Sonny Rollins

Le souffle en fusion et l’effusion du souffle

Lui, c’est l’homme déhanché déversant de son sax, corne d’abondance sans fin, des notes chaloupées en projections flamboyantes dans l’arène des salles de concert. Comme un chaman en transes, il pétrit la musique avec la même faim inaltérable qu’avant, avec la même folle, avec la même sagesse. Il la fait se lever comme bonne pâte, au four de sa braise. La musique il ne se contente pas de la caresser, il lui fait bien des enfants. Il semble lutter avec elle, entre étreintes charnelles des sons et doux baisers. Il devient torrent, avalanche, fleuve puissant ou rivière à poissons d’or. Il se précipite à la mer avec toutes ses rivières. Son sax ténor en bâton de sorcier, en bâton de sourcier au milieu des nouvelles fontaines qu’il a fait jaillir de l’écorce de la musique.

Sa barbe blanche est celle des prophètes. Et lui sait toutes les tables de la loi du jazz, ses commandements, ses extases. Il est légende en fusion, colosse toujours debout, déversant toute sa lave incandescente concert après concert. Sa musique étincelle tant qu’il met des lunettes noires quand il joue !
Et féconde est sa lave, rougeoyante sa musique. Phrases longues, étirées, il ne se contente pas de lancer aux cieux des élans bigarrés, non, il tisse et retisse inlassablement la trame jusqu’à l’épuisement des thèmes retenus. Il s’étend voluptueusement le long du corps des notes, s’y perd en méandres. Il a le ténor « horizontal ». Il navigue au long cours dans la mélodie. Il sculpte, il modèle, il étale le long des horizons sa houle mélodique. Et quel art du rythme et de la mise en place ! Il joue vite et puissant, mêlant le tonnerre et les arcs-en-ciel. Le son « velu », rocailleux, de son sax ténor dresse le paysage massif du jazz où passe son ombre, fraîcheur absolue. Il draine dans son souffle tous les galets des mers. On les entend s’entrechoquer, se souvenant des origines et racontant le souffle à la surface des choses. Sonny Rollins est le dépositaire de ce souffle. Il le coule en notes sauvages.
Écouter ce vieil éléphant barrir encore et toujours pour que la jungle des sons s’enflamme encore est une émotion qui ne peut se comprendre que bien plus tard, quand toutes les nuits sont tombées et les étoiles remises à leur juste place. Sonny Rollins est la mythologie en marche du jazz, une apparition encore jaillissante. Certains disent qu’il ne joue plus comme avant, la belle affaire, et quand il reprend son Saint-Thomas, les anges se balancent en levant la jambe, les ailes battant la mesure.

Il a encore tant de choses à dire. Ses notes déchirent encore, sa musique braille, mais c’est pour que les aveugles que nous sommes, puissent la lire les yeux fermés. Sa présence magnétique, sa force immense de lutteur du jazz, sa stature de titan descendu des montagnes des sons, nous renversent. L’énergie roule sur les pentes de la scène, le blé pousse sur ses notes à peine refroidies. Nous savons, il le sait lui aussi, que les colonnes de feu qu’il inscrit dans notre ciel seront sans doute les dernières convulsions de la beauté. Et Sonny Rollins continue à jamais à avancer « on the « sonny side » de nos rêves.

