Sheila Jordan

Le jazz comme art de vivre

« J’aimais tellement Charlie Parker que j’ai épousé son pianiste pour être plus près de sa musique ! »

Et elle le fit en 1952, il s’appelait Duke Jordan. Elle le jeta très vite mais garda la musique de Parker.
Elle, c’est Sheila Jordan, admirable chanteuse de jazz qui continue encore à conter ses histoires et ses chansons. David Linx, grand expert de l’art vocal, l’admire profondément, et nous donc !

Elle squatte comme plus grand monde ne le sait encore depuis la disparition de Betty Carter, le secret semblant s’être perdu dans les mensonges du temps présent. Par un cycle de l’éternel retour, elle qui avait commencé par surtout chanter des chansons de Fred Astaire, puis plus tard des poèmes ce qui lui donna l’étiquette de chanteuse très intellectuelle, elle revient sur le tard à nouveau vers la chanson. Elle aura laissé des enregistrements qui ont fait l’histoire du jazz.
D’autres chanteuses qu’elle auront occupées le devant de la scène, mais quand ses chères voix se sont tues, la sienne brille encore. Sheila Jordan est un témoin du jazz. Encouragée et soutenue à ses débuts par le grand Charlie Parker qui deviendra son ami, elle est pareillement à l’aise dans le blues et le scat, Sheila est devenue une des grandes dames du jazz vocal américain, au même titre que Billie Holiday et Shirley Horn.

Et pourtant nous l’avons ignoré pendant des décennies.
Sheila Jordan est née le 18 novembre 1928 à Détroit. Elle grandit dans la misère noire des petits blancs dans un rude pays minier à Summerhill, Pennsylvanie. Dans ce milieu très dur marqué par la pauvreté et l’alcoolisme et sans électricité, la musique est plus qu’une consolation, c’est une tentative de survie. Et Sheila chante naturellement.et improvise de même.

Elle sera femme de ménage pour gagner de quoi se plonger dans les comédies musicales. Fière de ses origines américaines et de son quart de sang cherokee, elle est une des rares chanteuses blanches dans le jazz d’alors. Elle devra surmonter les haines raciales des deux côtés, elle dont les petits amis furent souvent des noirs.
À Détroit elle apprend le piano et tombe subjuguée par l’astre Charlie Parker pour qui elle écrit des morceaux. En 1951 elle s’installe à New York pour étudier l’harmonie auprès de l’ombrageux Charles Mingus puis de Lennie Tristano.

Véritablement découverte en 1962 par Georges Russel, elle accompagnera des chants sacrés pour survivre et chantera du jazz pour vivre. Lee Konitz, Steve Swallow, Harvie Swarz l’accompagneront. Mais le sommet est atteint avec la formation en 1979 de son quartet avec Steve Kuhn.
Rarement dans l’histoire du jazz une telle fusion télépathique sera atteinte. Beaucoup d’enregistrements majeurs portent témoignage de son art, et pourtant elle doit jusqu’en 1978 travaillait dans une agence de publicité. Elle se qualifiera de chanteuse à temps partiel. Mais elle ne découragea jamais sachant que la musique serait toujours là à l’attendre. Puis vient lentement la reconnaissance.

Sheila Jordan aura forgé elle-même sa technique : « J’ai appris à chanter en chantant. Je n’ai pas eu de professeur, j’ai appris en me trompant, en me cassant le nez, en traînant dans les clubs, sans trop savoir ce que je faisais, mais j’avais un tel désir, un tel besoin de musique ! Comme quand j’étais enfant et que je devais improviser. J’ai appris à la dure, mais c’était une bonne méthode ».

Elle sélectionne avec rigueur les mariages paroles/musique les plus forts. Son affinité pour le blues est évidente. Pour elle la musique est un véritable art de vivre.
Elle se sera battue et jamais le silence n’aura envahi sa bouche. Elle aura toujours chanté depuis sa petite enfance jusqu’à son automne aujourd’hui. Et tout lui semble un cadeau de la vie.

Devenue une des grandes dames non pas du temps jadis mais de la mémoire pleine de sève du jazz vocal, elle savoure les fruits mûrs de sa carrière.
Elle est une des rares chanteuses dont les influences proviennent plus des instrumentistes que des autres chanteurs, ainsi Charlie Parker, Lester Young, Coleman Hawkins, Herbie Nichols, Steve Swallow. Kenny Dorham, Tom Harrell. auront orienté son chant. Mais elle dit également beaucoup devoir à Billie Holiday. Longtemps le mariage de sa voix avec un bassiste aura marqué sa façon de chanter. Elle en est revenue.
Malicieuse et presque délurée en concert, elle nous raconte les mille détails quotidiens comme le ferait une belle grand-mère à ses enfants attentifs. Son courage et sa ténacité traduisent l’urgence de sa relation avec la musique.
« Le besoin de la musique est pour moi aussi vital que la nourriture ». Elle se dit habitée de l’intérieur par tous les musiciens passés qu’elle entend avec des millions d’oreilles. Ses chansons sont pour elle un message de l’âme, cette âme qui est juste derrière la musique. Et les notes permettent alors de monter l’escalier de pierre jusqu’à cette âme.

Maudissant ces foutues cigarettes, ces alcools et ses drogues dures, qui ont un temps assombri sa vie, « une vie de chienne », elle en est sortie plus forte. Elle rayonne d’optimisme et de joie de vivre. Improvisant ses anecdotes de la vie courante (perdue dans Berlin, ou à Paris ou dans le monde…), elle est merveilleusement bavarde et nous révèle que sans le jazz, elle ne serait plus vivante.
Vivante, elle l’est et comment à 76 ans en 2004 !

« Believe in jazz » est son dernier opus et le secret de sa longévité.
« J’ai 76 ans et j’apprends encore paix et amour sur vous ».
Elle doit se souvenir de tout cela dans les comptines qu’elle intercale parfois sur scène, de cette petite fille de 14 ans qui avait volé les papiers de sa mère, pour entendre Charlie Parker en club. Elle parvint à l’entendre perchée sur des poubelles.
Son autobiographie elle la chante dans "Sheila’s Blues", où elle raconte le chemin qui l’a mené de son enfance parmi les mineurs de charbon en Pennsylvanie, puis à Détroit jusqu’à nous maintenant.

Bien sûr le feulement soyeux de sa voix s’en est un peu allé, mais qu’importe elle demeure inégalable dans le chant intimiste dont elle possède à présent un art d’artisane.
« Vieille boppeuse » comme elle le dit d’elle-même, plus sûrement légende vivante du jazz. Poétesse du jazz elle demeure et nous passons.
Il est des voix qui couvrent le jazz il en est d’autres qui le couvent.
"Je ne veux jamais devenir si vieille que je ne puisse rêver."

Sheila Jordan est toujours aussi jeune pour rêver, bercer le jazz contre elle.

Gil Pressnitzer