Michel Roquebert, critique d’art

Entretien avec Garance Thouzelier

Vous êtes connu comme historien, notamment du catharisme. Comment êtes-vous devenu critique d’art à La Dépêche du Midi ?

Venant de l’Éducation nationale (j’avais fait une licence de philosophie et j’enseignais, en intérimaire), je suis entré comme journaliste à La Dépêche à Toulouse, en 1955.
J’étais aux informations politiques mais les activités artistiques et culturelles m’intéressaient, et il m’arrivait de donner de temps en temps des "papiers" sur des livres, des écrivains, des musiciens, des peintres.
À partir de 1963, je ne me suis plus occupé, pratiquement, que des activités artistiques et j’ai ouvert une chronique quasi quotidienne, "Au carrefour des arts", dans laquelle je rendais compte des expositions, des concerts et des spectacles de théâtre (sauf l’opéra, confié à Charles Mouly).

Dans le même temps, j’avais commencé à m’intéresser à l’histoire et, après la sortie de mon premier livre "Citadelles du vertige" en 1966, j’ai décidé de me recycler dans l’histoire médiévale (cours de Philippe Wolff, à la Faculté, qui était encore rue Albert Lautman).
En janvier 1968, à ma demande, La Dépêche crée une Rédaction "Arts Spectacles" dont la direction m’est confiée, et je transforme ma chronique en une page quotidienne tout entière consacrée à la vie artistique et culturelle.
J’ai alors pour collaborateurs Marie-Louise Roubaud pour tout ce qui est littéraire, Yves Marc pour le théâtre, Charles Mouly pour l’opéra, Etienne Chaumeton pour le cinéma.

J’assure moi-même les concerts et les expositions.
En 1976, à la page quotidienne s’ajoute un supplément hebdomadaire de quatre pages qui paraît le mercredi, "Toulouse Arts- Spectacles".
Les activités artistiques se développant à Toulouse et La Dépêche s’étant installée au Mirail la gestion de mon service me contraint à être de moins en moins sur le terrain : je confie alors la chronique des expositions à Robert Aribaut, la musique à Anne- Marie Chouchan (sauf l’opéra et la danse, que Charles Mouly assure toujours, jusqu’à sa retraite), les Variétés à Bernard Lescure, et Viviane Nortier vient renforcer Etienne Chaumeton pour le cinéma.
J’ai quitté La Dépêche en 1983 pour poursuivre mes recherches historiques et continuer à écrire (des livres) et à publier. Henri Rozès, puis Bernard Lescure, ont pris ma succession à la tête de la Rédaction artistique.

Quelles étaient vos intentions en tant que critique d’art ?

Mes intentions en tant que critique d’art faire essentiellement un travail d’information.
C’est-à-dire, d’une part, annoncer et rendre compte de ce qui se passait ; d’autre part situer ce qui se créait à Toulouse (je parle ici surtout pour les arts plastiques) par rapport à l’évolution générale de l’art contemporain.
Essayer de faire comprendre que la peinture, en 1960, ce ne pouvait pas être seulement celle des peintres du dimanche et de tous ceux qui se retrouvaient au Salon des Méridionaux ou à celui des Occitans ; que les enjeux de la peinture, à notre époque, ce n’étaient plus le bouquet de fleurs, le portrait du chien à qui il ne manque que la parole, ou le coucher de soleil sur le lac de Saint-Ferréol.
Ce qui me conduisait nécessairement à mener un combat pour la modernité (de même, en musique, pour l’ouverture au répertoire contemporain), c’est-à-dire à donner plus d’importance par exemple au salon "Art présent" - initiative privée due à Henri Lhong - qu’au très officiel Salon des Méridionaux.
Au total, une activité un peu pédagogique, qu’il m’est arrivé parfois de prolonger par des conférences publiques. Bien sûr, il était difficile de ne pas faire entrer en ligne de compte mes goûts personnels, mais j’ai toujours essayé de ne pas les imposer et d’éviter, pour moi-même d’ailleurs, tout sectarisme j’ai mis autant de passion, je crois, à défendre un figuratif comme Pradal qu’un abstrait comme Igon.

Je n’ai pas été le critique d’une chapelle (du moins je l’espère !).

Quel était l’état d’esprit de La Dépêche du Midi dans ces années-là ? Quelle importance accordait-elle à l’art et à la rubrique art ?

