François Canard

Une vie entière dans les arbres

 

Certains sont obsédés par l’azur, l’azur. Moi en tant qu’homme et photographe je suis habité par les arbres. Je chemine vers eux, ils marchent en moi, ils tracent leurs traces au fond de mon écorce intime. Ils sont mes sentinelles, mes balises.
Ce compagnonnage ne date pas d’hier. Délaissant un peu ma vie en clair-obscur des salles de concert, je suis revenu dans l’empreinte de la nature. Dès 2001 je suis allé au milieu des pierres, des eaux, des végétaux.

Les odeurs de mon enfance étaient encore là. Et l’enracinement aux arbres a fait son chemin.
Mon approche de la photographie des arbres ne procède nullement d’un ordre esthétique, ni d’une mode.
Elle est primaire, primordiale, élémentaire.
C’est par les sens que je touche les arbres au travers de mes images.
Le frémissement, le bruit, les odeurs, les pas, sont mes voisinages avec les arbres.

il ne s’agit point de les capter formellement, de les restituer, de les construire. Non il s’agit de pouvoir faire affleurer ce choc intuitif qui me saisit au hasard de mes chemins en passant près de ces êtres murmurants.
Tout était chemin, tout doit rester rencontre au détour des pas des formes et des émanations des arbres.
Une régénération du regard s’opère au travers de leurs silhouettes. Ce n’est pas une approche ésotérique ou anthropomorphique. Les arbres sont là dans leur respiration immémoriale, il faut tenter de rendre leurs buées, leurs souffles par la plastique de la photo. Sans les trahir, sans proposer un substitut photographique.

Mes images sont un chemin, les arbres y marchent à leur rythme. Je vais par les chemins les attendre.
Mes images voudraient être une nouvelle écorce à ces amis.
Elles oscillent entre le silence d’un tronc d’arbre, qui à lui seul soutient l’hiver, et nos neiges intérieures. Les quatre saisons des écorces racontent leurs histoires chuchotées et éperdues. Les arbres ne forment pas la forêt, mais ils forment la voûte des humains, leurs racines projetées sur l’écran des jours.

Mes photographies deviennent les feuilles mises à plat du parcours des hommes. Elles retracent les chemins des liens profonds qui font qu’autour de l’arbre se jouent nos petites miettes d‘éternité. Par les vents et les oiseaux nous remontons nos éloignements pour arriver jusqu’aux arbres, bornes et secrets murmurés. Les arbres se feuillettent au travers des nervures des photographies, et sous le vent du regard ils deviennent solides. Et les arbres se déplacent dans cet espace tissé autour d’eux. Une vie s’enroule contre les troncs.
Voici pourquoi je marche encore et toujours vers les arbres, et que j’essaie de les donner à voir, comme ils sont apparus dressés sur la vie.

François Canard

Arbres

Arbres papiers collés sur le ciel que nous tentons de dresser entre nous et la terre !
Le parcours actuel de François Canard nous parle des élancements et des chutes de nos frères les arbres. Ses images font une nouvelle écorce à ses amis.
Elles oscillent entre le silence d’un tronc d’arbre, qui à lui seul soutient l’hiver, et nos neiges intérieures. Puis tout devient attente.
Juste un instant que la mousse se mette à rêver. Que l’eau se mette à monter comme du lait qui bout. Que tombe la brume sur la pointe des pieds, que roule une cascade aux cheveux fous.

Nous sommes enfin le même souffle que les arbres.
Quelle est la route entre ces arbres marqués en pointillés de la hache des jours, ces arbres gelés qui vont se cacher vers la porte du fond de nos jours, et nous qui les regardons ?

Ce long périple sans doute à vouloir un jour être totalement présent au monde, ne plus simplement être le voyeur d’entre les embrasures des visages ou des corps, mais enfin tutoyer la vie immédiate, celle qui plonge, celle qui attend tapie dans l’écorce et le givre.

Un arbre cerclé de fougères, un corps en face bientôt cerné des éclaboussures invisibles du bois.
Entre l’apparente immobilité de l’un et le déplacement furtif de l’autre, la même vie immédiate, plus ou moins dévoilée. Frisson et attente, de la caresse rude de l’eau, de la caresse émue de la rosée, sur le front lourd de temps des arbres. Là un arbre couché comme femme offerte, là la terre qui oublie sa fièvre et met son front contre l’arbre.

 

Les quatre saisons des écorces racontent leurs histoires chuchotées et éperdues. Les arbres ne forment pas la forêt, mais ils forment la voûte des humains, leurs racines projetées sur l’écran des jours. Les photographies de François Canard deviennent les feuilles mises à plat du parcours des hommes. Elles retracent les chemins des liens profonds qui font qu’autour de l’arbre se jouent nos petites miettes d‘éternité. Par les vents et les oiseaux, nous remontons nos éloignements pour arriver jusqu’aux arbres. Réunis.
Les arbres nous parlent de nos nuits, de nos amours, de notre sang monté en sève. Avant que nous devenions charbons de bois, il nous reste les arbres, et face au ciel couvert de fougères, le froid du monde recule. Les corps s’impriment sur l’écorce. Nous demeurons un peu plus longtemps par les arbres.
Sentinelles, balises, ils demeurent aux lisières de nos écorces intimes.
Chemins vers les odeurs de l’enfance, retour fondateur aux empreintes de la vie.
Comme mains apposées sur les grottes du temps, les arbres témoignent du passage, non pas des hommes éphémères, mais du vent qui sait la fin des choses.

