Roy Haynes
Le dernier tambour de la nuit
Voir et revoir Roy Haynes, l’homme qui a fait l’histoire de la batterie et celle du jazz, c’est mettre son oreille à la porte des légendes, se poser contre le ventre de la terre.
Ce bonhomme est unique et a aussi bien joué en 1945 avec Louis Armstrong qu’avec Miles Davis, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Charles, Petrucciani et Corea, Stan Getz et Sonny Rollins.
Le vieux lion les a tous portés, obligés à se dépasser. Voici : Lester Young, Charlie Parker en 1949, Thelonious Monk en 1953, Sarah Vaughan la divine, pour laquelle il déroulera, pour sa voix de velours, les grands escaliers des rythmes pendant cinq ans ; et puis, tous les autres qu’il aura croisés, et surtout les deux dont il se rappelle le plus : Monk et Bud Powell.
Tout le jazz des années cinquante à nos jours lui doit presque tout. De Louis Armstrong à Pat Metheny avec beaucoup d’autres entre les deux, voici la trajectoire de notre lion. Belle carrière, n’est-ce pas, comme il l’a dit malicieusement, il y a juste un an dans cette salle.
Continuer à dérouler des noms serait lire le dictionnaire du jazz et en plus, certains affirment l’avoir entendu dans les plantations de coton, battant déjà la charge contre la bêtise et l’esclavagisme ; Roy Haynes est l’histoire.
Il est urgent de connaître ses repères et avant que les tambours ne se taisent, il faut absolument l’avoir vu sur scène : jouer, danser parfois, rire toujours, le dernier grand sorcier du jazz. Et lui, tombé dans la soupe de la batterie bop, il aura apporté sa patte et sa science, pour tisser le plus bel écrin aux solistes, le plus beau tremplin aux jeunes.
Avec ses complices de ce rite encore sacré qu’est le jazz, le dernier grand prophète officie encore. Il est né le 13 mars 1926 dans le Massachusetts, mais il n’a plus d’âge que de la sève qui bouillonne encore. Les chamans savent invoquer les forces de l’esprit avec leurs tambours, mais quand le tambour lui-même devient chaman, le passage vers toutes les puissances de la nature est déjà là.
Roy Haynes est le tout dernier "tambour-chaman" ; après lui toute la forêt du jazz aura brûlé et l’on ne saura plus pourquoi l’on venait dans certaines clairières prier les génies des notes bleues. Certes, les morts ne dorment que d’une oreille, mais seuls les grands passeurs savent apaiser leur angoisse infinie.
Roy Haynes, avec son rire énorme, son chapeau de texan vissé sur la tête est la dernière mémoire du monde. Au-delà de lui, commenceront les à peu près, les fausses légendes, les histoires "d’after-hours".
Vite, vite, revenons encore entendre battre les tambours de la nuit, les tambours du monde et Roy Haynes sait déclencher d’un geste toute la lave en attente dans notre pauvre planète bleue, elle-même boule de feu coincée entre néant et silence. Avec son chapeau texan vissé sur sa tête il peut affronter tous les soleils noirs et rire jusqu’aux étoiles.
Sous les pieds de Roy Haynes, sous ses baguettes de sorcier, il y a l’histoire du monde et tous les visages sont à nouveau présents dans ses tambours.
Le dernier grand sage du village du jazz, village afro-américain, est là au centre et une fois de plus, avant que le vent ne s’en empare, il nous dit cette histoire sans fin que ses tambours ont répercutée, depuis l’origine du monde, sur toutes les collines.
Approchons-nous du cercle, approchons-nous du feu, notre grand-père est là et cette pulsion sourde qui bat, c’est tout le sang du monde qui se souvient.
Il parle de la chair et du songe de la musique.
Gil Pressnitzer