Tango, parades et paradoxes

Pistes, chemins et voix du Tango

El tango és un pensamiento triste que se baila (Le tango est une pensée triste qui se danse)
Enrique Santos Discépolo

Déchirements

Les idées reçues sur le tango sont nombreuses : généralement associé à la latinité et la mondanité, ce mot dont l’origine est presque certainement africaine, évoquera d’abord, pour certains, les cheveux gominés de Gardel, les salons européens des années folles, et un certain folklore d’opérette parfois confondu avec celui du flamenco. La vive couleur orangée à laquelle il a donné son nom, la progressive sophistication des pas de cette danse passée de la pénombre des bordels aux feux de la rampe parisiens et new-yorkais dans la seconde moitié du XXe siècle, les costumes voyants que les musiciens argentins devaient porter dans les années vingt pour afficher leur exotisme, les personnages typés apparaissant dans ces chansons, tout cela est empreint de violence et de fougue, mais ne correspond qu’à l’un des visages du tango…

Et le revers de cette façade est sombre, nostalgique. Né parmi les immigrés entassés dans les quartiers ouvriers de Buenos Aires et de Montevideo à la fin du XIXe siècle, le tango porte la marque de la douleur et du déchirement, du lyrisme et de la chanson européenne traditionnelle, qui le mèneront irrémédiablement vers la plainte. Dès son origine, par-delà leurs allures provocantes, on lit sur les visages des danseurs et des danseuses une surprenante gravité. La musique, la danse, les paroles, participent d’un étrange rituel d’envoûtement et de sensualité.

À titre d’exemple de ce contraste entre violence et douceur, « Adios Nonino » de Piazzolla, composé en 59, se divise très nettement entre une moitié mélodique/mélancolique et une moitié fougueuse/furieuse, extrêmement rythmée.

Débuts tumultueux

La naissance du tango comme genre musical et comme danse est lié à la fulgurante croissance démographique des deux métropoles du Rio de la Plata entre 1880 et 1910 : Buenos Aires gagne un million d’habitants entre ces deux dates, passant de 210 000 à 1 200 000.

Nul ne conteste que les musiciens qui l’interprétèrent les premiers aient été des immigrés européens qui le créèrent en puisant largement dans les traditions de leurs pays d’origine - bien souvent l’Italie. Cependant, le mot « tango » comme celui de « milonga », qui désigne une musique et une danse dont la popularité précéda celle du tango, est d’origine africaine et son utilisation en Amérique latine à la fin du XIXe siècle apparaît toujours dans le contexte des fêtes, danses et rythmes africains, souvent joués sur des tambours et interprétés par des hommes et des femmes dansant face à face (sans s’enlacer). En effet, jusqu’en 1850 environ, la communauté noire était importante dans la région de Buenos Aires et de Montevideo. Les anciens esclaves étaient connus pour leurs talents de musiciens et jouissaient d’une certaine popularité. Lorsque les Unitaristes triomphèrent en 1852, le racisme se développa. Les nouveaux venus chercheront à prendre la place des noirs tout en s’inspirant largement de leurs traditions rythmiques et de leur façon de danser.

Ainsi, le tango naît dans le milieu des immigrés, et dans les faubourgs mal famés qu’ils fréquentent : bordels, ou simplement cafés où l’on peut trouver des filles faciles. À ces immigrés se mêlent d’anciens gauchos qui cherchent du travail à la ville. Des personnages aussi typiques que le redoutable guapo (gouape) et son pâle reflet le compadrito représentent bien la transition difficile et douloureuse entre le monde de la pampa et celui de la ville. L’un et l’autre sont des caïds à l’honneur chatouilleux, qui se livrent à des activités de proxénétisme. La musique et la danse qu’ils pratiquent avec ostentation, soit entre hommes soit avec des filles faciles, c’est d’abord la milonga qui s’inspire des rythmes afro-cubains de la habanera et de la gestuelle du candombé. Elle devient peu à peu cette marche féline, sensuelle et insolente, qui se dansa d’abord au son de flûtes, violons, pianos ou orgues de barbarie : le tango.