Assurément, La Dépêche était alors très attentive à toutes les questions d’ordre culturel.
C’était d’ailleurs une très vieille tradition. Quand je suis entré à La Dépêche en 1955, il y avait alors chaque jour en bas de la première page, titrées sur deux colonnes, d’un côté une rubrique intitulée "Idées et doctrines", où s’exprimaient des hommes politiques, des professeurs, des juristes, des économistes etc ; de l’autre "Hommes et choses", où s’exprimaient des écrivains, ou des journalistes, sur des sujets littéraires ou artistiques.
La page 2 du journal était alors largement consacrée à la suite de ces articles qui débutaient en première page.
Entre les deux guerres, ces deux rubriques avaient eu des signatures prestigieuses. En dehors de cela, il y avait en 1955 une page hebdomadaire consacrée aux livres récents, présentés chacun en quelques lignes, tout comme les films nouveaux, dans la chronique locale du mercredi.
Pour le reste, tout se faisait au coup par coup, l’information à caractère artistique et culturel ayant alors (mais c’est valable pour toute la presse régionale française) infiniment plus d’importance qu’elle n’en a aujourd’hui. Je pouvais faire par exemple deux colonnes entières (et le journal était en grand format) sur la mort de Bertold Brecht, ou celle Éric von Stroheim, ou un très long "Hommes et choses" sur Camus et Malraux (quand le prix Nobel fut donné à Camus, alors qu’on attendait Malraux...), puis, quelques années plus tard, une page presque entière sur la mort de Camus.

Jusqu’aux années 80, un quotidien pouvait se payer le luxe de consacrer une page entière à un sujet artistique.
Je me rappelle avoir ainsi écrit des pages entières sur Picasso, sur Chagall, sur le centenaire du Faust de Gounod, sur celui de l’Olympia de Manet, sur la sculpture du porche de Moissac, sur les Vierges romanes, sur l’exposition "Les années folles" que le journal m’avait envoyé voir à Paris, sur les retables catalans, sur Ravel, sur Eugène Sue etc. Toutes choses qui sont impensables dans la presse aujourd’hui.
Quand j’ai pris en mains, pour les regrouper, les organiser et les développer, les chroniques artistiques, La Dépêche m’a donné la surface quotidienne de papier que j’estimais nécessaire (puis, dans un second temps, et en plus, le supplément hebdomadaire) et m’a permis de choisir mes collaborateurs au sein de la rédaction, dont deux, puis quatre ensuite, attachés à plein-temps à la rédaction "Arts-Spectacles". Sur le fond, j’avais carte blanche absolue, à la fois pour le choix des articles et pour leur contenu (laissant moi-même à mes collaborateurs, cela va de soi, une totale liberté d’expression).
Je ne subissais par ailleurs aucune contrainte d’ordre publicitaire ou commercial.
Je pense qu’il y a eu un Âge d’or de la presse artistique et culturelle, qui est loin derrière nous. Songez qu’il y avait alors trois hebdomadaires nationaux : "Les Nouvelles littéraires", "Les Lettres françaises" et "Opéra" devenu "Arts Spectacles", qui couvraient la totalité du champ artistique et culturel.
Ils ont disparu et n’ont plus leur équivalent aujourd’hui.

Comment évoqueriez-vous le contexte culturel de Toulouse ?

Les années 1960-1980 ont été marquées (à mon sens) par le passage de Toulouse à la modernité.
Il fut essentiellement l’œuvre, à mon avis, de personnes comme Henri Lhong, qui créa le Salon Art présent puis la Galerie L’Atelier ; Christian Schmidt, peintre lui-même et directeur du Centre culturel de la rue Croix-Baragnon ; Simone Boudet (galerie La Joie de Lire) ; Maurice Oeuillet (Galerie Oeuillet) ; Laurence Izern (Galerie Protée, qui prit le relais de la galerie de son mari, Jacques Pulvermacher, située en face) ; et la céramiste Mat, qui créa à Bonrepos-Riquet la galerie "Terre d’Ocre".
Et bien entendu Denis Milhau, conservateur du Musée des Augustins, pour les expositions qu’il organisa, pour son rôle au sein de la Commission d’achat de la Ville et pour son activité personnelle d’animateur, de conférencier, de débatteur.
L’art contemporain trouva un défenseur attentif en Robert Mesuret, conservateur du Musée Paul Dupuy, membre lui aussi de la Commission d’achat, et qui ne manquait aucun vernissage.
Liberto Perez, directeur du centre culturel de 1’ENAC, joua un rôle important par les expositions qu’il organisait.

