait l’ange fait donc la bête.

Mais revenons à l’époque rose, et faisons couler des roses des yeux des anges.
Les anches se déhanchent, les touches d’ivoire se souviennent des savanes, et les anges soupirent !

Gil Pressnitzer

Discographie très partielle

Philippe Léogé
Big Band 31, 1988
Big Band 31, 1988Billie, 1990
Live au Palais des Congrès, 2006
Improvisualisations (piano solo)

Jean-Marc Padovani
Demain Matin,1982, Metro Records
Sax Blues,1986, Big Noise
Tres Horas de Sol, 1988, CELP
One for Pablo, 1989, CELP
Nimeño, 1991, Label Bleu
Mingus, Cuernavaca, avec Enzo Cormann 1992, Label Bleu
Sud, 1992, K617
Nocturne, 1994, Label Bleu
Chants du Monde, 1999, Label Hopi / Harmonia Mundi
Minotaure Jazz Orchestra, 2000, Label Hopi / Harmonia Mundi
De nulle part, 2002, Label Hopi / Night and Day
Out, a tribute to Eric Dolphy, 2003, Deux Z - Nocturne
Cantilènes, Octobre 2005, Label « Chant du Monde » / Harmonia Mundi
Sketches, Novembre 2010, Yak Productions / Socadisc

Sites officiels :
Philippe Léogé
Jean-Marc Padovani