François Canard

Caravanes, la vie bâchée

 

Ceux qui vivaient là, en âmes errantes ou nomades, sont-ils encore ficelés sous la bâche des jours ?
Des cris d’enfants répandus dans les prés, entre les arbres et leurs écorces. La rosée des présences encore étendues sur la corde à linge des départs. Ils sont partis ceux qui tournaient dans les ventres chauds de ces caravanes. Rien que la déchirure de l’effacement.
Silence, sauf le vent qui gifle les plastiques dérisoires montés contre la rouille du temps, et qui cogne parfois une étrange musique d’autrefois. Ces caravanes abandonnées sont comme désuetes orgues de barbarie du temps qui fut.

Ils sont partis ceux qui donnaient vie et bruit. Elles ne sont là pas encore démantelées, mais déjà saisies de l’intérieur, froides à jamais.

Refuges délaissés, et l’errance est allée se perdre encore plus loin que ces quelques coquilles repliées en boule contre l’espace. Il reste ces caravanes rejetées, comme bateaux échoués par les océans indifférents. Elles attendent entre les arbres et les herbes folles, sans aucune marée à venir. Les tremblements des départs s’immobilisent, les roues sont prises dans les ornières du temps. Maisons perdues, wagons sans partance, les caravanes sont figées, dans le carré de terre des souvenirs qui reste encore oublié comme elles.
Vieilles, tremblantes sur leurs deux roues qui boitent, elles ne seront plus jamais tractées vers l’ailleurs. L’oubli seul les visite encore. Seules les ronces les reconnaissent. La chandelle est morte, elles n’ont plus de feu, et la porte ne s’ouvrira pas. Elles sont nos doutes jetés au bord des routes, nos jouets de vieux enfants mis au rebut.

L’ailleurs est déjà parti loin.

Seules dans l’immobile, elles se souviennent des gens qui trouvèrent entre leurs bras, l’illusion de la liberté, de la fraternité entre deux verres de rosé et quelques parties de cartes. Les paroles et les rires, les désespoirs parfois aussi, sont encore enclos dans leurs carcasses.

Pour que ces éclats de vie ne viennent point heurter nos présents, on a emmailloté ce qui fut la maison. Ce qui fut l’aventure, ou l’habitude douce comme la mousse, demeure hébétée, immobile, avec le refrain obsédant du vent sur leurs toiles ébréchées : partir, revenir, partir.

Les caravanes attendent, cris enfouis en elles, dans un linceul de plastique, elles sont là à l’écart des routes, vaguement ficelées contre pluies et lunes mauvaises. Tenues en laisse sans doute.

Elles attendent, un jour quelqu’un reviendra peut-être chercher les billes de son enfance, les fraternités passées. Et il trouvera infiniment petit ce qui fut son immensité.

Alors, il relèvera puis remettra la bâche. La caravane aura cru un instant avancer à nouveau sur les chemins, mais non. Elle saura alors que plus rien n’arrivera en ce monde. Elle attendra la rouille et l’ensevelissement des herbes. Galets vieux comme les mers, on ne jouera plus avec ses rondeurs, ses recoins, ses niches, ses abris contre l’extérieur.

Les photos de François Canard donnent à toucher cet abandon une fois la fête finie, cette attente d’un retour impossible.
Ces laissées pour compte des grandes vacances, ces compagnes de l’été enfui, n’ont pas besoin d’esthétisme, de cadrage ou de misérabilisme pour venir à nous, et nous conter leur histoire.
Aussi la photo est brute, immédiate, documentaire, mais une tendresse infinie monte de ces images, chuchotant un temps oublié où la joie se mettait en bouteille et en caravane. Maintenant la poussière des solitudes s’amoncelle sous les bâches, sous la vie apparente. On entend les retours impossibles dans ces images, la vie crisser comme elle peut, se mettre en hibernation, et les rêves stockés frémir encore sous les arbres.
La traversée est finie, les images commencent, elles soulèvent les bâches. Les caravanes s’ébranlent.

Gil Pressnitzer