Sergueï Rachmaninov

Danses symphoniques

Ma dernière étincelle

Rachmaninov aura traversé le siècle comme l’archétype du pianiste virtuose flamboyant et les Œuvres passées dans le grand public (concertos pour piano essentiellement) l’ont ancré dans un romantisme débordant, apothéose de l’âme slave.
Continuateur et porteur de flambeau de la fin du romantisme russe il semble prolonger naturellement la tradition de Rimski-Korsakov et de Tchaïkovski avec ces éclats de timbres et ces sanglots à peine contenus.
Mais Sergeï Rachmaninov était bien plus que cela, plutôt peintre d’icônes des neiges et de fresques du désespoir. L’île des Morts, les Trios Élégiaques, les symphonies, les Vêpreséclairent sa musique autrement.
Tout ce torrent de lyrisme excessivement expressif et personnel cache la noirceur palpable d’une musique qui sait qu’elle vient déjà trop tard.

Qui peut prétendre avoir entendu Rachmaninov rire ?Sorte de moine-soldat au teint de cire, aux joues émaciées à la coupe de cheveux militaire, Rachmaninov est l’austérité incarnée, la haine des hommes aussi. Ce misanthrope semblait un personnage dostoveiskien, en prison sous la malédiction des cieux, et non pas un apollon des estrades tuant les pianos sous lui.
Il était avant tout compositeur d’orchestre, brillant chef d’orchestre aussi, et après son départ définitif de Russie en 1917, il choisit la voie facile et royale du virtuose nomade, allant stupéfier partout dans le monde, hormis la Russie, le public énamouré de ses talents extraordinaires de pianiste.
Il aura beaucoup apporté à la littérature pianistique de son temps (Préludes, Études, Tableaux…) et ses concertos faisaient jaillir des torrents d’émotion.

Mais lui l’homme triste, l’homme blessé honorait certes son contrat social de pianiste de génie, mais dans sa musique intime on pouvait déjà entendre tituber les ombres, et voir se levait le poids secret de la mort. Et une partie de son œuvre est une Danse des Morts que l’on ne veut toujours pas entendre. Homme secret, fermé, il ne voulait pas être de son temps et des concessions faites pour vivre ne le concernaient même pas.
Il était déjà tout entier dans les harmonies curieuses, somptueuses et inquiétantes de ses Œuvres pour orchestre.
Jamais en lui l’hiver n’aura vraiment lâché prise, et tout son art fut celui des apparences et des Œuvres populaires jetées en écran entre les hommes et lui.
Il savait et le silence et le sarcasme, le cœur qui se brise aussi et surtout que le meilleur moyen de s’ensevelir de son vivant était sous la terre chaude des ovations du public. L’homme public avait un nom, une biographie romantico-pathétique, l’homme réel tisonnait les ombres et tremblait devant Dieu.
Rachmaninov avait le choix des armes pour brouiller les pistes, le piano fut la meilleure des apparences.
Fasciné par les timbres de l’orchestre, il avait déjà donné à la littérature pour deux pianos, deux Œuvres essentielles : les deux suites opus 5 et opus 17 imprégnées de « larmes et d’amour », et aussi de religion.

Tout autre est la version pour deux pianos des Danses Symphoniques opus 45, ses dernières véritables compositions.
Les Danses Symphoniques furent composées au printemps 1940 et orchestrées enfin le 29 octobre. Elles sont dédiées à Eugène Ormandy et à son orchestre de Philadelphie. Ces danses fantastiques devenues depuis les Danses Symphoniques sont bien sûr pensées pour l’infini complexité de l’orchestre.
Mais une version pour deux pianos fut réalisée à partir de la partition en cours d’orchestration et donnée en première audition par Rachmaninov avec au deuxième piano Vladimir Horowitz, pas moins !Donc le compositeur tenait à cette version pour piano. L’œuvre qui cite sa première symphonie, le plus grand échec de sa carrière, connu tragiquement le même sort et sera assassinée par toute la critique.
Grâce à un enregistrement de l’immense Kiril Kondrachine dans les années 1970, et pour la version piano par Martha Argerich l’œuvre renaît de l’oubli et sonne comme le chant d’adieu enfin parvenu à nous, soixante ans après, d’un homme torturé par l’infini.
Cette œuvre testament, écrite apparemment pour le ballet, est étonnante. Elle nous donne en raccourci une rétrospective complète de l’œuvre du compositeur. Aussi elle est émaillée de multiples citations, d’innombrables allusions à son œuvre. Elle est une méditation souvent douloureuse, souvent grinçante sur les dernières années angoissées d’un homme de soixante-sept ans qui n’écrira plus rien de significatif après avoir tout dit dans cette « œuvre - somme ».
Comme souvent chez Rachmaninov un programme implicite sous-tend les trois mouvements de l’œuvre. Il refusera de s’en expliquer donnant seulement trois sous-titres. -Matin, Midi et Crépuscule à cette œuvre. Puis pour mieux exprimer le climat lugubre et cruel de l’œuvre, le compositeur s’en tiendra aux titres suivants Midi, Crépuscule, Minuit.
Toute la philosophie de la vie de Rachmaninov se traduit ainsi : son pessimisme total, sa compassion immense, le trou que la nuit avait fait dans son âme.