Les photographies deviennent alors les feuilles mises à plat du parcours des hommes. Elles retracent les chemins des liens profonds qui font qu’autour de l’arbre se jouent nos petites miettes d‘éternité. Par les vents et les oiseaux nous remontons nos éloignements pour arriver jusqu’aux arbres, bornes et secrets murmurés. Une vie s’enroule contre les troncs.

Pendant tant d’années François Canard a appuyé sur ce bouton qui déclenche la guillotine du temps, la mise en cage de l’éphémère. Puis patiemment, humblement, il aura appris, cellule après cellule, pellicule après pellicule, à n’être que lui-même, c’est-à-dire profondément et intensément un voyageur, non plus celui qui fige, qui collectionne des moments empaillés, avec l’odeur du formol naturalisé des moments abandonnés de la lumière, mais celui qui laisse la vie s’ébattre dans ses photos.

De ses enchantements du monde en Afrique, en Pologne, en France profonde, ou ailleurs il a mesuré le pouvoir des images, révélateur ou mensonge, épiphanie ou imposture. Il a voulu aller vers un chemin de vérité.
Dans la sarabande des corps et des visages des musiciens de jazz en volutes sous les projecteurs, trous blancs d’énergie, et entre les vrilles des sons, projections de soleils au plafond, il a servi dans la tranchée réservée aux photographes, afin que la mitrailleuse des regards les fauche en premier. Puis jusqu’aux terres asséchées qui ne connaissent que l’eau des ombres des gens qui les foulent, François Canard a marché. Toujours plus près des éclaboussures de la vie, celle qui jaillit du quotidien décalé, pas celle qui tâche avec ses armes en contrebande. Non c’est la vie de la fraternité, d’un corps qui s’élance dans l’eau, d’un arbre qui montre ses traces et ses blessures qu’il guérit dans la neige, seconde écorce.

Avoir drapé dans l’éternité les mains de Miles Davis vous rend à jamais quitte envers les dévotions obligées vis-à-vis des dieux qui se nichent dans les pulsations du jazz. Certes on entrevoit encore dans l’obscurité des scènes, l’ombre du faune comme une ombre chinoise projetée sur la musique, François Canard qui au premier rang du souffle met en cage les magies sauvages des musiciens. Mais son corps astral de photographe est déjà si loin. L’événement rend les armes de l’illusoire devant le sacré du quotidien, le plus anodin, si proche et si loin. Devant la poudrerie des arbres qui respirent si bas, si légèrement qu’il faut se taire pour avoir le droit de les approcher.

Ses images denses convergent vers le rituel de la vie, et non plus vers le beau mensonge de la scène. Des armes que l’on met en tas comme des bûches pour l’hiver, des villes robotisées paissant près des terrains vagues, des tours qui ne savent plus où est le ciel, des bateaux échoués dans nos tempêtes, tout cela il l’a vu dans ses longues marches, mais il ne se souvient plus que de la parade des arbres pour que le destin soit favorable, et de la joie jaillissante des baigneurs dans le corps à corps des gifles de l’eau.

Bien sûr des choses étranges sont laissées par la vie derrière elle, comme un jeu de piste : là une affiche, là une statue, ici un corps de femme.
Une femme nue devient buée sur la vitre du temps, le regard vers une pluie à venir encore ; ses brumes face à celles du matin. Rosée de la femme, rosée de la fenêtre enfin en contact. Qui fait le monde en gouttes ?
Dessinez des raccourcis, des points de condensation, sinon les solitudes jettent déjà leurs filets. Si vous voulez que ce visage tendu vers l’ailleurs puisse enfin s’envoler de la glue des larmes ne croisez plus jamais son regard.

 

Avec ces images, François Canard nous permet de construire et reconstruire nos cabanes hors de la glaise, vers un ordre ancien que soufflent encore les racines. Cabanes dans les arbres, photos dans les airs. Une vie s’enroule contre les troncs.
Cette vie joue au milieu des arbres qui tressent le temps avec des bras brisés. Il pleure sur les arbres des larmes du temps. Tous les souvenirs remontent silencieux vers la source.

Cette vie est là, sans mise en scène, sans projecteur, sans public, elle peut enfin se laisser aller et venir vers nous négligée, en robe de chambre des moments vrais.

Aucune main ne la contient tout entière, si ce n’est la main d’un photographe. Les traces révélées de la vie.

Les arbres deviennent des arbres humains.
Les arbres se feuillettent au travers des nervures des photographies, et sous le vent du regard, ils deviennent solides, ils se déplacent dans cet espace tissé autour d’eux.

L’ombre des arbres s’appelle photographie.

« L’arbre se sauve en faisant tomber ses feuilles. » (Pierre Jean Jouve)
Il peut aussi se sauver au creux des photographies de François Canard, qui elles aussi ont de profondes racines.

Gil Pressnitzer