Raoul Bergougnan

Peintre de l’effacement des apparences

Introduction

Raoul Bergougnan, homme discret, plus que discret, est longtemps resté dans nos mémoires surtout au travers de l’admiration éperdue que lui portait ses élèves, Denax et autres, que par sa peinture qu’il montrait si peu.
Cette volonté de discrétion et d’effacement s’était ébréché grâce à la belle exposition du misée des Augustins entreprise par Denis Milhau, et par les études de Pierre Cadars.
Nous reprenons ici une part du catalogue publié lors de la grande exposition aux Augustins de 1973, et un article de Pierre Cadars paru en 2008 dans la revue Midi-Pyrénées Patrimoine Numéro 10.

Il y a un côté André Hardellet dans la peinture de Raoul Bergougnan. Entre celui qui écrivait un certain bal chez Temporel et celui, discret aussi, qui semble faire glisser l’éphémère sur son pinceau, des résonances s’opèrent. Il aurait sans doute fait sienne cette phrase :
« Chacun lutte comme il peut contre l’angoisse de la mort et la solitude ; tracer des mots pour les écarter ne constitue pas l’un des plus mauvais moyens inventés par l’Homme. » (Donnez-moi le temps).
La peinture non plus n’est pas le moindre des moyens.
Et Raoul Bergougnan aura tracé des toiles pour lutter contre des marées profondes que nous ne savons pas, et que nous n’avons pas à savoir..
Il avait choisi le chuchotement en peinture, juste le reflet des objets et du monde, le miroitement de l’aura des objets ou des places de ville souvent vides aux premières lueurs de la conscience.
Chez lui un côté humble et nostalgique semblait sourdre, comme « Pense aux bonheurs qui sont passés/
Là, simplement, comme les nôtres ».
Lui, qui n’aura jamais quasiment bougé de sa ville de Toulouse, il voyageait dans les jardins secrets de ses rêves, débusquant les mystères dans le quotidien, dans les choses usuelles, porte-manteau ou bicyclette, dans les paysages de tous les jours, dans les lampions éteints de la vie. Un objet témoin de notre présence au monde, par son humble fonction usuelle, prend alors tout la profondeur d’espace d’un immense paysage. Tout simplement par son défi de simple apparence qui parle, pour celui qui sait s’y attarder, une grande tendresse envers l’humanité.
Sa peinture semble ensommeillée, plus sous les éclats de la lune que du soleil. Là se cachent des buissons où volettent des couleurs grises, des oiseaux qui chantent à mi-voix, des clés rouillées qui auraient pu ouvrir des portes secrètes, où l’on nous attendait sans doute. Quelque chose est en attente dans sa peinture, immobile, énigmatique à force d’être apparemment simple.
Il est le peintre du presque rien.
Ce presque rien qui finit par palpiter.
Le regard du photographe, exercé à sacraliser le moindre bout de tôle, ou d’outil, guide sa main de peintre. Pas étonnant que Yan, Jean Dieuzaide, ait su si bien photographier les toiles de Bergougnan car lui aussi savait rendre l’ombre intérieure d’un gant, d’oignons, du charbon.
Chez certains peintres, il passe des routes dans leurs tableaux, ici ce sont des sentiers recouverts de mousse et de temps en poussière, des enfances oubliées, juste le contour des choses.
Le mal des adieux est prenant dans la peinture de Raoul Bergougnan. On est toujours entre deux matins gris, deux soirs qui tombent, deux secrets non dits, deux nuits qui s’approchent.
L’aube n’y changera rien.
Et la ville apparaît toujours là: jamais offerte, presque dédaigneuse, enlacée au silence. Car un immense silence monte des toiles de Bergougnan. Ce silence n’est pas tristesse, car contrairement à ce que l’on peut lire de ci-de là la peinture de Bergougnan n’est pas triste, car la tristesse est inhabitable et la peinture de Bergougnan est une vaste demeure où rêver et vivre.
Les tons gris mis en avant, sont bien là, mais des couleurs presque pastel, tissent un univers feutré, déjà passé avant que d’être. Et cette sacralisation des vibrations élémentaires de la vie est acte de ferveur et de tendresse envers l’humanité.

« La frileuse tendresse » dont parle Denis Milhau semble l’écho assourdi de bien des secrets enfouis, de douleurs intérieures ensevelies.
Et cet homme d’élégance, de pudeur extrême, n’en laisse rien paraître.
Lui l’homme des petits matins, le peintre du presque rien, se réfugie dans le simple, l’élémentaire, le banal. Là où le sujet n’est plus l’essentiel, mais où peuvent se percevoir des molécules d’éternité.
La peinture de Bergougnan est lente, on entend à peine sa voix, si on n’y prend garde. Si peu lui sert à vivre. Elle est le temps qui court à pas de souris.
Entre cendres et ombres existantes. Elle se pose à la limite du cadre du tableau. Elle ne saurait le débordait, tapie dans son attente.
Elle est son propre témoin. On ne passera pas de l’autre côté de la peinture de Bergougnan car cela ne suffirait pas.
Elle est là, elle a ici son repos et sa demeure. Nous passons devant, devinant quelques vides déchirants.
Raoul Bergougnan est un peintre "réaliste", réaliste des pas secrets, des vies à peine murmurées, des heures heureuses à jamais enfouies.