Délires et envoûtements

Au début du XXe siècle, cette musique née de la rue et de l’oralité, gagne consistance grâce à des musiciens comme Villoldo, Matos Rodriguez, Canaro ou Saborido, que l’on nomme aujourd’hui la Vieille Garde. Ce sont eux qui écrivent les premières partitions, structurent la constitution des orchestres et introduisent le bandonéon, ce nouvel instrument qui influencera si fort le tango argentin. A partir de 1906, et surtout des années 1910, ces musiciens se rendent à Paris afin d’enregistrer des disques. Dans la capitale française, le tango gagne ses lettres de noblesse en déchainant un incroyable engouement dans les classes supérieures de la société. Ce sont les « Années folles »…

Le tango est à la mode : tant la musique que la danse, au grand dam de l’ambassade d’Argentine qui tente à toute force de faire en sorte qu’on n’associe pas une étiquette si basse et vile à un pays respectable et catholique.

C’est à ce moment que Carlos Gardel (grâce au parolier Pascual Contursi) fait monter le tango « des pieds aux lèvres » en chantant « Mi Noche triste » (Ma triste Nuit) sur des scènes de théâtre et de cabarets. Le « Francesito » (le Petit Français) fait fureur des deux côtés de l’Atlantique et illustre le développement du « tango canción » sur des textes souvent de grande qualité, signés Enrique Discepolo, Homero Manzi, Cátulo Castillo.

Enrichissement et approfondissement

Fuimos (Nous avons été)
1945
Homero Manzi / José Dames
Traduction de l’édition Henri Deluy
Interprétation célèbre par Astor Piazzolla, Jorge Sobral
et Orchestra de Cuerdas

Fui como una lluvia de cenizas y fatigasen las horas resignadas de tu vida...Gota de vinagre derramada,fatalmente derramada, sobre todas tus heridas.Fuiste por mi culpa golondrina entre la nieverosa marchitada por la nube que no llueve.Fuimos la esperanza que no llega, que no alcanzaque no puede vislumbrar la tarde mansa.Fuimos el viajero que no implora, que no reza,que no llora, que se echó a morir.

¡Vete...!¿No comprendes que te estás matando?¿No comprendes que te estoy llamando?¡Vete...!No me beses que te estoy llorando¡Y quisiera no llorarte más!¿No ves?,es mejor que mi dolorquede tirado con tu amorlibrado de mi amor final¡Vete!,¿No comprendes que te estoy salvando?¿No comprendes que te estoy amando?¡No me sigas, ni me llames, ni me besesni me llores, ni me quieras más!

Fuimos abrazados a la angustia de un presagiopor la noche de un camino sin salidas,pálidos despojos de un naufragiosacudidos por las olas del amor y de la vida.Fuimos empujados en un viento desolado...sombras de una sombra que tornaba del pasado.Fuimos la esperanza que no llega, que no alcanza,que no puede vislumbrar su tarde mansa.Fuimos el viajero que no implora, que no reza,que no llora, que se echó a morir.

*
J’ai été comme une pluie de cendres et de fatigues
Durant les heures résignées de ma vie…
Goutte de vinaigre déversée
Fatalement déversée sur toutes les blessures.
Tu as été par ma faute hirondelle dans la neige,
Rose fanée par le nuage sans la pluie.
Nous avons été l’espoir qui ne vient pas, n’arrive pas,
Qui ne peut entrevoir le lent crépuscule.
Nous avons été le voyageur qui n’implore pas, ne prie pas,
Qui ne pleure pas, qui s’est laissé mourir.

Va-t-en !
Tu ne comprends pas que tu me tues ?
Tu ne comprends pas que je t’appelle ?
Va-t-en !
Ne m’embrasse pas car moi je te pleure
Et voudrais ne plus te pleurer.
Tu ne vois pas ?
C’est mieux que ma douleur
Disparaisse avec ton amour,
Libéré de mon dernier amour.
Va-t-en !
Tu ne comprends pas que je te sauve ?
Tu ne comprends pas que je t’aime ?
Ne me suis pas, ne m’appelle pas, ne m’embrasse pas,
Ne me pleure pas, ne m’aime plus.