Deux remarques sont à faire :

a) Il s’est produit dans ces années un phénomène qui me paraît avoir disparu : les peintres de Toulouse se connaissaient tous et se rencontraient de façon régulière, et rencontraient les peintres qui venaient de Paris pour leur vernissage.
Ces rencontres n’avaient pas seulement lieu, d’ailleurs, lors des vernissages : pendant plusieurs années, jusque vers 1975, la brasserie "Le Bibent", place du Capitole, était le rendez-vous, tous les jeudis à partir de 18 heures, de peintres et d"acteurs culturels" d’horizons divers, et de leurs amis.
On a parlé de ces jeudis du Bibent comme du dernier salon littéraire de Toulouse.

b) Les moyens dont je disposais à La Dépêche me permettaient de faire très largement écho à ce qui se passait à Toulouse, ce qui ne pouvait qu’attirer l’attention du public.
Je pense que la presse reflétait ainsi le plus fidèlement et le plus complètement possible, à la fois ce qui se créait et ce qui faisait l’objet des grands débats (abstraction/figuration, musique classique/musique contemporaine, théâtre, mise en scène, danse, etc).
Je pense que ces deux choses conjuguées, les rencontres entre artistes et entre acteurs culturels, et l’information suivie, ont contribué à une certaine effervescence de la vie artistique toulousaine dans ces années 1960-1980.

Que diriez-vous de l’évolution qu’a connu l’art au cours de ces 15 années ?

On peut dire, globalement, que ces quinze années ont vu se confirmer les peintres figuratifs les plus âgés, Artémoff, Bergougnan, Schmidt ; s’affirmer de jeunes peintres figuratifs, Pradal, Thon, Erpeldinger ; et enfin Toulouse s’ouvrir à la peinture abstraite, avec Igon, Pistre (Bordelais, mais plus connu à Toulouse qu’à Bordeaux), Kablat, Denax. Sans oublier l’éclosion, en sculpture, d’un magnifique talent, Odile Mir.

Je ne parle que des artistes qui ont eu (ou ont encore, pour les vivants) une véritable œuvre, fruit d’un travail continu, obstiné, sans rupture, quantitativement importante, et qui ont exposé ou exposent encore de façon assez régulière ; une œuvre, donc, qu’on peut suivre.
De tous ceux dont je vous parle, il ne reste que Igon, Erpeldinger et Odile Mir... Je pense qu’ils tiennent encore une place tout à fait majeure dans l’art d’aujourd’hui à Toulouse. Mais ce qui me frappe le plus, c’est qu’il me paraîtrait difficile de réunir aujourd’hui à Toulouse dix ou douze artistes vivants du niveau de ceux des années 60-80.

D’après vous comment se situait Toulouse sur ces questions, comparée à d’autres villes de province ? Et par rapport à Paris ?

Je ne peux guère que comparer à Bordeaux (j’y ai vécu jusqu’en 1955, et j’y suis souvent retourné), où il y avait de bons peintres et même un groupe dont je venais d’être nommé le secrétaire quand j’ai quitté Bordeaux pour Toulouse.
Leurs manifestations étaient plus confidentielles que ce qui se passait alors à Toulouse.
Le meilleur figuratif, Jean Hugon, et le meilleur abstrait, Marcel Pistre, avaient plus d’audience à Toulouse.
À noter que Bordeaux avait alors un peintre théoricien de l’abstraction géométrique, Gay, et que Toulouse avait aussi le sien, Charles-Pierre Bru (par ailleurs professeur de philosophie); mais leurs écrits à tous deux, comme leur peinture, étaient également très confidentiels.
Il n’y avait aucune commune mesure, en nombre et en qualité, entre les galeries de Bordeaux et celles de Toulouse. Il y avait cependant à Bordeaux Molinier, que j’ai connu en 1955 et qui a acquis une réputation nationale dès qu’André Breton s’est intéressé à lui, et que le Toulousain Raymond Borde (fondateur de la cinémathèque, récemment décédé) a fait réaliser un film sur son œuvre.
Toulouse n’a pas eu une "vedette" de cette dimension. En revanche, ce qui s’était passé à Toulouse, mais pas à Bordeaux (sauf erreur ou oubli de ma part), c’est que des peintres toulousains se sont installés à Paris et y ont fait de belles carrières: Marfaing, Jousselin, Patez et Pradal sur la fin de sa vie.
Par rapport à Paris? Les peintres toulousains ne paraissent pas s’être laissés impressionner par les modes successives.
Ni qui auraient surenchéri sur ce qu’on pouvait voir d’une Biennale de Paris à l’autre, alors que pointaient déjà les "installations" qui font fureur aujourd’hui.
Est-ce le recul qui me donne cette impression, mais je trouve, rétrospectivement, qu’il y avait, globalement, une grande indépendance et une grande sincérité dans la création. Et puis, le côté amusant de cette époque c’est qu’on pouvait voir, au gré des expositions, les émules de tel ou tel, les sous-Schmidt ou les sous-Igon, ou les sous-Kablat ; ce qui était en soi assez sympathique, car cela prouvait bien qu’ils apparaissaient peu ou prou comme des "maîtres" (il est vrai que Schmidt avait son atelier personnel « les "Peintres du Mardi").

