Roy Hargrove

Le lion devenu adulte

ou le chasseur devenu danseur

L’enfant prodige de la trompette a grandi. Il s’ébat comme un joyeux éléphanteau dans les eaux noires du funk et des musiques des rues, et il est devenu plus groove que hard. Beaucoup plus mode que jeune homme en colère.
Il y eut un temps où il était simplement jeune homme en colère, tordant les sons de la trompette à l’enclume de ses désirs. Maître des étincelles de sa forge, sans souci de l’objet fini.

C’est cette période dont nous nous souvenons, avec Roy arpentant la scène et repérant d’un œil infaillible la chair fraîche féminine captée par ses vols de bourdon sur le pollen du jazz.

Concentré passant souvent au piano, relançant son batteur Greg Hutchinson, il semblait faire sourdre innocemment la rosée même du jazz. Sans calcul, mais par réflexion sur lui-même et sur les sons qui voletaient comme bulles de savon autour de lui.

Ces longues répétitions, ces éclats de rire, sa joyeuse camaraderie faisaient lacs d’eau claire. Et quand le soir il se laissait entraîner after-hours à rencontrer d’autres musiciens, il pouvait faire une corbeille de mariée autour de la jeune chanteuse à la peau laiteuse, dont la voix émouvante et la poitrine encore plus émouvante, l’avaient séduit. Avec sa trompette alors il faisait tomber les murs et tout devenait séduction et vertige.

C’est de ce Roy Hargrove dont je me souviens le mieux, et sa patience pour me laisser errer sur scène pour saisir quelques-unes de ses expressions. Il daignait même me montrer les ébauches d’accords nouveaux, les griffures sur la partition, et inlassablement il reprenait le son collectif.

Ces quelques photos prises par l’auteur de ces lignes, les voici en hommage à Roy.

Lui d’abord au piano cherchant la note bleue moirée qui sera la juste goutte sonore dans une cascade suspendue. La recherche de la couleur d’un accord, d’enchaînements mélodiques inouïs le capte entièrement, rien ne le détourne de cet instant. Ni les techniciens qui passent, ni les anges qui trépassent.

Puis en creusant le silence de l’air, en se gonflant intérieurement des poumons de la nuit, il ose attaquer le son, le sculpter, le faire jouer en guirlandes qui vont se mêler aux projecteurs. Ne plus en redescendre figé dans un poudroiement souvenir de tous les hivers sonores. Les projecteurs se nimbent de cette rosée de notes.

Cet instant de recueillement avant de libérer un son, qui se doit d’être aussi rond que la terre est ronde.

Là il laisse passer l’aile du doute et regarde les oiseaux se perdre dans les chemins multiples des sons épars.

Suis-je sur le bon chemin ? Cette musique qui fait houle en moi, comment la faire déferler sur les rives de tous ?

Greg Hutchinson est là pour faire rebondir sur ses peaux les tremblements sonores du trompettiste. Non pas répliques sismiques du boss, mais véritable fracture tectonique pour provoquer de nouveaux embrasements.

C’était dans les années quatre-vingt, le jazz était encore jeune et sans besoin des bigarrures des rues, de pulsions autre que la sauvagerie intérieure.

Maintenant Roy passe de flambées cubaines au rhum lourd du latino, au Hard Groove (bien sûr clin d’œil à son nom), à la fusion entre jazz, hip-hop et R&B (abréviation du Rythm and Blues), avec son RH Factor groupe qui oscille entre jazz, soul et funk. Roy a toujours été fasciné par le mouvement frénétique, lui le New-yorkais d’adoption. Le lion a quitté sa savane, il chasse maintenant sur les terres du funk et se fait danseur pour mieux nous dévorer.

Sa musique maintenant déborde du cadre étroit de l’enregistrement, et c’est sur scène qu’il faut le voir avec sa folle envie de danser et de faire danser. Il est loin le temps des années 1980, maintenant il a muté et le RH factor, le facteur Roy Hargrove est là génétiquement modifié à toutes les clameurs de la rue et du cross-over. Il a dépassé ses vingt ans de jeune lion du jazz, il veut vivre intensément, évoluer à toute vitesse et se faire plaisir. Son énergie brute doit se jeter par les fenêtres. La soul et le rap le maintiennent en ébullition. L’afrobeat le secoue. Il ne joue plus, il déboule. Il se grise de l’instantané et procède par déflagrations sonores. Le groove, le groove, il est hanté par le groove !

"J’ai juste voulu ouvrir une porte qui permette aux musiciens engagés dans le jazz, et aux musiciens engagés dans le courant R&B/hip-hop de créer une forme de musique qui n’aurait aucune limite", explique Roy Hargrove. " C’est comme une fusion de ses deux mondes."

Demain sera un autre jour et une autre facette de Roy. Né le 16 octobre 1969 à Waco, Texas, il a le temps de remonter bien des fleuves. Et son enfance retrouvée c’était le R’n B, le gospel, avant que le jazz ne lui soit révélé. Il mêle sa prime enfance avec l’univers des musiques urbaines. En fait il veut célébrer la "Black Music", celle qui fait le coup-de-poing dans les rues.

Un jour il reviendra sous l’étoile polaire de Clifford Brown. Le jeune prodige a encore bien des métamorphoses dans le pavillon de sa trompette. En attendant il ajoute bien des épisodes à sa découverte des nouvelles portes musicales.

L’inflation sonore de son groupe très élargie connaîtra des reflux plus intimistes sans que sa quête spirituelle de la musique ne soit altérée.

En attendant il bouge, il rugit. Il dépasse sa maladie par l’énergie.

Tant pis pour des gens comme nous qui trouvaient que dans les sons de 1980, le jazz était bien plus jeune et fascinant. Nous n’avions pas imaginé que le jazz descendrait un jour dans les rues après s’être enfui des caves.

Gil Pressnitzer