Il arpente, soleil en poche, toutes nos mémoires. Il n’a pas révolutionné la musique, il l’a secouée. Immémorial, il avait déjà dû participer à la sortie des ghettos du jazz pris dans les bouges et les têtes, en traçant la marche devant l’arche sacrée du jazz avec son saxo comme point de ralliement. Et la manne de ses notes bleues tombait dru, elle nous nourrit encore. Alors que certains ressassaient encore la découverte du Nouveau Monde, il a découvert lui les Caraïbes, bien avant que quiconque sache les épices enivrantes du monde latin, bossa nova comprise. Toute l’histoire du jazz retentit dans ses klaxons de joie. Il nous dépasse en riant, disant : « suivez-moi, là-bas sont les aurores à venir ». Il fait bramer son cor enchanté, et passe la caravane du jazz, les tièdes n’ont qu’à se garer de côté. Hors d’âge, hors tumulte de la gloire, il est le roc qui a vu battre la marée des Miles Davis, des Thelonious Monk, des Max Roach, des John Coltrane... Le jazz était alors, comme le monde, à réinventer. On se croisait entre navigateurs d’un monde nouveau à découvrir. Bien sûr il y eut des années de doute, et la musique de Sonny Rollins alla coucher sous les ponts. Elle revint toute fraîche et libre.
Maintenant le feu est là, plus rare certes, mais encore intense. Le jazz, le jazz ou la vie, c’est pareil la vie, c’est tout comme, pas question de tricher : le jazz est la vie. C’était son pain quotidien, et sans trêve il lui fallait voler aussi haut que ces oiseaux-là, très hauts dans l’azur. Côtoyer Charlie Parker, Lester Young, Coleman Hawkins, est radical. Soit on tombe, soit on s‘élève jusqu’à son propre son parmi eux. Sonny sonne comme lui-même. Cette sérénité nouvelle le rend plus léger. Certes il emporte toujours autant de valises dans ses tournées (ses 50 costumes !), mais lui est aérien, léger, et il flotte dans l’azur. Tout ce qu’il touche devient historique, et pendant des heures il creuse l’espace. Belles harangues, plateaux de fruits caribéens, il jongle avec l’éternité. Il nous crie son amour de la vie. Il est corne de brume dans nos incertitudes.

Sa sagesse, il la doit à la longue pratique de la solitude, à sa plongée dans la mystique orientale, son attirance pour le yoga et la sagesse des ailleurs, à la force de sa pensée intérieure. Sisyphe réussissant enfin à monter le rocher du jazz jusqu’en haut de la pente. Quand il le fait ensuite rouler comme un « Rollins stone », le swing gicle le long de la course. Pas de répit, ni de pose métaphysique. Il ne croit ni au paradis, ni en l’enfer, mais là où il ira, il sait qu’une voix dira : « Sonny come in ! ».

Maintenant que le temps est compté, il ne joue plus avec la musique : tout devient urgence, il semble lancer la dernière charge. Cris blessés, cris d’urgence, les concerts de Sonny Rollins sont à la fois impressionnants et joyeux. On a rencontré Prométhée, le voleur de feu, détaché du rocher, mais toujours attaché à son saxo. Le feu nous est toujours donné. Mais que se passera-t-il après lui ? Aurons-nous froid à jamais ? Alors qu’il aimait tant marcher sur scène, qu’il chaloupait en jouant, il boite en se retirant. Ces blessures d’albatros à terre sont les traces charnelles de son combat avec les anges du jazz. Mais ce sont les anges qui s’en sont allés les ailes basses et confuses. Parfois dans des ballades arrachées à la douceur du monde, il daigne se poser, et les oiseaux s’arrêtent pour l’écouter, furieux et ravis de cette concurrence déloyale. Cet homme a grimpé toutes les échelles des sons et le ciel est plus près depuis.
À quoi bon s’économiser pour durer. Sonny préfère l’intensité. Quand il est là, il est plus que là. Il ne joue pas, il harangue, l’albatros redevient chaman. Caraïbe des galions de notes d’or à raz bord, rythmes afro-américains en contre bande, le vieux pirate prend le jazz d’assaut. Coulé, touché ! Tous à fond de cale ! Le sage aux cheveux blancs aux allures de mage sait fouetter la lave et la rendre féconde. Sa force est tellurique.

La musique est la vie, toute la vie de Sonny Rollins. Et note après note il se sera cherché lui-même, en quête de sa lumière intérieure.Plus de soixante ans de carrière et il parcourt encore l’arène, à la fois toréador et taureau furieux, la cape rouge de son sax en habit de lumière, et les spectateurs, comprennent enfin ce qu’est un dieu vivant. L’on ne peut que se rallier à sa barbe blanche, déjà trempée dans les étoiles. Il touche à l’infini.
Dans la forêt du jazz s’élève haut et dru le séquoia Rollins, le grand Sonny Rollins qui porte la canopée du jazz. Il danse toujours au-dessus du volcan.

Et riches sont les récoltes.

Don’t stop the carnival, Sonny Please, encore et encore !

Gil Pressnitzer

Ce texte ainsi que les photos de François Canard ont fait l’objet d’un livre unique remis à Sonny Rollins par le Conseil Général de la Haute-Garonne lors du concert de Sonny Rollins à Toulouse le26 octobre 2009.