L’École toulousaine de 1950

par Henry Lhong

Le 9 décembre 1950, dans ce Marienbad désolant qu’était le Palais des Arts de Toulouse, s’ouvrait le Salon « Présence-1 ». On ne pouvait choisir un plus judicieux titre. Pour la première fois sans doute, de jeunes artistes unis par la camaraderie, déjà liés en groupe puisque, depuis un an et plus, ils exposaient dans des galeries toulousaines, décidaient d’affirmer leur présence et de l’affirmer ensemble.
L’esprit qui les animait, c’était sans doute ce désir qu’ils avaient en commun de briser les cadres étriqués de la Province, de ne plus se vouloir, sinon des peintres toulousains, du moins uniquement des peintres de Toulouse, avec tout ce que cette expression peut contenir de folklore aimable et de repliement sur soi, mais au contraire des peintres tout court, se posant en peintres des problèmes de leur époque et prenant leurs leçons, leurs modèles, chez les plus grands Picasso, Braque, etc...

Un grand poète, d’ailleurs, ne s’y était pas trompé et ces jeunes gens pouvaient, à juste titre, s’enorgueillir de cette lettre qu’il leur avait adressée, griffonnée sur papier bleu, et qui comprenait cette phrase : « Je vous fais confiance. » Elle se terminait par « mon coeur est avec vous » et elle était signée Blaise Cendrars.
Les peintres ? C’étaient Jacques DE BERNE, Raymond CLERC-ROQUES, Andrée CHOCARD, Noël COURROUY, Geneviève DUBOUL, Louis DUGUY, Jacques FAUCHE, Jean HUGON, Pierre IGON, François JOUSSELIN, André MARFAING, Jean MICOINE, Pablo SALEN, Daniel SCHINTONE, Pierre SAINT- PAUL.
Il y avait aussi des sculpteurs et nous parlerions d’eux bien volontiers si notre propos était la sculpture.

On aurait sans doute beaucoup étonné ces jeunes artistes si on leur avait dit qu’ils formaient un groupe constitué, ayant en commun une facture, une technique ou une position à l’égard de la Peinture.
Le seul lien, à leurs yeux, paraissait être l’amitié. Mais avec le recul on est frappé de voir quelle était alors la communauté de leurs recherches, on est frappé de voir combien, plus fortes que les différences, étaient lisibles les parentés.
Ils avaient presque tous en commun une palette janséniste : des noirs, des bleus, des terres, des violets.
Ils avaient en commun aussi le goût de l’architecture rigoureuse, un peu sèche, toute une esthétique qui ne reniait pas l’apport des Cubistes.
Ils étaient tous figuratifs, certes, mais on sentait, à la façon qu’ils avaient d’enserrer le sujet dans un réseau rythmique
aux cadences précises, une tension pour atteindre à la picturalité pure ou, en tout cas, à la « déréalisation
du sujet.

Par une sorte de synchronisme troublant beaucoup plus que par influence, ils participaient d’un « expressionnisme misérabiliste » qui s’imposait à Paris avec le lancement de Bernard Buffet, lequel venait de peindre quelques-unes de ses toiles majeures.
Et telle toile d’Igon, par exemple son crâne de bœuf de 48-49, telle toile de Fauché de la même époque s’inscrivent
très honorablement dans cette tendance dont nous parlions.
Ce synchronisme prouve bien ce que nous avancions tout à l’heure, à savoir que ces peintres ne vivaient plus à la seule ombre des clochers toulousains mais se voulaient bien présents dans les problèmes de la peinture de l’époque.
Cette sécheresse, ce jansénisme, ce goût de Port- Royal étaient heureusement tempérés par une dimension poétique et une sorte d’élégance innée, un peu maniériste, qui est peut-être le propre de tout art languedocien.
Et lorsqu’on revoit, avec le recul, des toiles de cette époque, on est beaucoup moins frappé par leur audace que par leurs nuances, la subtilité des accords sourds, les nuances fines des palettes, la sûreté des mises en page. Même ceux parmi eux qui ne renonçaient pas à la couleur l’utilisaient avec race, reniaient tout clinquant.

