Wayne Shorter

Le sourire de l’éternité

La musique est le reflet de ce que tu vis. Si tu n’as pas le courage de vivre, tu n’auras rien à communiquer.

(Wayne Shorter)

Il aura plus souvent joué de l’autre côté de la rue, celle de la part sombre des mélodies. Il se sera glissé de profil dans les plus grandes formations de jazz de son temps : Jazz Messengers, quintet de Miles Davis, Wheather Report, en les abreuvant de ses compositions. Il allumait la flamme et se mettait un pas de côté pour en demeurer le catalyseur. Secret et souriant, souvent avec ses yeux tristes, encore plus tristes depuis la mort tragique de sa femme et de sa fille dans l’explosion du Boeing de la TWA, au large de New York le 17 juillet 1996, il semble actuellement possédé par un doux mysticisme.

Sa musique reste un oiseau qui s’envole. Cet oiseau qu’il évoque souvent “L’oiseau ne vole pas parce qu’il a des ailes, mais il a des ailes parce qu’il vole.”
Cette sagesse, ou selon cette naïveté déroutante, pour l’un des grands voleurs de feu du jazz surprend. Douceur et nonchalance marquent ses très récents concerts en quartet. Bien sûr il y a une énigme Wayne Shorter, si intériorisé, si profond. Il laisse une œuvre encore à évaluer, passant par le jazz-rock et son expressivité et par des morceaux sibyllins, secrets dans d’autres périodes.
Trop souvent comparé à John Coltrane, il ne voulait pas aller vers la lave mystique et volcanique de celui-ci. Il respirait du silence. Sa spiritualité n’était pas cette offrande de feu, mais une méditation.
Il était la boîte à idées de Miles Davis, de Joe Zawinul, celle d’Art Blakey aussi. Jouant du saxophone ténor et de plus en plus du soprano il cultive plus une mélodie qu’un son propre, traçable entre mille. Il entoure le silence qui à son tour le prend par les épaules.

Adepte passionné du bouddhisme il semble considérer, de très loin, d’ailleurs le temps présent. L’urgence a disparu de sa musique, un sourire de sphinx plane sur ses notes, devenues bulles ou moulins à prière. Il n’a plus à inventer des mélodies et des musiques, il lui suffit un jour de jouer celles qui sont en lui.
Wayne Shorter n’a jamais fait dans le bruit ou le tragique, le démonstratif ou le volcanique.Mais il semble avoir pris un chemin différent maintenant. Résignation ? Évolution ? Le sommeil de la raison du musicien de jazz n’engendre plus des monstres mais des angelots et des temples.

Ses empreintes de pas, ses «footprints», son empiétement sur les territoires du jazz sont plus en mosaïque qu’il ne veut le laisser paraître. De Juju à Allegria des fleuves se sont écoulés et l’eau n’est plus pareille. Plus claire, moins vive aussi. De la véhémence est partie se noyer à la mer, il reste des couleurs de neige dans sa musique, de la sérénité surtout.
Maintenant à 76 ans en 2009, il laisse flotter au vent la bannière de ses notes, et ne lui oppose plus son souffle impétueux. Compositeur de tant de thèmes qui alimentent les soutes des jazzmen encore aujourd’hui. Il fut sous le feu brûlant des spots grâce à Miles Davis au début des années 1960, il aura fait la courte échelle à beaucoup de musiciens lui aussi.
Inutile de parler du quintet de 1964 avec Miles Davis comme sorcier aux fourneaux, cela fait partie de la légende. De même quand il se tourna en 1970 vers le Weather Report avec Joe Zawinul. Ses croisements avec la musique brésilienne, avec le rock (Joni Mitchell ou Steely Dan) étaient déjà son chemin de quête. Il a trouvé ce qu’il cherchait, même si cela nous désoriente nous qui vivions aux sons des albums Verve. La nuit lui a assez appris, il va vers le jour.

Après s’être estompé, dans sa présence et sa musique toutes en variations et aquarelles, il accepte de sourire et de lever un peu du voile de ses secrets.

Allegria et après Footprints un tournant fondamental est pris :
« l’important n’est pas tant que vous puissiez avancer dans un enregistrement, mais de savoir ce que vous pouvez encore offrir après qu’il soit fait. Le bonheur est toujours un travail en cours ».

Depuis plus de quarante ans Wayne Shorter a façonné le jazz, maintenant il s’accomplit lui-même. Il veut tendre à l’éternité dans ses compositions, et non plus aux secousses éphémères de la création dans l’urgence.

Et il se fait prophète, prêcheur avec une naïveté décourageante. Coltrane allait vers les étoiles sans vous obliger à prendre le train en marche.

Wayne Shorter dans son ascèse a jeté par-dessus bord les ors et les pourpres de l’électronique et des arrangements. Il revient totalement à l’acoustique. Le feu et la parole de sa foi actuelle deviennent partie intégrante de sa musique actuelle. Ses duos rêveurs avec Herbie Hancock laissaient entrevoir cette échappée dans le ciel. Face aux rocs inébranlables qui toujours tracent leur même merveilleux sillon (Sonny Rollins, Ahmad Jamal,...), Wayne Shorter représente une évolution mouvante faite à partir de sa recherche intérieure et non pas par une réflexion sur le jazz.

Il se met à son automne à être totalement présent dans sa musique. La perte de ses êtres chers (son frère, Anna Maria sa femme dans le vol TWA 800 de 1996, sa fille), la rencontre d’une philosophie de vie l’amène plus loin que la consolation de la musique, il va vers la lumière du partage. Il va vers l’éternel retour, vers l’éternel recommencement. Il est en construction réfléchie, il transmet ses secrets d’homme mûr.

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Avec sa quête constante de spiritualité il creuse avec son nouveau quartet depuis 2000, (Danilo Perez pianiste, Brian Blade batterie, John Patitucci contrebasse) un peu plus profond sa recherche complexe du dépassement de la finitude en musique. « Beyond the sound barrier », Par delà la barrière du son, et Wayne Shorter est bien ailleurs entre nuages et étoiles. Sa musique actuelle peut dérouter, elle n’a jamais été si fondamentale. Il est loin le temps des Jazz Messengers (1959-1964), celui de Miles Davis (1964-1970), celui de Weather Report (1971-1985). Maintenant Wayne Shorter a dépassé la couche d’ozone du jazz.

Face au soleil et à l’immensité, il sourit et cela donne sa musique qui est élévation..

Il fait de l’équilibre sur les bords de l’infini.

Il descend en lui, il monte en nous.

Gil Pressnitzer

Discographie partielle et partiale :

* 2005 Beyond the Sound Barrier Verve

* 2004 Allegria Verve

* 2002 Footprints - Live ! Verve

* 1997 Los Angeles Herbie Hancock and Wayne Shorter: 1 + 1 Verve

* 1964 Night Dreamer Blue Note

* 1964 Speak no evil Blue Note

* 1964 Juju Blue Note

* 1964 The Soothsayer Blue Note

* 1964 "The All Seing Eye" Blue Note