Égypte

L’éternité, et quinze jours

Interrompant sa prière, il accrocha son chapelet de boules vertes au rétroviseur, nous ouvrit la porte du minibus et nous fonçâmes à tombeau ouvert - si l’on peut ainsi s’exprimer quand on part pour la Vallée des Rois... Nous savions qu’au-delà des grands champs de maïs quadrillés de rigoles où hommes et enfants prenaient, nus, leur bain matinal, ce serait une fois de plus le désert, et qu’il serait très tôt chauffé à blanc. Nous nous étions levés à 4 heures, alors que l’aurore découpait à peine, sur un ciel encore incolore, les ombres immenses de la colonnade de Louxor. Mais le temps de traverser le Nil par le premier bateau, le grand jour avait éclaté. Au loin, adossé à la falaise, le grand temple de la reine Hatchepsout, frappé de face par le soleil, striait la montagne ocre de ses trois étages de colonnes innombrables. Nous savions que dans la bordure escarpée par laquelle 4.000 kilomètres de désert s’arrêtent net aux approches du Nil, s’infiltrent d’étroites vallées aux parois abruptes. Elles ne sont que solitude et désolation. Rien n’y vit, rien n’y a jamais vécu. Leur sol n’est qu’un chaos de déblais et d’éboulis. Ces vallées de bout du monde sont pourtant fermées par des grilles et gardées jour et nuit. C’est dans l’une d’elles que deux Anglais découvrirent en 1922 le plus formidable amoncellement de richesses jamais réunies en un seul lieu: le trésor de Tout Ankh Amon.

La cité des morts

La momie de l’adolescent-roi est toujours-là, depuis plus de trente siècles, dans le plus grand de ses trois cercueils d’or façonnés à son image, lui-même enchâssé dans le sarcophage de calcaire cristallin qu’on a recouvert d’une plaque de verre. Tout le reste, bijoux, statues d’albâtre, mobilier, vaisselle, chars de parade et de guerre, lits d’ébène, tabourets de cèdre et d’ivoire, trônes incrustés de turquoise et de lapis-lazuli, coffres à offrandes, vêtements, jouets, tout est au musée du Caire. Mais si l’on a vidé les quelque soixante-dix tombes creusées dans la Vallée des Rois, il reste, d’escaliers en couloirs, de salles à colonnes en chambres funéraires, une sorte de Louvre entièrement souterrain, un somptueux musée de peintures dont le moindre centimètre carré de mur ou de plafond est orné depuis trois ou quatre mille an.d’un dessin incisif aux couleurs d’une fraîcheur qui vous laisse presque incrédule.

Évidemment, il n’y a pas que l’état de conservation de l’art ancien qui vous coupe le souffle : la surprise est ici le pain quotidien du voyageur. Ce sera par exemple, un peu plus tard, la rencontre, en plein champ, des colosses de Memnon : deux statues hautes comme des maisons de six étages. On en verra d’autres, à Abou-Simbel, plus grandes encore, et taillées cette fois d’un seul bloc, jusqu’à ce que l’Unesco les découpe en tranches pour les changer de place. Nous aurons aussi des étonnements moins grandioses, mais non dépourvus de pittoresque : en sortant du temple de Ramsès III, des terrasses duquel nous avions embrassé d’un seul regard tout le site de la nécropole thébaine, sous un soleil qui commençait à devenir féroce, nous nous sommes précipités dans l’unique café du pays. L’air y était à peine moins torride qu’au dehors, mais sur un mur - plus lépreux que ceux du temple - une affiche venue de France vantait... Alpe d’Huez et ses pistes de ski. Devant les cocas tièdes, on pouvait au moins se rafraîchir en imagination.

Quittant quelques heures plus tard le plus vaste cimetière jamais conçu, édifié et creusé par des hommes, il ne restera plus qu’à retraverser le Nil pour retrouver la cité des vivants, aller voir si la piscine du Winter-Palace est ouverte, attendre l’heure rituelle - car c’est le ramadan - qui permettra aux souks de la rue El-Birka de lever leur rideau en fin d’après-midi, et regagner enfin le bateau, amarré au droit du temple de Louxor.

