Yves Charnet

La pluie à Montolieu

LA PREMIÈRE FOIS c’était, je me rappelle, pour Bernard Noël. Le 16 novembre 1997 - si j’en crois la sorte de journal où, intime et infime confondus, mes notes voudraient prendre le quotidien de vitesse. Le poète avait lu Lettre verticale XXVII (aujourd’hui reliée dans Site transitoire, un livre qui s’arrête sur les monumentales sculptures de Jean-Paul Philippe).

Et dans La Petite Librairie de Montolieu — tandis que, par les carreaux, tremblait la clarté fragilement bleue de cet après-midi de novembre —, c’était, oui, « un chant des yeux » que faisait vibrer, avec sa mélancolique précision, la voix de Bernard Noël.

J’éprouvais cette scansion comme fraternelle. La poésie, ce dimanche soir, tenait à telle « odeur de lumière » qui, par l’émotion des mots, « vient aux yeux ». Quand elles nous touchent au corps, les lectures nous laissent longtemps cette buée dans la mémoire. Longtemps.

La seconde fois, ce fut encore un dimanche. Le 27 mai 1998. Jean-Claude venait de débarquer dans le village. Une grosse pluie avait cessé de dégringoler juste avant Montolieu. Des gerbes de gris, depuis Toulouse, nous séparaient des autres voitures. Je n’aime pas les voitures.
Les tueurs que, dans ces mécaniques, deviennent les gens. Devant le café du Commerce un artisan exposait des produits locaux. « Fabriqués maison », précise-t-il à ma compulsive gourmandise.
Déjà je soupèse bocaux de cassoulet, boîtes de pâté. Il ne manque plus que du cabardès. Nos achats enfournés dans le coffre, balade à travers les ruelles. Petites librairies, bouquinistes, boutiques de peinture. Près du café du Commerce des visages de ma tribu minuscule.

Thierry Guichard du Matricule des Anges. L’éditeur François-Marie Deyrolle qui, depuis quelque temps, vit ici. Je vais chercher, dans le logis qu’il occupe rue des Pyrénées, l’ami Pirotte. Il est là, devant une casserole écaillée où chauffent des petits pois, qu’il picore avec une fourchette. Seize heures.

A cette heure-là, autant se lever. Ils ont picolé, cette nuit, tout le vin de cette baraque.
Ils? Pirotte & Cliff. Du vin, il en restait beaucoup. Visiblement. Cliff est tombé le premier. Vers cinq heures du matin. Jean-Claude a joué au scrabble. Mots croisés en toutes lettres. Jusqu’à neuf heures.
Ensuite on ne peut pas appeler cette cuite dormir. Une fameuse! Jean-Claude en rigole encore - en grignotant cake & chocolat.

Un rire confirme. Celui du tee- shirt que, vite fait, enfile Cliff au sortir de la douche. Pull, lunettes. Mais où sont ces putains de manuscrits? On est en retard, bien sûr. Flic flac sous la flotte. On n’arrivera jamais jusqu’au café du Commerce.

Ça pourrait être le début d’une nouvelle qui s’appellerait La Pluie à Montolieu. A propos de picoler, il y a davantage de villageois en train de lever le coude aubar que d’auditeurs en train d’asseoir leurs fesses, au fond de la salle, devant les livres vaguement exposés sur un peu présentable présentoir. La culture reste un sport de combat. Et les livres des volumes invendables. A chaque lecture ces petites piles manifestent l’obscénité de nos dérisoires trafics.

D’une voix (volontairement?) inaudible Pirotte perd vite le fil de sa fable. Que les poèmes d’Homo sum, publiés par Queneau, dans le premier Cahier de poésie de Gallimard, étaient écrits - incroyable! - par un natif de Gembloux, village de leur commune enfance belge. Après cette non présentation Cliff enchaîne. Quelques poèmes déchiffrés à travers ses lunettes. Le bruyant bavardage des buveurs recouvre, parfois, sa voix.

Ma voisine me demande si je savais, en venant, qu’il était homo, Cliff. Elle avait envoyé des poèmes chez Gallimard. Mais sans piston, c’est comme pisser dans un violon.

A travers le raffut qui provient du bar, Pirotte tente de faire parler Cliff. Cette façon d’exprimer une expérience. Un désir d’aujourd’hui qui prend corps dans d’anciennes formes, le sonnet, la ballade, le dizain.

Horizon en pluie par la grande baie vitrée qui donne sur les collines.
Ce soir je me sens peu poète - et très découragé. Loin des jours de la vie éblouie. Loin. Je me roule en boule dans la boue du blues. Après la lecture ma mélancolie regarde les autres qui ont encore la force de jouer au billard.

Il pleut sur Montolieu.

De quelque cave connue de lui, Pirotte extrait comme d’un chapeau des bouteilles de Marsannay blanc. Il débouche avec des gestes de grand seigneur. Son côté clochard céleste. Mieux vaudrait ne pas rester à débiter des bêtises en dînant chez Pedro après les lectures.

Minuit, déjà. Cliff lit, griffonnés sur un cahier Snoopy, des inédits. Pedro ressert une liqueur glacée. Je ne sais pas dire au revoir. Chacun enragé dans sa cage.

Mes farces & imitations ont accablé Cliff. Il ne comprendrait pas que je lui dise que je le comprends. Ma paume sur l’épaule maigre de Jean-Claude. Chacun encagé dans sa rage.

Retour chez moi, rue Mondran, livres et cassoulets à bout de bras. Dormir (nous) refera un masque. Pour la parade.
Coucher mon ivresse dans le temps. Qui passe à l’envers. Comme à Nevers. Dans mon enfance.

Il ne pleut plus sur Toulouse. Mon enfance, ma première défaite. Assez ! Du Cabardès & de la Montagne-Noire, je ne connais rien. Ni personne. On n’habite nulle part. La mélancolie prend racine dans notre corps. Elle est notre territoire mental.

Notre extrémité la plus intime. Dans ces miroirs brouillés paysages & visages se reconnaissent à leur flou. On mourra d’un rhume de mémoire.

Poète comme personne. Nomade de notre origine monochrome.

— C’était comment, déjà ?