Lui savait que l’éternité était tempête, et le mot de Cioran pourrait être de lui : « Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est tout à fait à l’aise entre assassins ».
Cette vie grave, qu’il gravit, Rachmaninov la fait retentir dans cette œuvre où il prend congé du monde et de l’oubli.
Cette œuvre porte en elle une certaine résignation, un art du grotesque aussi, des rythmes parfois violents parfois sombres, parfois une valse noire à la Ravel passe, et surtout beaucoup de citations religieuses catholiques et surtout orthodoxes se mêlant à toutes les auto-citations.
À la fin du morceau, Rachmaninov a inscrit « Je te remercie, Seigneur », parole de peur, de révolte, plus que d’apaisement. Maintenant nous comprenons pourquoi Rachmaninov a appelé cette œuvre « ma dernière étincelle ».

Danses symphoniques opus 45, Version pour deux pianos
1 - Non Allegro2 - Andante con moto (Tempo di Valse)3 - Lento Assai - Allegro Vivace

Ce qui frappe en passant de l’orchestre à la version deux pianos c’est que les traits vifs, à vif, même de l’œuvre prennent une teinte aquarelle qui en accentue la mélancolie et en enlève l’âpreté.

Le premier mouvement conserve ce glas de l’enfance qui retentit sur une longue et incessante figure rythmique. Le thème majeur apparaît à travers ses éclats dans un climat entre sarcasme et testament. Les ombres et les battements voilés de la jeunesse sont présents pour tout un jeu subtil et crypté de citations et d’auto citations.
Aucun nom, aucune chose ne veut être livré à l’oubli. Des plages à peine murmurées parlent de ce silence d’avant les blessures, de ce temps où seule la pluie pleurait. Rachmaninov est un grand maître en rêveries et en nostalgies qui nous brisent simplement. -
Obsessions d’une parole perdue et, dans ce long mouvement, le vent revient pour chasser « la laine des mots aimés ».
Cette neige qui ne veut pas revenir sera la trace de ce mouvement, malgré tout, malgré le vent des déroutes.

Le second mouvement est une valse aussi inquiétante que celle de Ravel, ou même la Valse triste de Sibelius.
La musique fait semblant de tourner donnant l’illusion de pouvoir se retrouver, puis elle se dissout dans ces rêveries à la russe : doucement désespérée, soulevée de remous et de souvenirs comme du velours ancien. Vers la fin de cette étrange valse de l’adieu monte comme une crise de folie, une violence qui crie, s’attarde et se dissout comme un effondrement.

Le finale commence dans le climat de L’Île des Morts, et il s’emballe dans une drôle de danse « fantastique » où fusent d’inquiétantes harmonies, des dissonances douloureuses. Cette frénésie se fige en une danse macabre. Le Dies Irae apparaît bien plus qu’une citation, mais comme le sens profond du morceau.
À cet engloutissement viendra comme une rédemption s’opposer une citation venue du fond des âges russes : Bén i soit le Seigneur et une lumière, lumière de cendres certes, mais lumière toutefois transparaît.
À ce moment de la partition Rachmaninov a écrit Allelulia.
L’œuvre se fait alors foi du charbonnier et s’adresse dans une fausse certitude à l’au-delà.Cette œuvre de trente minutes, une des plus belles de Rachmaninov est une lutte pour l’éternité, d’où émerge une angoisse réelle, un ciel blafard.

Rachmaninov a écrit là « notre condition humaine ».
« La vie est à peine un peu plus vieille que la mort » écrit Valéry, Rachmaninov met ce principe en musique.

Gil Pressnitzer