André Marfaing

« Entre, ou vers »

« Le besoin, balance au dessus d’un abime, et le sens communnous apprend que notre existence n’est que la brève lumièred’une fente entre deux éternités de ténèbres. » V.NABOKOV - Autres rivages -

D’emblée, le regard est conduit à faire front ! Il faut s’opposer à la toile. De face. Puis commencer à aller vers elle, dans cette volonté humble, de vouloir l’apprivoiser.
Laisser le silence s’étendre sous le regard. Assimiler ce blanc et ce noir, afin de se glisser entre. Dépasser la fracture ! Pour percevoir en cette faille si mince, ce que la peinture aurait à nous dire.
Entre! Là, doit sourdre l’imminence d’une révélation essentielle qu’ Edmond JABES a formulé en ces mots : « Cela est clair, la lumière est derrière ! »
Comme celle des vitraux en albâtre, dans l’ombre absidiale des chapelles romanes…
C’est un fait ! La lumière n’est pas dans la toile. Elle est derrière. Le poète a raison. Pourtant, à force d’une application du regard sur cette œuvre, nous parviens la sensation que le peintre, lui, sait quelque chose de la lumière. Car dans ce lent combat vers l’aboutissement de la toile, il faut bien à un moment la percevoir, et s’en faire une alliée. Nulle peinture n’existe sans la lumière ! Le rôle de l’artiste devenant alors d’en restituer sa présence, de nous en révéler l’éclat, sans bavardages.

Absolument impérative, la lumière ici, n’est pas dedans mais derrière. Imminente et cachée à la fois. Au-delà de ce blanc et ce noir que le peintre a choisi comme territoires de sa bataille. Manière volontaire de s’affranchir des données habituelles de l’expression picturale. Le noir, mélange de toutes les couleurs, et le blanc qui en serait l’absence. Non que le noir soit plus propice qu’une autre couleur à soutenir un ensemble de formes. Pas plus que le blanc ! Mais lorsqu’ ils s’affrontent, c’est pour poser la métaphore des extrêmes qui cernent notre condition d’humain et nous engloutissent dans leur différence essentielle. Le blanc vient donc en découdre avec le noir, laissant sur la toile de Marfaing, l’illusion d’une entente conciliaire.
Le peintre fait le choix des valeurs contre celui des couleurs. Annulant ainsi le jeu traditionnel de la palette. C’est l’invention d’un monde pictural désormais sans références. Deux masses extrêmes qui dans leur jeu avec la lumière laissent le peintre libre de toute création, et nous même libres de toute perception : celle d’un espace au-delà,
dont on peut supputer l’existence, et qui rend la toile porteuse d’un avènement.
Alors se profilent les contours d’un territoire, ignoré de l’artiste lui même, mais dont son travail reste le garant. D’un mystère qui le dépasse, sans le dissuader pour autant de se confronter à l’avancée vers un espace inconnu de silence et lumière qui en son acuité extrême, parviendrait presque, à tenir la mort en respect.
« Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle.»
R.CHAR La parole en archipel

Pour le peintre, à ce stade de risque et de travail, c’est le faux pas menace !
Son identité est alors toute entière engagée dans ce Faire qui l’emporte, et où il doit veiller à éviter la chute. Marfaing ne disait-il pas lui même :
« Dès le premier coup de pinceau, plus question de philosophie, de rêverie, mais d’une vigilance de tous les instants… »La fracture qui se fait jour entre ces deux espaces ne doit ni confondre le peintre, ni le décourager. Autour d’elle tout devient essentiel. Même réduite à une simple faille, elle n’en reste pas moins totalement voulue. Une probable révélation se tient à cette frontière, au voisinage manichéen du blanc et du noir qui rappelle la stupeur des origines :

« La peinture est une des aventures qui permet à l’homme de sortir du chaos » A.M.

En ce clivagetout se joue. D’abord le pouvoir de forcer le peintre à poursuivre, en restant au cœur même de son propos. Puis celui d’animer la toile de part et d’autre, révélant autre chose de ce qu’en façade elle propose. On sait qu’entrer en peinture c’est s’en remettre à l’incertitude de soi même. Se confronter au risque de l’impasse révélatrice ! Car la recherche passionnée de l’ineffable engendre le plus souvent une distance désespérante. Mais par un mélange de hardiesse et de timidité, de la pointe du pinceau et dans la sureté du geste, le peintre doit rester maitre de son avancée : seul à découvrir en faisant ce qu’ indéfiniment Marfaing ne cessa de chercher.

« une toile réussie est une toile qui n’avait pas été prévue ! » A.M.

Connaitre les périls, mais tenter de proposer une issue. Poursuivre une recherche
qui toujours repousserait la limite de son terme. L’évidence du propos s’affirmant à mesure et appelant au devant cet arrière - pays promis à une révélation plus vaste que celle que l’on espérait atteindre. Conscient qu’en l’absence de salut, on peut garder foi et confiance en ce qui est créé, pour continuer à dire ce que l’on ne peut taire. Car en cette affirmation du noir, persiste la présence ténue d’un espoir qui ne doit rien à l’espérance. Marfaing se défendait d’ailleurs de peindre ses états d’âme :

« Je ne suis pas plus angoissé qu’un être normal.» A.M

.

