Shirley Horn

La plus que lente

Shirley Horn a des allures de geisha du jazz avec sa voix languide, son grand raffinement, sa séduction profonde, et les abandons de sa voix qui s’enroule en vous. Elle-même a des manières de chat, parlant très lentement dans des soupirs, aussi mystérieuse que ses ballades de la nuit. Elle doit revenir de longs voyages parmi les amours perdus et les absences.

Elle est en équilibre sur le toit du silence dont elle fait sa parure.
Elle n’est pas une virtuose du chant, et préfère la pénombre aux feux d’artifice. Elle ne squatte pas, elle ensorcelle par l’écharpe de sa voix qui vous recouvre de tendresse. Elle n’élève pas la voix, elle ne chante pas vite, ou si peu. Elle se veut rosée plutôt qu’averse. Quand elle chante on écoute la pluie et on lit tous les rêves. La nuit devient pleine et douce.

Elle semble jouer du velouté de sa voix comme avec un éventail, de son piano - quand elle en jouait encore -, comme d’un paravent des merveilles. Sa voix est comme un fleuve lent, elle ne susurre pas elle coule.
Elle laisse les pierres noires roulaient sur la soie sombre de son timbre. Elle a un port de reine de Saba dans sa façon de chanter.
Il faut aussi parler de son jeu de piano, délicat, perlé et feutré à la fois et bien sûr en harmonie totale avec sa voix.

Comme toute rose des sables elle aura connu des décennies de traversée du désert, d’exil même, mais elle continuait à sourire dans la musique, à écouter ses voix intérieures, ses airs vieux qui la berçaient.
Des anges se seront pourtant penchés sur le berceau de sa voix.

Avant de mourir, Miles Davis déclarera : « Il n’y en a qu’une, c’est Shirley Horn. ». C’était déjà lui qui en 1960, envoûté par « sa voix profonde, douce, crépusculaire », appelle le patron du Village Vanguard pour lui dire qu’il refuse de jouer « si Shirley Horn n’assure pas la première partie du concert ». Elle fera ses débuts en 1961.

Plus tard malgré des chemins musicaux divergents, il assure sa présence dans « You Won’t Forget Me », (1990). Quand il l’entend à partir du seul album existant, Embers and Ashe, juste paru, il ne l’a jamais rencontré. Shirley à cette époque végète dans un club minable de sa ville natale (1934), Washington DC, juste en bas de chez elle, et n’a d’ailleurs aucune envie de bouger, elle si casanière et dédaigneuse de la moindre carrière. Jetée dans le grand bain de New York par la grâce de Miles elle devient « la reine des clubs », et va enregistrer à tour de bras soutenu par Quincy Jones, autre ami de Miles.

La perte de Miles qu’elle aimait lui laissera « un trou dans le cœur » et « Remember Miles » sera plus tard son hommage en 1998 à l’ami.
Puis vient une période assez longue de retrait pendant laquelle Shirley Horn, qui tel un chat a ses habitudes, retourne dans l’ombre pour vivre heureuse en famille. Elle redevient une attraction locale et on l’oublie.

Des enregistrements à Copenhague maintiennent à peine son souvenir.
Il faudra toute une série éblouissante de disques pour le label Verve dans les années 1990, pour qu’elle s’impose de par le monde.
Maintenant elle est la plus aimée des pianistes-chanteuses de jazz, du moins des connaisseurs. Elle est enfin reconnue comme la plus grande styliste, la seule à faire de la corde raide sur le silence.

Sa façon unique de nous donner chaque instant sonore en semblant s’abandonner au moment présent, d’improviser juste devant nous, tout en étant d’une extrême sophistication lui est propre. « J’écris seul l’accompagnement du piano et je développe mon thème en toute liberté. ».
Appuyée sur une grande technique de l’harmonie et de la composition elle peut déployer librement son chant et son jeu presque impressionniste au piano.

Shirley Horn est au confluent de deux mondes reliés par l’improvisation. Elle est à la fois pianiste classique diplômée de la Howard University et de la Julliard School et jazzwoman.
« J’ai découvert tard quelque chose qui m’a permis d’accepter ma double nature jazz-classique. Couperin, Händel, Debussy et Rachmaninov sont des improvisateurs, exactement comme Nat King Cole ou Erroll Garner. »
Elle laisse comme autant de cailloux blancs et sonores plus de vingt albums couverts de lauriers.
Que ce soit en grand orchestre (You’re My Thrill), en trio ou en duo Shirley Horn reste une chanteuse de jazz complètement hors du temps. On dirait que cette enchanteresse a passé des milliers d’années dans les clubs.
Elle navigue de façon féline entre les méandres des musiques et des jours. « Sophisticated Lady », elle impose une tendresse autant voluptueuse que subtile.

Maintenant Shirley est malade : « On m’a amputée de mon pied droit à cause d’un diabète. Je ne peux plus me servir de la pédale du piano et il m’est impossible de jouer. J’étais enragée, frustrée, désespérée, prête à tout plaquer. Jouer, pour moi, était comme respirer. Puis je me suis dit qu’il fallait que je me renouvelle, comme on renouvelle une mélodie. »

Elle continue avec la même magie à se produire et se fait remplacer un pianiste auquel elle a appris chacun de ses souffles.
«Je chante en imaginant que les cordes de ma voix sont les touches d’un clavier. Je suis accompagnée d’un pianiste, George Mesterhazy, qui a appris à respirer avec moi. »

Il est en somme son bras armé pianistique, et la voix seule maintenant souffle dans les voiles des rêves brumeux qu’elle nous offre encore.
Toujours paisible, elle qui noie les chagrins des autres dans ses chansons, semble sereine, accomplie, pleine d’espérance. Shirley Horn est la preuve qu’il y a aussi des contes de fée dans l’histoire du jazz et reste l’exemple d’une musicienne « underground » portée à la gloire, sans malheur excessif.
Alors d’où lui viennent ses ballades crépusculaires, ses mélancolies si fortes ?
Sans doute de presciences et de toutes ses nuits passées à chanter et jouer dans les clubs à ne voir que le soleil noir des autres.
Shirley Horn est tout simplement intense, non elle ne prétend pas vous brûler, vous prendre d’assaut, elle se contente (!), de venir se blottir à jamais au creux de vos oreilles. Magicienne douce elle étire le temps, les notes.

Elle semble être la chanteuse de jazz la moins pressée, la plus que lente. Elle fait sa belle cuisine, avec ses ingrédients de philtre d’amour, lentement en épluchant chaque note.

Avec la parution de son nouvel album, Shirley Horn voudrait “que la musique ne cesse jamais” et elle reprend un titre prophétique de jacques Brel « Ne me quitte pas ». ne nous quitte pas Shirley.
Une phrase de Charlie Parker qu’elle cite souvent la définit tout entière :

« Pour moi, la musique doit être toujours au fil du rasoir, entre le connu et l’inconnu. Il faut toujours aller vers l’inconnu, sinon elle et nous mourrons. ».

Shirley Horn aura toujours été au fil du rasoir de la musique.
Pour cela Shirley est immortelle.post-scriptum : Shirley Horn est décédée le 20 octobre 2005 à Gladys Spellman Nursing Home à Cheverly (Washington DC), après une longue lutte avec le diabète. Elle avait 71 ans.