Steve Coleman

ou le jazz collectif

Un jazz s’embourgeoise ou se cherche, toujours est-il que la tondeuse à raison du revival aplanit bien des aspérités nécessaires et vivifiantes. Là aussi, un retour à un ordre moral, sous couvert de retour aux ancêtres, se fait et il semblerait que certains se repassent le jazz uniquement qu’en boucle, sans faire un seul pas en avant.
Heureusement, il est des rebelles, des gens qui ont appris plus encore le jazz dans la rue que dans les universités, Steve Coleman en fait parti. Du haut de sa jeunesse, (il est né en 1956), avec une sorte d’ambition messianique, il dialogue grâce à son sax alto, avec le petit monde orphelin de Miles Davis qui, lui au moins, savait mettre le feu aux modes, et aux oreilles car sa fenêtre était ouverte, et même le rap s’y faisait entendre.

Steve Coleman, enfant de Chicago émigré par la suite à New York, a su échapper au moule et jamais il ne jouera comme un livre en égrenant pour la millième fois un chorus de Charlie Parker.
Ces jeunes gens en colère, il y en a d’autres (Brandford Marsalis, Marvin "Patty" Smith, Greg Osby....). Ils ont pris pour mode l’individualité et l’originalité.
Mais pour Steve Coleman, cette volonté ne pouvait se réaliser que collectivement, dans un mouvement M’Base. Une sorte d’atelier de l’utopie à venir, un phalanstère de l’esprit.
Lancée en 1981, cette association, cette famille spirituelle s’est agglomérée autour du concept de jouer sans bornes préétablies, de façon créative et enrichie de l’expérience venue du peuple "African-Américan" autant que de la diaspora Africaine.
Au-delà de ses préoccupations actuelles chez les noirs américains, ce collectif a tenté une osmose très éloignée du hard hop, entre le free-jazz et l’expressionnisme musical de Charlie Mingus.
Le son qui en est issu est torrentiel, sinueux, mais vivant. Son saxophone ténor est un fleuve Amazone.

Le rythme fait l’objet d’une recherche particulière intégrant des matériaux hétéroclites (funk). Méditation collective où l’improvisation est prioritaire.

La musique de Steve Coleman et des Five Elements, se développe "organiquement’" Jazz macrobiotique ? Sa philosophie de musique est la suivante :

« Lorsque j’ai commencé mon apprentissage de la musique, je me demandais s’il était possible de l’utiliser comme une sorte de symbole sonore pour exprimer ces manifestations de la nature. C’est dans ce sens que vont mes recherches. Il s’agit d’un long processus qui passe par la pratique d’une multitude de disciplines apparemment étrangères à la musique, et qui en constituent pourtant l’essence. »

Non, car à partir de bouts de tissus développés quasi biologiquement, les effusions sonores se souviennent de créateurs tels que Parker, Van Freeman, Henry Threadgill, voire Fats Navarro et Amstrong ou Maceo Parker, toutes sources avouées par Steve Coleman. Il a travaillé avec certains et aussi avec Doug Hammond, Dave Holland, Sam Rivers, Abbey Lincoln, Cecil Taylor, McCoy Tyner et Jack DeJohnette.

Il est à la tête de plusieurs groupes constitués :Five Elements, Metrics, Mystic Rhythm Society et Council of Balance. Il consacre beaucoup de temps à la composition, à la production et à l’enseignement. Et quand le tumulte ne bout plus en lui, il se tait, plus d’un an et demi en 2000. Il ne veut pas faire commerce ni carrière.

La volonté de communiquer vers l’auditeur est très forte et construit un jazz original. Il adore les expériences en enregistre souvent en direct comme à Paris (trilogie live des Hot Brass Sessions), récemment et magnifiquement. Sa musique est toujours en chantier, mais l’écriteau qui est marqué veut dire non pas attention travaux, mais approchez la musique est en travaux, toujours plus neuve.
Mélange de graffitis urbains, de rock (Steve fut des tournées de Sting) sa musique avance et reflète toute une génération commune (Geri Allen, Cassandra Wilson, Robin Eubanks, Dave Holland, David Murray…).

Steve Coleman est un musicien d’instincts, il ne sillonne les mers et ne met les voiles que dans la musique improvisée. Pirate des hautes eaux du jazz, il ne se répète jamais, toujours de nouvelles terres, de nouvelles proies, de nouveaux trésors de son. Il compose même à l’Ircam sur des programmes informatiques restituant l’étude des cultures anciennes.

Steve Coleman peut être parfaitement odieux avec les organisateurs leur faisant porter toute la responsabilité du drame de l’esclavage.

Et une batterie d’avocats, souvent ses "ex", (à cette japonaise enragée), le suit lors de ses concerts ; Passé ce mur de méfiance on découvre un musicien plus que sensible obsédé par les anges et les esprits! Notre rencontre se fit en parlant de musique contemporaine dont il est friand, et l’écoute de Angels du compositeur finlandais Rautavaara. Chacun de ses mots semblait arracher au silence, peser le juste poids.

L’astrologie, les philosophies antiques, chinoises ou védiques, les flux de l’âme le fascinent. Mais aussi les animaux, les plantes, le système solaire et la musique des sphères :

"Aujourd’hui plus encore, je mesure ma profonde attirance pour tout ce qui n’a pas été créé par l’être humain, et c’est tout cela qui m’inspire, ces idées qui viennent de l’observation des étoiles, du système solaire, du comportement des abeilles, des philosophies, religions et sciences qui découlent de l’étude des phénomènes naturels."

Sur scène il peut être lyrique comme quand avec son saxo il faisait une cour amoureuse et passionnée à une belle, très belle cubaine chanteuse dans son groupe. Il tournait autour d’elle une poterie de son et d’amour, il la désirait si fort que sa musique devenait chant nuptial.

Steve aussi à l’aise avec Abbey Lincoln, qu’avec Prince, est un de ces nouveaux mutants qui ont poussé dans les villes et qui veulent mélanger leur musique avec la vie du monde pour être différents et uniques. Ses recherches actuelles l’amènent au plus près des voix, "Lucidarium" chez Indigo est l’hommage à la lumière des voix. Steve Coleman est un créateur qui aura ensemencé depuis vingt ans le jazz actuel. Il bouge, il cherche, il saute toutes les barrières.

"Je n’ai jamais eu un éventail harmonique aussi large dans ma musique". Et il voyage intérieurement et physiquement au Ghana, à Java, à Cuba, au Sénégal, en Égypte et en Inde. Il en recueille les matériaux et en respecte l’esprit."

"À Java, je vivais coupé du monde, au rythme du soleil : ça a bouleversé le rythme et le contenu de mon travail. Lors de mes voyages j’ai été frappé d’observer à quel point le rapport des gens à la musique est resté naturel".

"On The Rising Of 64 Paths" le désigne bien, lui à la croisée montante de plus de 64 chemins, lui toujours volcan fécond. Son télescopage avec les musiques chinoises lui a fait lâcher une de ses dernières attaches avec le jazz traditionnel : l’accord. Maintenant il cingle seul en haute mer, sans aucune bouée possible.

«Ça commence par la musique, et ça se manifeste en un style musical en tant que concept. Mais le but premier est de trouver une musique commune, un langage commun avec les gens »

(Steve Coleman)

Steve Coleman, le triomphe de la biologie foisonnante du jazz, celle toujours en évolution.

Gil Pressnitzer