La cité des vivants

Nous étions arrivés au Caire une semaine plus tôt. À deux heures du matin, l’aéroport d’Héliopolis grouillait de ces pèlerins de tous âges et de tous pays venus se tremper dans l’Égypte éternelle au moins une fois dans leur vie, comme les Hindous le font dans le Gange. Groupes organisés ayant confié leur sort à des agences de voyages, ou transhumants semi-marginaux allant par deux ou par trois. Les valises de cuir et les sacs à dos. Ceux qui font suivre le confort et ceux qui partent à l’aventure. Ceux dont les chambres sont retenues jusqu’à Assouan et ceux qui ne trouveront pas un hôtel au Caire. Ceux qui ne perdront pas une minute et amasseront en quinze jours, dans leurs têtes et leurs caméras, des souvenirs encyclopédiques, et ceux qui passeront leur temps à errer et à attendre, dans un pays qui ne connaît ni le camping ni l’auto-stop.

Entre ces deux catégories extrêmes, les rêveurs, ceux qui ont à la fois du goût et des moyens ; ils croyaient pouvoir improviser sur place ; ils seront les plus déçus, et les plus fatigués. Traverser le Caire en pleine nuit, sur les 15 kilomètres qui séparent Héliopolis de l’hôtel Oberoï, dans un car qui brûle tous les feux rouges, n’est rien moins qu’enchanteur. Vous attendiez les Mille et une Nuits, vous tombez dans une poubelle où tentent de vivre dix millions d’habitants. Ceux qui survivent de la fouille des détritus constituent, à eux seuls, une population qui, du couchant à l’aube, fait fonction de service public : il reste peu de choses à enlever après son passage. Certes, les premières impressions appelleront bien des correctifs : si l’Égypte était réellement aussi sale et aussi insalubre qu’elle le paraît de prime abord, les Égyptiens mourraient comme des mouches. Or cette pauvreté extrême, ce laisser-aller désarmant, ces conditions de vie d’une précarité qu’on imagine mal en Occident, sont loin de l’atroce misère de l’Inde ; elles n’empêchent pas le peuple égyptien de dégager un air de santé et de bonne humeur très expansive. Et tout Méditerranéen se sent finalement chez lui, dans ce pays où les hommes ont la communication facile, et où la débrouillardise roublarde fait figure d’institution nationale.

Il reste qu’il est difficile d’admirer les merveilleux pigeonniers en pisé de la campagne du Fayoum, sortes de tours de guet qui semblent empruntées à des B.D. fantastiques, sans voir, à leur pied, les enfants qui pataugent dans la bouse et la gadoue, vêtus de chiffons avec lesquels vous n’essuieriez pas votre moteur. Une journée en autobus à travers la grande oasis du Fayoum constitue une bonne introduction au voyage égyptien. A 60 kilomètres du luxueux hôtel qui s’étale au pied des Grandes Pyramides - 60 kilomètres de désert, parsemés de loin en loin de camps et de chantiers militaires - on découvre brusquement l’Égypte rurale avec, comme dans tout le Tiers-Monde, cet étrange mélange de vie traditionnelle et de modernité (relative), qui amène les troupeaux de chèvres à brouter sur les voies ferrées, les buffles et les dromadaires à ruminer dans les stations-service. Et la ville d’El Fayoum elle-même, grouillante, bruyante, empoussiérée, colorée, où des calèches très victoriennes par l’allure, et l’âge aussi peut-être, servent de taxis, donne déjà le ton : ce sera, jusqu’à Louxor et Assouan, le même spectacle, tour à tour pittoresque et lamentable, de vie intensément active et bon enfant, frémissante des mille petits métiers auxquels s’affaire une société essentiellement artisanale - dans un décor délabré où l’habitat, qui semble éternellement inachevé, dégorge à même la rue tous les déchets de la société industrielle. La décharge est vraiment publique, et à perte de vue.

C’est à Minieh, à 250 km au sud du Caire, que le bateau nous attendait, amarré tout contre un long boulevard bordé de flamboyants en fleurs. Sa coque blanche et bleue à double étrave avait attiré bien avant notre arrivée une foule de badauds, massés sur l’escalier où venait s’appuyer la passerelle. Un étrange catamaran, aussi gracieux qu’une péniche de débarquement, mais flambant neuf. On jette un regard presque envieux sur l’élégance rustique et plusieurs fois millénaire des felouques, dont les grandes voiles vont désormais ponctuer sans fin le Nil, comme autant de virgules blanches et silencieuses. Mais le catamaran va se révéler très vite évidemment, le moyen de transport idéal et la résidence rêvée, hôtel flottant qui, durant neuf jours, et sur 600 kilomètres de long, avalera placidement le courant contraire du fleuve, louvoyant avec nonchalance d’une rive à l’autre entre les îles et les bancs de sable, longeant les marécages verts et gris argent, frôlant les falaises rose et or, glissant contre le haut rivage limoneux couvert de l’opulent tapis des champs de cannes à sucre, de coton, de maïs ou de tournesols. Du pont panoramique protégé du soleil par une vaste toile de tente, on va voir l’Égypte se dérouler sous nos yeux comme un film aux immenses et lentes séquences.