Des peintres, ai-je dit, au coeur des problèmes de leur époque. Les années 50, c’est la grande montée de l’Abstraction en France, ou plutôt sa diffusion dans le public, c’est aussi la grande polémique autour de l’Art Sacré.
C’est pourquoi on comprendra mieux que la deuxième manifestation du groupe ait été précisément, en mai 1951, une exposition d’Art Sacré et qu’on ait vu voisiner avec leurs oeuvres, dans le vénérable et bel Hôtel des anciens Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, des compositions de Manessier, les maquettes de Fernand Léger pour l’Église d’Assy et un chemin de Croix de Léon Zack.
Six mois plus tard, d’ailleurs, M. l’abbé Casy-Rivière, « curé de plusieurs paroisses dans le pays de Foix » pour reprendre une phrase dédicatoire de Montherlant, demandait à Igon, Clerc-Roques et Fauché de décorer, à La Bastide-de-Besplas, son église.
Mais nous voici en 1954, avec l’exposition « Rencontres », magistralement organisée par Robert Aribaut et Ch. P. Bru. Nos peintres commençaient à choisir des voies différentes. Le temps où ils se groupaient pour présenter leurs toiles était passé.
C’était les amateurs et les critiques qui prenaient la relève, preuve qu’ils s’étaient affirmés, qu’ils avaient apporté une sensibilisation notable des milieux artistiques toulousains aux problèmes picturaux.
Ils restaient toujours « les jeunes peintres ». Mais ils avaient trouvé un public.
Que reste-t-il après 15 ans de cette flambée ? Sûrement pour quelques-uns d’entre nous qui en avons été témoins, une nostalgie de cet esprit de groupe, que l’on n’a plus retrouvé par la suite, parce qu’il venait des peintres et uniquement d’eux.
Aussi, et surtout, un bilan très positif des aventures individuelles. Car c’est à présent en termes d’individus qu’il convient, de parler.
Si la plupart d’entre ces artistes ont quitté notre ville - Marfaing, Jousselin, Saint-Paul, Hugon, Micoine, Duguy, De Berne, etc. - quelques-uns d’entre eux ont choisi de rester en Province et c’est d’eux maintenant que nous allons parler.
Entre les toiles très sombres du début et celles, plus colorées, où les blancs, les gris et les noirs s’harmonisent avec bonheur à des couleurs pures, que peint actuellement Daniel SCHINTONE, il y a une constance : celle de l’arabesque très nettement influencée par l’estampe japonaise et aussi une probité, une délicatesse, un amour de la belle matière, du beau métier, qui ne le quitte pas.

Son thème favori, c’est la Femme, splendidement fière de son corps, harmonieuse, sensuelle, flexible, qu’on voit souvent au premier plan des toiles, déhanchée, la pose donnant tout son prestige au bassin.
Elle est parfois entourée de chevaux, elle participe à des fêtes, où le masque, les guirlandes, les lumières jouant sur la soie des cheveux ont leur part et une belle part.
Monde raffiné, où des correspondances subtiles jouent entre des paysages et des personnages, entre le ciel, la mer et des corps nus.
Monde que sûrement n’aurait pas renié Baudelaire, en quête d’un pays où tout serait « Luxe, calme et volupté."

Parce qu’ils sont eux aussi figuratifs, faut-il rattacher à l’École Toulousaine de 1950, des peintres comme Michel GOEDGEBUER et Christian SCHMIDT ?
L’un et l’autre n’ont pas eu avec le groupe dont nous parlions des attaches aussi précises que SCHINTONE.
Ils sont d’une génération intermédiaire entre celle des Maîtres et nos amis.
GOEDGEBUER, entre 43 et 47 avait déjà fait un long séjour à Paris, à l’Atelier de la Grande Chaumière.
Quant à Christian Schmidt, en 1950, il faisait déjà figure d’aîné et menait de front ses deux activités de critique et de peintre.
Notons d’ailleurs à l’actif de ce Janus éclairé qu’il fut un des premiers à défendre le groupe Présence et à en souligner l’importance dans un Journal de l’époque (La République », octobre 49).
Ce qu’ils ont en commun tous les deux, c’est d’être des Hommes du Nord qui, non seulement se sont acclimatés en Languedoc mais sont devenus des Méridionaux enthousiastes. Et si nous les incluons dans L’École de 1950, c’est parce que c’est à peu près à cette époque-là qu’ils s’imposent (exposition SCHMIDT - GOEDGERBUER. Galerie M. Œuillet, avril 1950).