Il aura mis des années avant de croire savoir « écrire une toile », maintenant dans la mousse de nos jours, elles sont là pour nous regarder, étrangement familières, familièrement étranges.

Gil Pressnitzer

Raoul Bergougnan par Robert Aribaut

La pudeur de sa palette et de ses sentiments ne peuvent tromper que ceux qui ne sont plus sensibles qu’à la violence.
Bergougnan offre l’exemple très rare de ces artistes vivant en Province (et de ce fait trop souvent occultés) et réalisant une œuvre originale et, nullement marquée par des poncifs d’école ou d’époque.
Son œuvre est de celles qu’il est difficile de situer car elle n’est réaliste qu’en apparence.
Ce n’est pas non plus une référence à sa Toulouse natale qui permet de situer Bergougnan, car on chercherait en vain un reflet classique de la cité rose dans ces toiles silencieuses et lourdes de mystère. L’artiste a son monde à lui, son univers propre qu’il délivre et nous révèle par de subtiles harmonies de gris colorés.
À travers un motif urbain ou une nature morte composée d’humbles objets perce un secret état de sensibilité. État vécu par le peintre dans le silence de son atelier et qu’il nous donne à ressentir par la sûreté même de son art. Car Bergougnan est de ceux - rarissimes - qui ne trichent jamais.
Les moyens du bord, c’est-à-dire ceux de la peinture, lui suffisent non seulement pour nous convaincre de sa vérité propre mais pour nous « posséder " (au sens magique du terme). Tout tableau créé par cet homme est à la base une précise, savante, minutieuse architecture de lignes. Cette armature disparaît sous la couleur, mais demeure omniprésente et assure son unité profonde à la composition chromatique définitive.

En Bergougnan s’incarne un des mystères les plus profonds de l’Art. Il est de la famille de ces poètes et de ces peintres qui nous apprennent que l’objet le plus banalisé par l’usage et certains sites sans cachet apparent recèlent toute une symphonie de rumeurs sourdes et profondes jamais perçues avant que leur pinceau ou leur stylo n’ait tracé le signe révélateur qui les délivre. Il n’est en vérité possible de faire ces constatations qu’en vivant dans la familiarité de cette peinture, que lorsque son « aura » nous a saisis, nous obligeant à repousser toute explication conventionnelle à son sujet.
Le problème apparaît d’autant plus complexe que d’un point de vue strictement pictural nous parvenons à saisir son œuvre, à comprendre les qualités de maître dessinateur et d’harmoniste rare et puissant de Bergougnan.
Mais tous ces dons et cette science plastique ne sont mis en œuvre que pour véhiculer un courant dont la source nous demeure cachée et qu’un authentique grand artiste à su capter en véritable magicien des formes et des couleurs.
Nous ne pensons pas ici sortir du domaine de la peinture, mais tentons un effort sincère pour mieux situer un homme qui nous rappelle que tout créateur réel est le monsieur qui a quelque chose à dire.
En effet, tout peintre valable, dans son effort de décryptage des apparences, apparaît, au terme connu de sa marche, comme un homme qui parle - qui nous parle - un certain langage. Celui dont use Bergougnan, dans sa peinture, offre de profondes et souterraines analogies avec le langage des grands poètes languedociens des Troubadours à Joe Bousquet, dont l’un d’eux, René Nelli (en psychologue averti), a souligné qu’il était « pur, précieux, métallique, refroidi».
Son Art rigoureux et aristocratique qui allie la plus grande maîtrise à la plus profonde sensibilité, témoigne lui aussi à sa manière que « le langage en fusion n’est point le fait du méridional, ni la poésie délire ». Bergougnan, artiste sobre et racé, grand peintre secret est, par l’esprit, un proche parent de deux illustres Languedociens méditerranéens Joe Bousquet et Pierre Reverdy, c’est-à-dire les plus secrets parmi les grands poètes du siècle.
La démarche de ces deux hommes admirables, rejetant les vocables, trop voyants de la langue, pour mettre au jour un monde « traduit du silence », paraît fort voisine de celle du peintre, refusant le bariolage violent et « cuisines » vulgaires, et fixant sur la nudité de la toile le signe révélateur de son expérience intime du réel.
Finalement, il faut voir en Bergougnan un interprète authentique de l’âme de sa terre, le Midi Languedocien, dont les splendeurs extérieures ne doivent pas faire oublier les profondeurs.
Cet artiste très pur illustre, par son œuvre, une des constantes essentielles de notre « Génie d’Oc » qui a toujours eu vocation d’universalité.