Le spectacle est permanent, de l’aube au couchant. Séquences villages, séquences cultures, séquences déserts. Douce métamorphose d’un paysage qui, plus on remonte le fleuve, semble lui-même remonter vers les sources du temps. Oh ! ce réveil, au premier matin de la croisière, devant Béni-Hassan ! Dans le contre-jour gris bleuté de la rive Est, le village aussi s’éveillait. Un village de brique crue et de pisé, couleur de la terre à même laquelle il semblait avoir été modelé, plutôt que construit. On le devinait à travers les palmiers, derrière la bande de cultures qui, sur ce rivage ici désert, n’avait que quelques mètres de largeur. Des grappes de femmes toutes vêtues de noir lavaient accroupies, linge et vaisselle dans le Nil couleur de bronze. Des hommes, déjà, partaient aux champs lentement, sur leurs ânes. Quand, juché moi-même sur un bourricot loué à l’habitant pour aller voir, au-delà du sable et de la rocaille, les tombes peintes creusées dans la falaise, j’ai longé cette berge littéralement pétrifiée dans la paix, le silence et la douceur de l’aube, j’ai cru soudain me promener à travers une page de la Bible, dans l’immuable décor d’une histoire étrangère à l’Histoire, sur une terre hors d’atteinte, depuis des millénaires épargnée par la coulée dévoreuse du temps.

Il n’y a pas que les vieilles pierres, ici, qui vous arrachent au présent. Les trente-neuf tombes-cavernes de Béni-Hassan ont été creusées dans le calcaire, pour de grands seigneurs féodaux d’il y a quarante siècles, comme autant de chambres à colonnes alignées à mi-hauteur de la falaise, leurs portes s’ouvrant sur le soleil couchant. Déjà, toute la religion de l’Égypte ancienne est inscrite dans les hiéroglyphes et les scènes gravées ou peintes sur les parois, avec ces dieux dont la représentation, inlassablement identique à elle-même, mais toujours d’une facture admirable, va désormais nous accompagner partout, obsédante présence d’une mythologie qui finira par devenir familière, incessant défilé de créatures hautaines et fantastiques figées dans leur signification symbolique, tout autant que dans les règles immuables d’un art qui s’est voulu d’emblée écriture de l’éternité : la tête de profil, mais l’œil vu de face; de face le buste aussi, mais le bassin de trois quarts, pour qu’on voie le nombril ; et les jambes à nouveau de profil. Attitude impossible - sinon au prix d’étranges contorsions - et qui donne pourtant une impression de réalisme total et de parfaite évidence.

Amon, le dieu cosmique du clergé de Thèbes, paré de sa grande couronne de plumes, Osiris, dieu de la résurrection ; Isis la magicienne, son épouse ; Hathor la miséricordieuse, qui porte sur sa chevelure un disque solaire. Et tous ceux qui n’ont pas face humaine : Horus à la tête de faucon, dont l’œil aigu est celui du regard justicier ; Seth à la tête d’âne, dieu du mal, de la destruction, du désert et des tempêtes ; Knoum le bélier, qui déclenchait la crue bienfaisante du Nil quand il était content des hommes ; Thot le lettré, à la tête d’ibis, inventeur du langage, et qui pèse les âmes ; Seckmet la lionne, Anubis le chacal noir dieu des morts ; Sobek le crocodile, dieu de la prospérité. D’autres encore, à l’infini, prestigieux panthéon qui fut la clé définitive, la réponse à tout, l’explication sans appel de la vie et de la mort, du bien et du mal, du jour et de la nuit, de la sécheresse et de l’inondation, pour des millions d’hommes et de femmes qui, sous trente dynasties successives, constituèrent sans rupture pendant près de quatre mille ans, l’une des civilisations les plus élaborées de toute l’Histoire.