Michel Goedgebuer est d’abord un peintre des paysages et également des animaux. Excellent graveur, possédant une rare maîtrise, il est aussi un dessinateur et un gouachiste de, talent. Ses paysages sont extrêmement terriens, lourds de vie animale, et lui aussi, pendant longtemps, a préféré aux prestiges de la couleur, une palette plus retenue.
Dans ces dernières toiles, en revanche, on sent passer un nouveau souffle lyrique, qu’accentue un chromatisme tout nouveau chez lui, très libéré.

Christian SCHMIDT, lui, qui se dit volontiers plus Méridional que nature essaie de rendre dans sa peinture l’éblouissement permanent qu’il ressent devant le soleil, la mer bleue, les cieux d’Espagne ou d’Italie qui savent prendre des teintes d’outrance.
Il y a chez lui un goût violent de la couleur, de la pâte, un grand plaisir à peindre des empâtements sableux, à rendre cet aspect rugueux et chatoyant des choses méditerranéennes.
Si comme chez Schintone, on sent chez lui de l’hédonisme, un intense plaisir, celui-ci est quand même d’essence différente. Subtil et feutré, comme murmuré chez l’un, il devient, direct, violent et enthousiaste chez l’autre dans une peinture qui affirme sans cesse une réelle présence et un tempérament.

À l’intersection de la Figuration et de l’Abstrait, il faut sans doute placer Jacques FAUCHE, un des peintres les plus doués de sa génération.

Parti d’une figuration très stylisée, très hiératique, dans laquelle on pouvait déceler un graphisme qui devait beaucoup aux arts figés : l’Egypte, l’Art Roman, Jacques Fauché a évolué vers une peinture luministe, dont la technique pouvait rappeler le pointillisme de Seurat.
Sa ligne, à la fois précise et racée, sa palette et sa façon de poser la couleur en lui donnant le velouté de la gouache font de lui un peintre que l’on reconnaît tout de suite, en dépit de son évolution.
Les amateurs toulousains ont eu récemment l’occasion de voir de lui une exposition déconcertante à travers laquelle on a vu naître un Fauché qui renonçait à toute figuration même allusive et s’engageait dans une voie de recherche qu’on pourrait en première approximation apparenter aux recherches menées par Vasarely et par son groupe et qui se donnerait pour but, les chocs et effets rétiniens.
En première approximation seulement.
Car ceux qui ont suivi les recherches menées depuis plusieurs années par Fauché et qui transparaissaient déjà dans ses toiles figuratives savent que c’est peut-être d’un autre enjeu qu’il est question.

Le cadre de cette présentation ne nous permet pas de nous étendre comme nous le voudrions sur l’originalité de la démarche. De plus, le caractère expérimental actuel, le côté « peinture de laboratoire » qui caractérise la présente peinture de Fauché ne permet pas de donner des conclusions hâtives.
Disons en quelques mots - insuffisants - que si l’on admet le postulat suivant : à savoir que la Peinture, de Lascaux à nos jours, a toujours été faite selon un certain nombre de lois éternelles, et qui touchent la composition, la gamme chromatique et les échelles de valeur à l’intérieur de cette gamme, Fauché essaie de trouver de nouvelles voies. Disons aussi, en utilisant un vocabulaire emprunté à la Musique, qu’il essaie de remplacer la tonalité par une atonalité, qui procéderait par « séries ».

Dans une récente interview, Michel Roquebert posait cette question : « Igon, êtes-vous le chef de file de l’École de Toulouse ?»
Et quelle que soit la réponse donnée, c’était reconnaître au peintre Pierre IGON, âgé de 42 ans, une aptitude à la « Maîtrise ». Le monde d’IGON est un monde secret, un univers refermé sur lui-même.
Pas du tout intimiste d’ailleurs. Au contraire, et de plus en plus, assez monumental. Cet aspect secret et fascinant, on le sentait déjà dans ses premières toiles figuratives, où les sujets qu’il affectionnait étaient les crânes ou les animaux écorchés.
Son passage à l’abstraction n’a fait que donner de la force à ses signes dont l’ossature noire des graphismes s’apparente assez à des figures mystérieuses de peintures rupestres ou de totems. Monde primitif, ou primaire, ou, si l’on préfère premier.

J’entends par là monde de l’instinct et monde nécessaire. La peinture d’Igon, même si elle ne se réfère plus au contexte trop lisible des apparences, reste une peinture « évidente » et qu’on sent longuement portée et habitée par l’artiste et jaillie dans une nécessité impérieuse et informulable en termes de raison. C’est peut-être pour ça que cette peinture nous touche et qu’on peut vraiment parler, à son propos, d’expression.

Henry Lhong