Raoul Bergougnan par Denis Milhau

IL est difficile de dire après Robert Aribaut, qui a bien voulu m’autoriser à publier le texte qu’il avait écrit pour la première exposition parisienne de Raoul Bergougnan, il y a six ans, les qualités de la peinture de cet artiste trop discret. Je voudrais cependant tenter d’analyser quelques aspects d’une figuration dont la portée me semble particulièrement intéressante.Cet art de reflets, de brillances sourdes,évidentes mais discrètes, et, parfois, de violences colorées émergeant d’une mise en fond de demi-teintes, doit sans doute beaucoup à cette longue et consciencieuse expérience photographique, à un titre au moins égal à cet autre fait, qui m’a été signalé par M. Joseph Andrau qui partageait alors son atelier, que Bergougnan peignait à l’aube blême,au sens strict du terme.
La lueur à peine dégagée de ses peintures éteintes, c’est donc aussi celle de ces matins blafards où, avant de se rendre au travail, Bergougnan peignait, soit dehors, soit et surtout dans l’atelier dont l’obscurité peu à peu s’estompait dans la vague luminosité d’un jour levant révélant lentement, comme dans les longues pauses des daguerréotypes, les objets progressivement caressés de leur propre lumière.
Ne doit-on pas, enfin, voir dans cette modeste somptuosité des valeurs sourdes et à peines lavées sur la toile, presque des grisailles subrepticement colorées en jus aussi légers que des traces, la marque d’une savante réflexion sur la valeur chromatique du blanc et noir de la photo, de ce blanc et noir dont les gris variés structurent les rapports des formes ?

II s’en faut, cependant, que l’on puisse réduire certains aspects de la peinture de Bergougnan aux seuls effets d’une vie dont les conditions. auraient dicté la forme de cette peinture. Par sa formation Bergougnan savait devoir s’inventer sa peinture et se poser des problèmes plastiques. Mais ces problèmes plastiques sont, tout à la fois, des interrogations de l’objet et des affirmations des certitudes de la peinture, de la lumière et des couleurs sur la surface plane du tableau suggérant notre vision de la réalité. Peinture confinant souvent au camaïeu, l’oeuvre de Bergougnan est celle d’un coloriste.

Les notions de reflets, de passage des formes les unes dans les autres, de brillance relative, de lumières discrètement révélatrices, de clair-obscur, sont des notions qui correspondent aux données chromatiques de la peinture et du dessin, même lorsque l’artiste s’en tient à la rigueur de la grisaille ou du ton sur ton.
Qu’on me permette un exemple. Après une longue pause dans sa production, Bergougnan a, tout dernièrement, peint deux œuvres, « La Place du Taureau à Clermont-Ferrand », offert à la Ville de Toulouse par le Rotary Club, et le « Cabanon Issanka » acheté par la Ville. Dans cette « Place du Taureau » le dessin des formes respecte, avec un subtil frémissement qui accentue certains effets, le système traditionnel de la perspective. Pourtant, par la seule action de la couleur-lumière, le vaste espace dégagé du premier plan, en valeurs bleutées et humides et traversées de zones blondes, semble tomber et se retourner sur lui-même pour laisser venir à l’avant,presque comme sortant de son propre espace, le coup d’éclat d’un mur blanc de réverbération et d’une publicité rouge vif.

Ce coup d’éclat se place pourtant dans la frise de valeurs colorées de l’ensemble des maisons. On voit là, dans la cohésion de l’image, s’exprimer, par la couleur reflétant les lumières, la volonté du peintre de traduire plastiquement cette donnée essentielle de sa perception que c’est l’éclat coloré et lumineux du mur et du placard publicitaire qui vient au premier plan pour la sensibilité.

Ce qu’il décide de peindre, Bergougnan ne le décide que par sa sensation, pour la sensation.
Aucune hiérarchie des genres, aucune séparation en castes d’objets nobles et d’objets vulgaires, entre de grands sujets et des motifs triviaux. Au contraire une liberté d’accueil sensible de tout ce qui est bon à peindre, un constant émerveillement devant la révélation de la présence naturelle des choses, où elles sont,comme elles sont. Sa prédilection pour les paysages urbains de Toulouse, de son cher quartier des Minimes, témoigne d’une étonnante familiarité de vision de ces paysages, mais aussi d’une vivacité toujours renouvelée de la sensibilité à ce qui fait, dans leur permanence,l’incessante fugacité des choses. Les lueurs matinales ou les grisailles argentées de giboulées, donnent des lumières instables et changeantes
et mettent toutes les choses dans la transparence de leur fragilité.Voit-il d’autres paysages, ailleurs, que Bergougnan se garde bien de se laisser saisir et abuser par les éléments dominants et par trop connus comme tels, et il déniche en les découvrant naturellement, les lumières,les choses et les êtres.
Bergougnan est un promeneur aux aguets qui cueille en marchant ce que lui réserve sa marche.