Nous avons été enserrés par l’angoisse d’un présage
Dans la nuit d’un chemin sans issues,
Pâles dépouilles d’un naufrage,
Secouées par les vagues de l’amour et de la vie.
Nous avons été poussés par un vent désolé
Ombres d’une ombre qui revenait du passé.
Nous avons été l’espoir qui ne vient pas, n’arrive pas,
Qui ne peut entrevoir le lent crépuscule.
Nous avons été le voyageur qui n’implore pas, ne prie pas,
Qui ne pleure pas et s’est laissé mourir.

La première guerre mondiale et la mort tragique de Gardel marquent la fin de cette période, mais dès les années trente, le tango reprend sa marche décidée. Il s’enrichit au contact du jazz et de la musique classique, avec des chefs d’orchestre comme Julio de Caro, Osvaldo Pugliese, Anibal Troilo, Juan D’Arienzo, Di Sarli ou encore Fresedo. Les orchestres gagnent de l’ampleur et les styles se diversifient. Anibal Troilo, immense bandonéoniste et « maître des chanteurs » donne toute sa place à la mélodie, et ralentit le rythme du tango en donnant plus d’espace aux solistes. Osvaldo Pugliese joue un tango très cadencé dont le titre emblématique est « Yumba ». Juan D’Arienzo, à l’inverse, accélère le rythme ce qui renouvelle le goût populaire pour le tango dansé.

Des chanteurs et des chanteuses de qualité comme Angel Vargas ou Susana Rinaldi interprètent les compositions originales de poètes contemporains qui s’ouvrent à des thématiques de plus en plus sentimentales et urbaines (« Madreselva », « Le Chèvrefeuille », Amadori, 1930). Le déracinement devient un des motifs majeurs. Citons par exemple « Melodia de Arrabal » (Mélodie de faubourg, La Pera, 1933) ou « Bairro de tango » (Quartier de Tango, Manzi, 1942). Le tango continue à être à la mode malgré la concurrence du jazz, et l’on retrouve son influence dans le théâtre et le cinéma de l’entre-deux-guerres, ainsi que dans la chanson française (Brel, Ferré, Vian…)

À partir des années 60, la musique tango est dominée par la figure d’Astor Piazzolla, dont la relation avec Buenos Aires fut quelque peu difficile : ayant passé son enfance à New York et une partie de sa jeunesse en Europe, il fut influencé par la musique classique (Rachmaninov) et par le jazz. Il suivit en France les cours du compositeur Nadia Boulanger. Ses œuvres ne furent d’abord pas unanimement bien reçues dans la capitale argentine, et il choisit de les rattacher plutôt à la musique contemporaine qu’au tango. Cependant, son succès fut énorme à Paris puis dans le monde entier. Alors que le tango traversait une phase de crise dans les années soixante, subissant la concurrence de la musique rock, et les conséquences d’une certaine compromission avec le péronisme déchu, Piazzolla fut l’instigateur d’une renaissance de ce genre musical. Il travailla avec des formations réduites et donna une place centrale au bandonéon. Le poète Horácio Ferrer composa le livret de l’opéra tango Maria de Buenos Aires qui conte l’histoire de cette musique au travers de la figure d’une prostituée.

D’autres compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle accompagnèrent les innovations du bandonéoniste, notamment Salgan qui introduisit la guitare électrique dans ses formations. La fin du XXe siècle voit donc naître un nouveau tango fortement influencé par la musique contemporaine (Satie, Darius Milhaud) et le jazz (Gidon Kremer).

L’univers tango

Aujourd’hui le tango n’est plus seulement une musique ni une danse, mais un univers, un langage, voire un sentiment. Une musique contemporaine, accompagnée de mouvements et de paroles profondément en accord avec leur temps.
La jeunesse argentine de la fin des années quatre-vingt-dix redécouvre cette danse qui lui permet de se redonner une identité et de «remettre les pieds sur terre ».

La musique électronique s’en empare, le cinéma exprime son pouvoir d’attraction (La Leçon de Tango, de Sally Potter en 1997 ; Tango de Carlos Saura, en 1998).

La danse se pratique tout autour de la planète, et les aficionados forment une communauté grandissante, qui ne sait plus voyager sans explorer le tango de l’autre.

Les milongas continuent à être des lieux fortement chargés de cette émotion et de ces ondes invisibles qui donnent à la pratique de cette danse un caractère quasi liturgique…

Gabrielle Yriarte