Obsédante, l’Histoire, en Egypte, pour le voyageur. Obsédante aussi pour l’Égyptien, qui en a fait une industrie de bon rapport. L’intérieur des Boeings d’Egypt Air est tapissé de hiéroglyphes, tout comme en est imprimé le tablier des hôtesses. Les cigarettes s’appellent Cléopatra, Néfertiti, les noms des restaurants, des bateaux, la publicité, les billets de banque, tout vous renvoie sans cesse à des temps disparus, à des empires morts. L’Égypte culturelle s’est pour une large part momifiée avec ses pharaons ; nul pays n’a sans doute une Antiquité aussi encombrante, aux vestiges si nombreux et si écrasants qu’il faut presque faire un effort pour s’en arracher et regarder l’Égypte vivante. Le poids de l’Histoire est ici à la mesure des sept millions de tonnes de pierres entassées sur votre tête quand vous pénétrez dans la pyramide de Chéops. Sécurisante archéologie, qui vous fait admirer le génie des bâtisseurs de ces temples gigantesques si vieux qu’ils sont devenus intemporels - et ne pas voir peut-être ce que coûte aujourd’hui le moindre effort d’équipement, dans un pays où le fossé s’élargit chaque jour entre les ressources et les besoins vitaux. Parce qu’il y a trente-six millions d’Égyptiens sur un territoire utile grand comme la Belgique, et qu’il en naît chaque année huit cent mille.

Je disais que tout renvoie à des empires morts. Mieux: tout renvoie à la mort elle-même. Ce que fut jadis l’Égypte des vivants, le temps, le vent et l’eau l’ont emporté ; ils ont dévoré la brique crue dont étaient faites les villes. Ce n’est que pour les dieux et les défunts qu’on construisait en dur. En creusant la montagne, ou en édifiant, en calcaire et en granit, des temples grands comme des montagnes. Abydos, Denderah, Karnak, Louxor, Esna, Edfou, Kom-Ombo, Abou-Simbel, cyclopéennes demeures parfois noircies des feux de bois qu’y allumèrent les premiers chrétiens ou les soldats de Bonaparte ; lieux saints depuis longtemps désaffectés, que n’habitent plus qu’un vieux gardien dépenaillé et des momies de crocodiles sacrés. Ils tiendront bien debout quatre mille ans de plus. Mais ce qui fut la fabuleuse capitale d’Aménophis IV, avec ses palais, ses jardins, ses ministères, ses bibliothèques, n’est plus aujourd’hui qu’une immense plaine de sable plate comme la main, que sillonne sans fin le tracteur qui tire la remorque à touristes. Seules émergent encore les précaires fondations du palais de Néfertiti, la reine prestigieuse, recyclée, comme chacun sait, dans la publicité des produits de beauté. Il reste que sur ces déserts vides, éclatants de lumière, tout autant que dans les noirs labyrinthes des temples dépeuplés, erreront longtemps encore les fantômes magnifiés d’un monde qu’on a peine à croire englouti.

Quinze jours de tourisme ne peuvent évidemment suffire à exorciser les démons et merveilles qui sommeillaient dans les livres d’histoire de notre enfance. Momies et pyramides, pharaons, sarcophages et sphinx, vous n’étiez que des images - pas même, de mon temps, des photos en couleurs - d’inquiétantes et poétiques abstractions auxquelles s’accrochaient des songes ; de simples mots, à la limite de pures nécessités des programmes scolaires. Je ne vous aurais jamais supposés d’une aussi réelle et poignante éloquence, jamais je n’aurais cru que le monde d’où vous venez pouvait avoir encore une aussi écrasante présence. Et dans la salle 52 du musée du Caire, blanche et nue comme une clinique, où reines et pharaons sont alignés dans leurs cases de verre, leurs radiographies épinglées au mur ; dans cette morgue fantastique où le ticket d’entrée n’est qu’une faible assurance contre l’épouvante, Séti Ier, qui fut maître du monde, est là couché dans ses draps blancs, ses lèvres fines et ses cils impeccables refermés depuis 3 278 ans sur son rêve d’éternité. S’arracher à cette fascination fait toujours un peu l’effet d’un réveil en sursaut.

Place El-Tahrir, devant la façade fin de siècle du musée aux cent mille trésors, des chauffeurs de taxis priaient sur le trottoir, agenouillés devant leurs transistors.

Michel Roquebert, septembre 1980