Dans la rigueur que nécessite toute entreprise sans concession, il n’avait d’autre volonté que de faire de chaque toile, un nouveau sillon, à la fois parallèle et pourtant différent du précédent. Le périmètre de sa recherche, étant le refus de toute référence, dans l’économie du dit.

« Je voudrais dire une chose totalement, avec le moins de mots possible.» A.M.

Pour cela il faut : Eviter la complaisance – Etre d’une absolue sincérité –Se tenir à distance de la neutralité, entre l’écart et l’équilibre - Agir sans contrôle de la volonté - – Trouver force dans la spontanéité – Conserver intact son degré d’exigence -

Dans ses débuts, par une gestuelle moins ordonnée, Marfaing travaillait aussi la peinture en pleine pate, dans l’ épaisseur de la matière. Noir et blanc se mêlaient davantage en une sorte de lutte existentielle. Epoque ou la couleur, par l’intercession du gris, du mauve, parfois du grège, faisait encore de timides apparitions, tout en sachant déjà les dés jetés entre blanc et noir. Un noir froid ou chaud, balançant de reflets bleutés à des irisations plus ocres. Vers la fin des années 70 s’impose le resserrement du geste. Désormais il tranchera dans le blanc avec le noir, affrontant ces contraires pour les rendre solidaires de sa quête. Déterminant l’espace d’un coup de dague, plus qu’il ne le compose. Comme le tailleur de pierre sépare d’un sec coup de marteau les plaques d’ardoises. Dans cet acte de partition, nulle violence mais une entière et totale détermination. Règne absolu d’une affirmation !
Pourtant, ce qui range Marfaing à part, c’est ce refus délibéré d’abandonner le geste à son propre instinct. Sans doute la beauté ne doit elle être qu’un départ…
« Ne restons pas à la parade, continuons » A.M.

Si chaque tableau procède d’un autre antérieur qui peut paraitre semblable, il n’en possède pas moins sa différence. Nous ne sommes donc pas soumis à un enfermement, comme pourrait l’induire la prétendue similitude des toiles, mais à une sorte d’enfouissement dans une recherche fuguée, toujours recommencée par delà le blanc et le noir. Aller de toile en toile avec l’impossible élucidation d’une question. Entrainé par la sensation de parvenir à la révélation qui jamais pourtant ne se laisse réduire. D’une force entière le peintre exerce sa volonté sans doute illusoire de réaliser enfin cette toile définitive qui lui permettrait de s’arrêter de peindre… Comme une totalité close sur elle même. Ne me disait il pas un jour qu’une rétrospective de son œuvre pourrait fort bien se réduire à ne présenter que son meilleur tableau !
Il y avait toujours chez Marfaing, à chaque commencement, la volonté de rassembler la totalité de son propos. Avec entre blanc et noir, cette infinie multiplicité de possibles. Comme la vie inconnue, derrière le rai de lumière qui sépare des persiennes mi closes… Sans doute y a-t-il au fond même de cette démarche, une volonté de délivrer la peinture de son assujettissement. La libérer de la fonction à laquelle une antique sédimentation des savoirs l’a confinée en tant qu’art ; et nous a accoutumé en tant qu’amateurs concernés.

Nulle facilité ! Juste la frontalité requise. Les toiles de Marfaing ne viennent pas à nous. C’est à nous d’aller vers elle. De faire cette plongée secrète dans le monde sans parole d’un peintre peu disert. Mais son propos est si fondamental que seul un regard de front, seule une lecture sans cesse recommencée de cette œuvre, pourra nous révéler les quelques espoirs qu’en peignant, l’artiste aurait peut être fugitivement perçus. Infiniment fragilisé par la certitude de n’avoir pourtant pas tout saisi. Se trouvant ainsi contraint de reprendre sans fin ce qui tant de fois déjà, fut tenté avec la même force, la même foi, laissant toujours le peintre, au bord du presque, dans sa recherche in-finie vers le jamais comblé. Puis à nouveau dans le regain d’espoir que suscite l’entreprise de la nouvelle toile :
« … entre la forme ou elle se saisit, et l’illimité ou elle se refuse. » M.BLANCHOT

Le plus souvent, l’apprêt mis sur les toiles avant de les entreprendre, est blanc.
Marfaing, venait donc y poser le noir. Qu’eût il advenu si partant du noir, il y eut
forcé le blanc ? Probablement la même peinture. Car entre ces deux extrêmes
son propos n’a jamais varié. Sa vie durant, c’est dans le choix affirmé, de ce que noir
et blanc catalysent ensemble, qu’André Marfaing a tenté de trouver sa liberté au-delà même de la peinture. Nous léguant avec opiniâtreté une œuvre unique, aussi personnelle qu’ essentielle, dont il nous faut maintenant nous efforcer de percevoir la parole nourricière !

A la fois Entre et Vers, laissant sourdre ce qui veut se révéler…
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michel dieuzaide, Castelvieilh, aout 2007