Ce long et pesant tuyau de poêle au-dessus d’une vierge gothique et d’un fer à cheval, aussi insolite qu’en paraisse l’assemblage, ne relève pas du délire surréaliste des associations et du merveilleux, révélateurs de l’inconscient et du subconscient.
L’humilité apparente des objets peints par Bergougnan, leurs couplages étonnants, font naître sans doute, comme l’indique Robert Aribaut : le secret de l’émotion du peintre qui informe le signe délivrant les objets, mais ils répondent aussi à une lucidité aiguë, à une visualisation qui saisit le vrai sans fard et dans ses états les plus invraisemblables, et qui décide de prendre pour motifs les évidences aveuglantes de la vie comme elle va et des réalités quotidiennes.Mannequins piètrement déguisés des habits de sortie, mannequins heurtés de présence désespérée, vieux vélo déboyauté, pompe à essence, Christ de bois mutilé, objets épars, mansarde, il semblerait qu’une sorte d’affliction apitoyée étreigne le peintre, obnubilé par des motifs dérisoires, des objets livrés par la vie et abandonnés à l’érosion de la vie.
Comme une allégorie de la vanité, mais sans grandiloquence et sans pathos, Bergougnan développe sous nos yeux avec une frileuse tendresse et dans une lumière raréfiée mais sûre, l’éphémère et pourtant accueillante réalité de notre vie, en une mise à nu visuelle de ce qu’il y a à voir dans notre étroite marge de vie mais qui est pourtant la vie.

Appelé, en 1937, à remplacer au pied levé Henri Martin pour la décoration du pavillon Languedocien de l’Exposition Internationale, avec une rapidité et une virtuosité prodigieuses, Bergougnan brosse une sorte de chronique de la préparation des feux de la Saint-Jean dans la proche campagne toulousaine.
Grâce à Mme Séré de Rivières nous avons la chance exceptionnelle d’exposer deux grands fragments de cette composition et nos visiteurs pourront voir, en songeant aussi aux grandes toiles murales de la Chambre de Commerce, les qualités monumentales de cette peinture. Cette qualité monumentale repose sur les mêmes données que les œuvres de petites dimensions et, dans la rigueur de compositions à la mesure du mur et mesurant le mur, Bergougnan étend sa figuration de la perception des reflets, des lumières, et sa monstration simple et lucide de la quotidienneté de notre vie et de ce qui nous entoure.
Loin d’enserrer Bergougnan dans le carcan d’une étiquette morale laissant entendre qu’il ne serait qu’un visionnaire d’une certaine condition humaine, il nous faut élargir le champ et admettre ce constat de la vie qui, pour apitoyé qu’il soit en certains cas,n’en est pas moins un appel à nous admettre comme porteurs de notre vie et du bonheur de s’accepter vivre.

Pour un peintre discret et feutré, la violence et l’optimisme éclatent parfois en son œuvre, en simples constats de la vie ou en appels sonores à la lumière.
Qu’on me pardonne de reprendre une comparaison trop souvent faite à son propos : il y a du Vuillard dans l’art de Bergougnan. Soit, mais alors aussi, il faut admettre qu’il y a du Bonnard et,dans une peinture si vigilante à la sensation, un même accord avec les éclatantes vérités sensibles de la couleur.
Mais on doit se garder de ces comparaisons qui, pour parlantes qu’elles soient, laissent échapper ce qu’il y a d’intimement personnel dans l’art de peindre.
Peintre à l’œuvre rare, parce qu’il ne peint qu’avec modestie et quand il se reconnaît la nécessité de le faire, parce qu’il a énormément détruit de ce qu’il a peint avec une sévérité hypertrophiée envers lui-même, Bergougnan est pourtant un peintre rapide et spontané.

Sa technique même l’indique,si proche du lavis et de l’aquarelle, sa vision, si attachée à l’éphémère accent chromatique et lumineux qui magnifie un geste, un aspect, une forme indéfinissablement exceptionnels dans la permanence du réel. Mais à peindre si vite, dans l’immédiateté d’une sensation, Bergougnan,comme Bonnard et Cézanne, s’astreint à la patiente et longue imprégnation du réel et à la familiarisation vivante avec tout ce qui deviendra sa peinture.
Qu’après un si long silence pictural il nous donne, plus spontanée que jamais, une peinture comme « le Cabanon à Issanka »me convainc de cette longue fréquentation du visible qui, tout à coup,se réalise en un tableau qui a la saveur éclaboussante de la joie de peindre.