Je doute fort que ce phénomène puisse être observé aujourd’hui.

Avez donc été amené à côtoyer le milieu artistique. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Essentiellement le souvenir d’une grande effervescence, et d’une émulation.
Il faut dire que je trouvais dans "l’œil du cyclone" : j’ai reçu un grand nombre de lettres d’injures, surtout à la suite d’articles sur la peinture ou la sculpture abstraites.
Je me souviens notamment d’un long article sur Igon qu’un lecteur avait découpé et adressé à la Direction Dépêche en criant au scandale. On me renvoyait parfois mes articles en écrivant "Au fou !", "À l’asile !"...
Le public réagissait et c’était légitime, dans la mesure où il était informé.
Les réactions négatives incitaient à mener autant que possible une action pédagogique, par l’écrit (il fallait des articles qui ne se contentent pas de juger, mais qui essaient d"expliquer") et par les conférences, voire par de simples rencontres informelles comme Schmidt en suscitait au Centre culturel à la faveur des expositions qu’il y montrait.
Les principales galeries (Oeuillet, La Joie de Lire, Terre d’Ocre à Bonrepos-Riquet, Protée, et surtout l’Atelier de la rue des Blanchers) étaient, les soirs de vernissage, de véritables « salons » où l’on parlait vraiment peinture...
Je me souviens de quelques mémorables engueulades sur tel ou tel tableau...

Y-a-t’il eu des expositions qui vous ont particulièrement marquées et pourquoi?
Avez-vous soutenu en particulier des artistes ou des lieux d’exposition?

Ces deux questions sont liées.
Certaines expositions d’artistes toulousains m’ont d’emblée plus frappé que d’autres. Ce fut notamment le cas d’Artémoff, Schmidt, Igon, Pradal, Kablat, Erpeldinger, Thon, Denax, ou du Bordelais Marcel Pistre.
Je les ai soutenus, dans la mesure où ils exposaient assez régulièrement et où l’on pouvait donc suivre leur carrière ; et dans la mesure où ils me paraissaient (à tort ou à raison) plus intéressants que d’autres, par leur constance au travail et par leur talent, j’étais amené à parler d’eux plus souvent et plus abondamment que des autres.

D’autant que les contacts personnels noués avec eux (du fait de l’intérêt particulier que je portais à ce qu’ils faisaient), et les discussions que j’avais avec eux, enrichissaient sans cesse ma propre perception de la peinture.
Ce qui me conduisait fatalement à accorder plus de place aux lieux où ils exposaient (L’Atelier, La Joie de Lire, Protée, Terre d’Ocre) qu’aux galeries qui présentaient des œuvres que j’estimais moins intéressantes et de moins bon niveau.
Ceci dit, je travaillais moi-même sans ostracisme aucun et je regardais attentivement tout ce qui se faisait, en quelque lieu que ce fût.
Artémoif et Schmidt étaient des peintres connus et confirmés quand je suis arrivé à Toulouse en 1955, mais Thon, Igon et Pistre n’étaient guère connus que des seuls Henry Lhong et Robert Aribaut.
Pour tous les autres, j’ai assisté leurs premières expositions, j’ai parfois connu leur peinture chez eux avant qu’ils l’exposent (parce que nous nous étions rencontrés dans des vernissages) et je les ai poussés à exposer (Kablat, Pradal, Erpeldinger...).
J’ai naturellement laissé sur la touche une foule de peintres, ceux qui constituaient les gros bataillons du Salon des Occitans et du Salon des M éridionaux...
Mais on ne saurait oublier les expositions qui nous montraient d’autres artistes que les Toulousains.
Le Centre Culturel municipal, l’Atelier et Protée exposaient maints artistes parisiens ou étrangers, et à un degré moindre La Joie de Lire, Oeuillet et Chappe-Lautier.
Il faudrait que je revoie en détail mes archives pour vous donner des noms. Mais je me souviens de Tapiès, Clavé, Pelayo, Manessier, Pignon, Lapoujade, Wogensky, Bissière, Debré, Marfaing, Zao Wou Ki, Schneider, Halpern, Fichet, Guitet, Germain, Rebeyrolle, etc.

Enfin, à un troisième niveau, il y avait les expositions organisées par Denis Milhau au Musée des Augustins. Outre ses grandes rétrospectives Igon, Pradal et Denax, une exposition notamment a été un événement de première grandeur pour Toulouse : « Picasso et le théâtre » en 1965.
C’est à cette occasion que Denis Milhau a obtenu de Picasso le don du grand rideau de scène peint pour le « Théâtre du peuple » en 1936, et qui est maintenant aux Abattoirs.

Interview réalisée par Garance Thouzelier